Les mobilisations sur les retraites

Acrimed - 49.3, motion de censure, réquisitions : à la télé, la normalisation des violences policières

Mars 2023, par Info santé sécu social

par Maxime Friot, Pauline Perrenot, mardi 21 mars 2023

Nasses, arrestations arbitraires, charges, gaz lacrymogènes, coups de matraque, entraves sur les journalistes et reporters [1]... : les images de la répression policière se multiplient sur les réseaux sociaux…

Diffusées aussi à la télé pour une partie d’entre elles, elles ne sont, en revanche et dans un premier temps, pas présentées pour ce qu’elles sont : des violences policières. En lieu et place, le journalisme de préfecture donne une nouvelle fois toute sa mesure.

Les jeudi 16, vendredi 17, samedi 18, dimanche 19 et lundi 20 mars, de nombreuses opérations de blocage et manifestations « spontanées » ont eu lieu en France (Paris, Lyon, Nantes, Marseille, Rennes, Strasbourg, Brest, Lille, Dijon, etc.), en réaction à l’adoption du 49.3 par le gouvernement pour imposer la contre-réforme des retraites (16/03) et au rejet de la motion de censure (20/03). Si ces mobilisations ont été en partie couvertes, notamment sur les chaînes d’information en continu, les violences policières qui s’y sont déchaînées firent une nouvelle fois l’objet d’un traitement au rabais... pour ne pas dire d’un non traitement.

Sur BFM-TV, les images de la répression servent de décorum : diffusés en arrière-plan de débats en plateau, les directs des reporters captent parfois des violences policières, qui ne sont la plupart du temps ni relevées, ni questionnées, ni a fortiori critiquées. Le déphasage médiatique est à son point culminant : imperturbables, les professionnels du commentaire discutent sondages, stratégies politiques et péripéties parlementaires, sur fond de manifestations réprimées et s’interrompent, très ponctuellement, pour entendre un « consultant sécurité » ou un journaliste de terrain... Aussi, peu avant 23h le 18 mars, lorsqu’un journaliste de la chaîne interroge des manifestants interpellés puis relâchés sans poursuite, cela dénote. Un traitement bienvenu, qui n’en demeurait pas moins l’exception à la règle (éditoriale) de la chaîne d’information en continu : montrer des images de violences policières – comme par « accident » tant beaucoup furent passées sous silence –, sans les nommer, ni même les traiter comme une information à part entière. Une démarche qui équivaut à les normaliser ? Mais signalons un changement de ton à compter du 21 mars, avec notamment les chroniques « Retraites : des arrestations violentes de manifestants dénoncées dans des vidéos sur les réseaux sociaux » et « Y’a-t-il un problème de maintien de l’ordre lors des manifestations ? » Mieux vaut tard que jamais...

Dans les 20h, le service minimum est à l’œuvre. Le 16 mars, les violences exercées par la police pour casser le piquet de grève tenu par des éboueurs de l’entreprise Pizzorno à Vitry-sur-Seine restent par exemple dans l’angle mort de la rédaction de TF1. La séquence avait pourtant été documentée plus tôt dans la journée, notamment par le journaliste Clément Lanot ou par Le Parisien. Du côté de France 2, le sujet consacré à l’« évacuation » est exemplaire de la dichotomie caractérisant la couverture ordinaire de ces faits : alors que des images de violences policières défilent à l’écran, la voix-off qui les commente se charge de les travestir, préférant parler de « scènes de tensions » et d’« affrontements avec les forces de l’ordre ».

Rappelons qu’un manifestant au sol, isolé au milieu d’une dizaine de policiers et frappé à coups de pied par l’un d’entre eux, n’« affronte » pas la police, mais en est la victime. Par charité, France 2 laisse l’un des grévistes témoigner. Son temps de parole ? 3 secondes : « Ils nous ont gazés et c’était pas la peine, on n’était pas violents. » Le reste du sujet consiste à légitimer les réquisitions des éboueurs – parole préfectorale et micros-trottoirs de Parisiens « excédés par les montagnes d’ordures » à l’appui –, sans aucune espèce de distance critique : « Comment ces réquisitions vont-elles se dérouler ? » interroge benoîtement la rédaction.

Le lendemain, lorsque les JT abordent une deuxième opération de police dirigée cette fois-ci contre les grévistes de l’incinérateur d’Ivry-sur-Seine, le traitement journalistique suit la même partition (17/03). Sur France 2, les violences policières sont « contextualisées » – sinon justifiées : « Tensions ce matin, à Ivry-sur-Seine. Les gendarmes tentent de déloger un piquet de grève devant ce barrage abritant des camions-bennes. Les agents résistent. Échauffourées. Un délégué syndical est mis à terre puis menotté. » Sur TF1, les images des reporters diffusées parlent d’elles-mêmes – coups de bouclier, usage de gazeuses à bout portant, charges –, mais la rédaction tient à les tempérer par des commentaires de partis pris aussi insidieux qu’inappropriés – « Les forces de l’ordre aimeraient sans doute éviter ce genre de scène » – et d’euphémismes systématiques : « L’accès au site a été libéré, mais au prix de vives tensions. » Comme sur France 2, le témoignage d’un gréviste faisant état de violences policières ne dure que trois secondes [2] : le temps du pluralisme dans les JT ?

Déferlement de violences policières à Paris : nouvelle omerta médiatique

En plus des actions syndicales, la répression a frappé de plein fouet les mobilisations « spontanées ». [3] Dans les JT sont notamment évoqués les rassemblements parisiens qui se sont tenus place de la Concorde (16 et 17 mars) et dans le quartier de la place d’Italie (18 mars). Trois soirs de violences policières débridées... et trois soirs d’omerta médiatique.

Les rédactions des « 20h » de TF1 et France 2 disposaient pourtant, à chaque fois, de reporters sur place. Mais en vain... Le 16, Anne-Sophie Lapix se contente d’annoncer que « les forces de l’ordre viennent d’intervenir » place de la Concorde et quelques minutes plus tard, un journaliste en duplex profite de sa présence in situ non pour témoigner de ce qui s’y passe, mais pour annoncer la future date prévue par l’intersyndicale. L’intérêt du « terrain », sans doute... Il en va de même sur TF1. « Un rassemblement place de la Concorde est en train d’être dispersé par la police » déclare « sobrement » Gilles Bouleau en gros-titre. Les images tournées par les reporters de la chaîne sont diffusées pendant une poignée de secondes, lissées par un bref commentaire du présentateur : « Vous allez le voir sur ces images, il y a quelques minutes, les forces de l’ordre ont procédé à l’évacuation avec des canons à eau de la place de la Concorde où s’étaient rassemblés environ 6 000 manifestants. » Information délivrée !

Aucune des deux rédactions n’approfondira cette séquence dans les éditions du lendemain, qui verront au contraire le journalisme de préfecture se durcir dans les deux cas (17/03). Sur France 2, alors qu’elle annonce que la manifestation de la veille a « dégénéré en affrontements », la rédaction fait l’impasse sur les violences policières et les arrestations massives (292 gardés à vue, dont 283 sortiront sans poursuite). Mêmes œillères et même primeur donnée à la parole préfectorale sur TF1 : « La place de la Concorde est à nouveau sous haute surveillance » prévient Anne-Claire Coudray, avant d’introduire un nouveau duplex minimaliste (1 minute), qui donnera l’occasion à Thomas Misrachi d’évoquer deux réalisations de manifestants – un « feu » et une « barricade » – et d’indiquer le dispositif policier sans le moindre commentaire : « Des centaines de policiers et des canons à eau ont été mobilisés. » Aucun témoignage.

Le soir-même sur Twitter, le photojournaliste indépendant Maxime Sirvins décrit « la fin du rassemblement place de la Concorde » comme « sûrement le moment le plus malsain que j’ai pu voir en maintien de l’ordre. Une nasse avec des percées pour faire des interpellations aléatoire [sic] en boucle pendant que derrière ça parlait "de faire du chiffres [sic]". » [4] Une journaliste du Média en fut d’ailleurs victime, violemment interpellée puis placée en garde à vue. Mais le lendemain, rien de tout cela ne trouve sa place dans les JT (18/03). Comme de droit, France 2 diffuse à la chaîne des images de « violences » de manifestants (des dégradations de biens commises à Lyon et à Bordeaux) pour mieux relativiser celles de la police : « les forces de l’ordre interviennent, parfois de façon musclée. » Le lexique journalistique pour (ne pas) parler de violences policières est parfaitement maîtrisé ! Quant à TF1, Anne-Claire Coudray tricote les formules traditionnelles du lexique policier : « La mobilisation a clairement aujourd’hui pris deux visages. D’un côté, la violence et la radicalité des militants de l’ultra-gauche, de l’autre, les opérations organisées par les syndicats. » Dans le quartier de la place d’Italie le 18 mars, les témoignages vidéo de violences policières ont beau être postés par dizaines sur les réseaux sociaux par des manifestants ou des reporters indépendants, TF1 continue de piétiner l’information : « des manifestations qui dégénèrent » et des « tensions » avancent les journalistes (19/03). C’est dans le « 13h » du 19 mars qu’on trouvera une (courte) prise de distance : « Face [aux manifestants], un dispositif sécuritaire très étoffé, aux réactions parfois gratuites, et un peu fébriles, compte tenu de protestataires majoritairement pacifiques. » Il faudra s’en contenter...

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Le traitement médiatique de ces derniers jours résonne avec le début de la mobilisation des Gilets jaunes, fin 2018, quand les violences policières n’étaient pas traitées comme telles – rappelons qu’il avait fallu deux mois avant que le sujet ne fasse l’agenda. Certes, les entraves répétées des « forces de l’ordre » envers le travail des reporters et journalistes n’aident en rien la documentation des pratiques policières, si ce n’est celles contre le droit d’informer… Mais le problème vient moins des journalistes sur le terrain que des chefferies éditoriales qui décident ou non de faire des violences policières un sujet en soi : une nouvelle fois, et aux dépens d’informations d’intérêt général, ces dernières mobilisent leur pouvoir d’agenda au service du « maintien de l’ordre »... et de la répression.

Maxime Friot et Pauline Perrenot