Le social et médico social

Alter-éco - Repenser le secteur des services à la personne

Décembre 2016, par Info santé sécu social

Entretien avec Florence Jany-Catrice

En faisant entrer dans un système quasi marchand des activités répondant à des besoins collectifs, le fonctionnement du secteur de l’aide à domicile est source d’inégalités et de précarité.

L’offre de services à la personne répond-elle aux besoins dans la France d’aujourd’hui ?

Commençons par rappeler que cette notion de services à la personne est très peu stable. Elle est avant tout le fruit d’un projet politique du milieu des années 2000 : avant 2005, l’intitulé « services à la personne » n’existait pas ; on parlait en termes de services sociaux ou de services aux ménages. Il s’agit d’une invention sémantique du Medef datant des années 1980, reprise ensuite par Jean-louis Borloo, lorsqu’il sera ministre de l’Emploi, du Travail et de la Cohésion sociale, dans les années 90, et visant à organiser un champ dans lequel sont regroupées des activités très différentes et hétérogènes dans leurs finalités.

Vouloir faire comme si ces activités sont homogènes pose problème. On trouve en effet dans les services à la personne deux grands pôles. Il y a tout d’abord les activités qui relèvent de besoins sociaux et collectifs ; l’exemple le plus emblématique est ici l’aide à domicile auprès des personnes âgées dépendantes. D’un autre côté, on trouve des services qui répondent à des besoins plus individuels, parfois appelés « besoins de confort ». Ceux-ci visent généralement à libérer les ménages dont les deux membres ont une activité professionnelle de certaines activités contraintes – ménage, jardinage, bricolage – qui peuvent être externalisées auprès de tiers rémunérés à cet effet.

D’un côté, des besoins collectifs et sociaux. De l’autre, des besoins individuels dont la prise en charge par l’Etat peut poser question

La nature radicalement différente de ces besoins pose la question de la légitimité de l’intervention de l’Etat. D’un côté, ce sont des besoins collectifs et sociaux auxquels il faut que des organisations répondent en tenant compte de l’intérêt général et du bien commun. De l’autre, il s’agit de besoins individuels dont la prise en charge par l’Etat peut poser question.

Pourtant, l’Etat subventionne les ménages consommateurs de services via des avantages sociaux et fiscaux…

Oui, et cela au nom d’un troisième besoin dissimulé mais qu’il faut mettre en avant si on veut comprendre comment ce champ s’est structuré depuis une quinzaine d’années. Il s’agit d’un besoin de créations d’emplois à l’heure où le chômage est devenu systémique.

Le passage des besoins à la demande effective est un phénomène très compliqué : de nombreux besoins ne se traduisent pas nécessairement par une prise en charge par le marché ou par l’Etat

Depuis maintenant plusieurs décennies, ce champ des services à la personne est considéré comme un « gisement » d’emplois de manière un peu mécanique, comme si la transformation des besoins de services à la personne – collectifs et individuels – en créations d’emplois était automatique. Or le passage des besoins à la demande effective est un phénomène très compliqué : de nombreux besoins ne se traduisent pas nécessairement par une prise en charge par le marché ou par l’Etat ; certains peuvent rester inassouvis, d’autres être traités dans le cadre du ménage sans faire l’objet d’une demande.

La Cour des comptes a récemment publié un rapport1 dans lequel elle pointe la mauvaise organisation du système français en termes d’aide au maintien à domicile.

Ce rapport a épinglé la mauvaise organisation du champ, mais aussi son caractère inéquitable dans la réponse aux besoins. Pour le comprendre, il faut regarder comment l’aide publique a été mise en place. Si l’on s’intéresse au volet « action sociale » et à l’aide à domicile des personnes âgées dépendantes, il n’existait pas grand-chose jusqu’aux années 1990, où a été mise en place la prestation spécifique dépendance (PSD) en 1997. Ces premiers financements sont des « cash and pay » : des allocations distribuées aux usagers qui peuvent les utiliser comme ils le souhaitent et en choisissant leurs prestataires.

D’une certaine manière, il s’agit de la première ouverture d’un système quasi marchand, que l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) – dispositif allouant une somme aux personnes âgées dépendantes en fonction de leur niveau de revenus et de dépendance – a ensuite consolidé en 2002. Dans le même temps, un système de mise en concurrence tous azimuts et d’une quasi-marchandisation d’un certain nombre de services rendus auparavant par une base non lucrative – champ associatif, centres communaux d’action sociale – s’est développé. En subventionnant la demande plutôt que l’offre et en ouvrant à la concurrence ce type d’activités, on fragilise structurellement la relation de service et on accroît les inégalités.

La première urgence serait de réhabiliter le « salariat triangulaire », un salariat dans lequel le client ne serait pas en même temps l’employeur

Le financement de ces activités joue donc un rôle décisif dans la construction des inégalités. Il repose sur de nombreux dispositifs, dont les allocations et la défiscalisation partielle. Or, si vous donnez le même montant de défiscalisation – mode de financement majeur d’aides à la personne pour les services de confort – à tous les ménages, cela n’atténue pas les inégalités de revenus de départ : de fait, si vous gagnez à peu près le Smic, vous n’allez pas nécessairement solliciter quelqu’un pour venir faire le ménage chez vous, même si l’Etat en subventionne en partie le coût. Enfin, il faut ajouter un dernier élément de financement, discret, qui contribue à la dynamique des inégalités : le revenu de solidarité active (RSA). Il complète ces dispositifs dans la mesure où il encourage la création de sous-emplois à temps très partiels pour satisfaire ces besoins de confort.

Avant l’introduction de cette lucrativité, l’offre publique régulait les flux et mettait des priorités d’accès à l’aide à domicile, en mettant en avant l’aide de qualité. Pour retrouver un système plus égalitaire, on pourrait, comme le font certains départements, reconventionner les organisations en fonction des niveaux de qualité proposés, qualité évaluée par les différents acteurs (départements, associations, usagers).

Aujourd’hui, quelle place donner au secteur associatif ?

La première urgence serait de réhabiliter le « salariat triangulaire », un salariat dans lequel le client ne serait pas en même temps l’employeur, comme on le voit dans l’emploi direct. Un tel système d’emploi direct s’est développé notamment via le chèque emploi service universel et d’autres dispositifs. Or les conventions collectives de ce gré à gré sont particulièrement désavantageuses pour le salarié, et cela ne lui garantit pas une protection suffisante par rapport à des positions abusives de l’employeur.

Il faut arrêter cette mise à mort programmée par l’ouverture à la concurrence

Ensuite, le champ de l’aide à domicile a été historiquement organisé par les associations. Elles sont les premières à avoir identifié les besoins des personnes âgées et à leur avoir offert les services correspondants d’une manière non lucrative. Il faut arrêter cette mise à mort programmée par l’ouverture à la concurrence. Lorsqu’on étudie les trajectoires historiques, les associations ont été le seul acteur intermédiaire à se soucier de la qualité de l’emploi et de la professionnalisation des salariés. Actuellement, l’aide à domicile fait les frais de la rhétorique de la maîtrise des dépenses publiques, aux dépens de l’innovation sociale et de la réponse à de vrais besoins.

Pour le moment, les innovations majeures portent surtout sur le modèle économique. Dans le Nord-Pas-de-Calais, le collectif « Les inséparables », par exemple, essaie de construire un catalogue de services où les activités ne sont pas financées sur la base de l’heure offerte mais sur celle d’une réalisation. Cela permet d’envisager des gains de productivité dans le champ, d’augmenter la rentabilité des acteurs, par exemple en proposant des prestations au résultat (nettoyage de vitres, portage du repas, aide aux courses...) et non plus à l’heure travaillée. Cependant, je ne suis pas sûre que cela se fasse au profit des usagers et des des salariés. Ce que l’on appelle innovation dépend également de l’endroit où on se place !

1. « Le maintien à domicile des personnes âgées en perte d’autonomie. Une organisation à améliorer, des aides à mieux cibler », rapport de la Cour des comptes, 12 juillet 2016

Nicolas Salez