Le financement de la Sécurité sociale

Alternative économique - Le gouvernement soutient le pouvoir d’achat en appauvrissant la Sécu

Juillet 2022, par Info santé sécu social

LE 21 JUILLET 2022

Plusieurs mesures du projet de loi pouvoir d’achat, actuellement discuté à l’Assemblée nationale, prévoient des exonérations de prélèvements sociaux, rognant ainsi sur les recettes de la Sécurité sociale.

Par Jean-Christophe Catalon

Pour préserver le pouvoir d’achat des Français, le gouvernement a choisi d’agir sur les prix – avec le bouclier tarifaire et la remise à pompe – et sur les revenus. Le projet de loi pouvoir d’achat prévoit une hausse du point d’indice pour les fonctionnaires, une revalorisation des prestations pour les retraités et les bénéficiaires de minima sociaux… et pour les salariés du privé : des primes.
L’article premier du texte, qui a donné lieu à des échanges houleux à l’Assemblée ces derniers jours avant son adoption mardi, prévoit l’instauration d’une « prime de partage de la valeur ». Ce dispositif est le nouveau nom de la prime exceptionnelle de pouvoir d’achat (Pepa), aussi surnommée « prime Macron », créée en réponse aux revendications des gilets jaunes et reconduite chaque année depuis avec la crise sanitaire.

Comme s’y était engagé Emmanuel Macron pendant la présidentielle, cette mesure sera pérennisée et son plafond triplé : jusqu’à 3 000 euros par salarié quelle que soit leur rémunération, comme le souhaitait le patronat (alors qu’elle était auparavant réservée à ceux touchant moins de trois Smic), et même 6 000 euros dans les entreprises ayant mis en place un accord d’intéressement ou de participation.
Auparavant, l’ancienne prime Macron était totalement désocialisée et défiscalisée, autrement dit aucun impôt, taxe ou cotisation, n’était prélevé, ni côté employeur, ni côté salarié. Désormais, elle sera, au même titre que l’intéressement, soumise à la CSG (contribution sociale généralisée), à la CRDS (contribution pour le remboursement de la dette sociale) et à l’impôt sur le revenu. De même, le forfait social (une contribution de 20 % à la charge de l’employeur) sera cette fois de rigueur pour les entreprises qui y sont assujetties.

Toutefois, le gouvernement a ajouté une règle temporaire : les primes versées avant le 31 décembre 2023 à des salariés percevant moins de trois Smic seront exonérées de CSG, CRDS et d’impôt sur le revenu.

L’exécutif veut aussi encourager les entreprises à verser de l’intéressement, ce dispositif d’épargne salariale lié aux résultats ou aux performances de l’entreprise. Pour ce faire, l’article 3 du projet de loi, également adopté mardi par les députés, consiste à donner le pouvoir à l’employeur de décider unilatéralement de mettre en place un tel dispositif dans les entreprises de moins de 50 salariés, en cas d’échec des négociations ou en l’absence d’institutions représentatives du personnel.

Le gouvernement poursuit ainsi une politique, débutée lors du précédent quinquennat, visant à généraliser au maximum l’intéressement. Pour ce faire, il avait misé sur l’incitation fiscale, en modifiant les conditions d’application du forfait social par la loi Pacte de 2019. Depuis, ce prélèvement acquitté par l’employeur, dont le taux est passé de 2 % à sa création en 2009 à 20 % en août 2012, a été totalement supprimé pour les entreprises de moins de 50 salariés, et supprimé sur l’intéressement pour les entreprises de moins de 250 salariés.

Des primes versés surtout dans les grandes entreprises
Aujourd’hui, l’intéressement est encore essentiellement l’apanage des grandes structures : plus d’un tiers des entreprises ont un dispositif en 2020 selon la Dares, mais cela ne concerne que 5 % de celles de moins de 10 salariés, et 12 % pour celles entre 10 à 49 salariés. En revanche, environ la moitié des sociétés de 250 à 499 salariés ont mis en place ce type de dispositif, et même 70 % de celles de plus de 1 000 salariés.

De surcroît, le produit de ce dispositif est relativement concentré : alors que les 10 % de salariés ayant perçu les salaires les plus élevés se partagent 27 % de l’ensemble des salaires versés, les 10 % de salariés ayant perçu les primes d’intéressement les plus élevées se partagent 35 % de l’ensemble des primes d’intéressement versées, d’après une étude de l’Insee de 2013.

La prime Macron a peu ou prou les mêmes caractéristiques. En 2018-2019, pour la première version, 17 % des entreprises de moins de 10 salariés l’avaient versée, contre 58 % de celles de plus de 1 000 salariés, selon l’Insee. Au total, environ 5 millions de salariés en avaient bénéficié, pour un montant moyen de 401 euros. Le doublement du plafond à 2 000 euros pour les entreprises ayant un accord d’intéressement a poussé les employeurs à donner un peu plus en 2021, le montant moyen étant cette fois de 506 euros, selon le gouvernement. On est toutefois encore loin des 1 000 ou 2 000 euros potentiels.

Ce montant moyen devrait progresser à nouveau avec la loi pouvoir d’achat, car plus de salariés y seront éligibles : comme indiqué plus haut, même ceux qui touchent plus de trois Smic (soit plus de 5 000 euros brut) pourront désormais y prétendre. En résumé, le gouvernement a choisi de tripler le plafond de la prime tout en l’ouvrant aux hauts salaires. De quoi en faire profiter les plus aisés qui ne sont pas les plus dans le besoin.

Accorder des primes plutôt que des augmentations
Non seulement ces primes ne vont pas concerner tout le monde, mais en plus elles vont peser sur les comptes publics. En effet, si le gouvernement s’attend à voir les recettes fiscales augmenter, notamment celles venues des salaires en partie grâce à la baisse du chômage et les négociations salariales, « des risques pèsent sur le rendement d’un certain nombre [d’entre elles] », prévient le Haut Conseil des finances publiques dans un avis rendu le 7 juillet, citant plusieurs facteurs, dont le fait que :
« Les prélèvements assis sur les salaires (cotisations sociales, prélèvements sociaux, impôts sur le revenu) pourraient également être amoindris par un recours plus important que prévu des entreprises à des instruments de rémunération exonérés de prélèvements tels que la "prime Macron", le forfait mobilité durable ou la prime de frais de carburant. »

Car au lieu d’augmenter les salaires, les employeurs peuvent être tentés de se contenter de verser des primes, même si la loi interdit de les substituer à un élément de rémunération.

Dans son étude sur la première prime Macron, l’Insee avait relevé des effets d’aubaine, constant que « les salaires (hors prime exceptionnelle) ont plus faiblement progressé entre le premier trimestre 2018 et le premier trimestre 2019 dans les établissements ayant versé la prime que dans les autres ». L’institut précise toutefois que ces effets étaient limités.

Le Conseil d’Etat est vigilant sur cette question. Dans un avis consultatif sur le projet de loi rendu le 8 juillet, la plus haute juridiction administrative suggère au gouvernement d’être attentif à la mise en place de la prime Macron, en particulier au sujet de la règle temporaire consistant à l’exonérer de CSG, CRDS et d’impôt sur le revenu pour ceux qui touchent moins de trois Smic jusqu’à fin 2023, afin « de s’assurer de sa contribution effective à la protection du pouvoir d’achat des salariés aux revenus modestes ».

« Le Conseil d’Etat propose que ce suivi fasse l’objet d’un rapport d’évaluation remis au Parlement aux fins notamment de s’assurer que le principe, prévu par le projet de loi, selon lequel le versement de la prime "ne peut se substituer à des augmentations de rémunération", est bien respecté. »
Un amendement en ce sens a été déposé par les élus Renaissance et adopté, fixant la date de rendu du rapport « avant le 30 juin 2024 ».

Concernant l’intéressement, une étude de 2013 du Centre d’étude de l’emploi (CEE, aujourd’hui Ceet) avait mis en évidence « un effet de substitution des primes d’intéressement aux rémunérations dans les entreprises qui possèdent un accord ancien ».

Des milliards d’euros d’exonérations de cotisations
Ces primes ont donc deux gros défauts par rapport à des hausses de salaire. Tout d’abord, elles ne sont pas durables, car en cas de difficultés économiques les entreprises n’en versent pas, contrairement aux salaires. Ensuite, elles font l’objet de moins de prélèvements sociaux, ce qui prive la Sécu de ressources. Combien cela va coûter ? Le gouvernement ne l’a pas chiffré.

Certes, les primes exceptionnelles et d’intéressement représentent une faible part de la masse salariale totale1, autrement dit de l’ensemble des rémunérations versées, mais cela peut tout de même coûter plusieurs milliards d’euros à la Sécurité sociale.
En effet, l’étude du CEE citée plus haut pointait, qu’en 2012, la masse des rémunérations dispensées de cotisations sociales issues des dispositifs d’épargne salariale – l’« assiette exemptée » dans le jargon – était de 18 milliards d’euros, représentant 2,8 milliards d’exonérations. Difficile de donner un chiffre précis du montant des exonérations aujourd’hui. Mais « l’assiette exemptée » ayant augmenté depuis – elle était de 22,8 milliards d’euros en 2020, dont 10 milliards pour l’intéressement, selon le Rapport d’évaluation des politiques de sécurité sociale (REPSS) 2022 –, on peut supposer que les exonérations aussi.

L’administration est attentive à cette évolution. Chaque année le REPSS contient une partie intitulée « limiter les exemptions de cotisations sociales », expliquant que « des réflexions sont menées sur l’intérêt et les modalités d’un encadrement de l’extension des exemptions de cotisations sociales devant permettre de sécuriser les ressources de la Sécurité sociale ».

Le rapport pour 2022 indique que « les dispositifs d’épargne salariale constituent la principale source de dérogation à l’assiette des cotisations ». Le rapport mentionne également les moindres prélèvements dus à la réforme du forfait social.

Des exonérations aussi pour les indépendants
Et ce n’est pas tout. Une autre mesure du projet de loi pouvoir d’achat met à contribution la Sécurité sociale. L’article 2, adopté mardi à l’Assemblée, prévoit de baisser les cotisations des indépendants dont le revenu net d’activité est proche du Smic. Il s’agissait, là aussi, d’une promesse de campagne d’Emmanuel Macron. La mesure devrait concerner plus de 2,2 millions de professionnels pour un gain de 550 euros annuels. Mais la préservation du pouvoir d’achat des indépendants n’est pas la seule motivation de cette mesure.

« Une baisse pérenne de cotisations à ces niveaux de rémunération vise également à renforcer la convergence entre l’effort contributif des travailleurs indépendants et celui des salariés pour l’acquisition des mêmes droits ; dans un contexte où les cotisations des employeurs du secteur privé (renforcement des allègements généraux sur les rémunérations les plus faibles), mais aussi de leurs salariés (suppression des cotisations maladie et chômage), ont fortement diminué. En parallèle, un geste sera également réalisé pour baisser le taux de cotisation des micro-entrepreneurs », détaille le gouvernement dans l’exposé des motifs du projet de loi de finances rectificatif.

Comme le montre une étude très instructive dans le rapport de juillet de la Commission des comptes de la Sécurité sociale, les cotisations employeur pour les salariés au niveau du Smic ont été divisées par six en trente ans, les taux effectifs passant de 43 % en 1991 à 7 % aujourd’hui. Ils étaient encore de 16 % au début du quinquennat de François Hollande, avant le déploiement du pacte de responsabilité et du CICE, depuis transformé en baisse de cotisations pérenne.
Estimant que le coût du travail était trop élevé au niveau du Smic, les gouvernements successifs ont très fortement réduit les prélèvements à la charge des employeurs.

Concernant les cotisations salariales, celles pour l’assurance chômage et maladie ont été supprimées lors du précédent quinquennat, et compensées par une hausse de la CSG.

Désormais, c’est donc au tour des indépendants de suivre le mouvement. Le coût en année pleine de la baisse de leurs cotisations est estimé par le gouvernement à 500 millions d’euros (elle coûtera exceptionnellement 1 milliard en 2023, compte tenu de l’effet en double année).

Quid des compensations ?
Certes, le gouvernement peut couper les financements de la Sécurité sociale, mais sous certaines conditions. La loi oblige en effet l’Etat à compenser les exonérations en piochant dans son propre budget. Cette pratique est de plus en plus récurrente, si bien que la part des recettes issues de taxes, comme celles sur le tabac ou la TVA, est devenue significative dans certaines branches, représentant par exemple près du tiers des ressources de l’Assurance maladie.

Mais Emmanuel Macron n’a pas toujours respecté cette condition. Pour mémoire, lors du précédent quinquennat, certaines mesures d’urgence prises en réponse aux revendications des gilets jaunes n’ont pas été compensées à la Sécurité sociale, laissant un trou de 2,8 milliards d’euros dans ses comptes.

Aucune dérogation à cette règle n’étant inscrite dans le projet de loi pouvoir d’achat, le gouvernement devra donc compenser les exonérations sur la prime Macron et les cotisations des indépendants, « selon des modalités à prévoir » dans le prochain budget de l’Etat ou celui de la Sécurité sociale, rappelle le Conseil d’Etat.

Les députés communistes ont voulu insister sur ce point en déposant un amendement, adopté par l’Assemblée, ajoutant à l’article concernant la prime Macron que son coût doit être « intégralement [pris] en charge par l’Etat ».
Dans une tribune publiée mercredi par Le Monde, l’économiste Michaël Zemmour estime toutefois que cette stratégie du gouvernement de multiplier les exonérations et de favoriser les primes qui bénéficient de niches sociales traduit une politique des « caisses vides », consistant à réduire volontairement les recettes pour ensuite mieux justifier, dans un second temps, la baisse des dépenses.

« Le cas présent n’est pas unique, ni même le plus important. Il est cependant exemplaire, car le même gouvernement, dans l’intervalle de quelques semaines, va priver l’Etat et la Sécurité sociale de quelques milliards d’euros de recettes, avant de proposer une réforme des retraites – en invoquant notamment la nécessaire stabilité des comptes », conclut-il.