Le chômage

Alternative économique - Objectif plein-emploi : c’est possible !

Mai 2018, par Info santé sécu social

Michel Husson - 04/05/2018

Lire les commentaires de beaucoup d’économistes sur le chômage a quelque chose de désolant. L’un (Pierre Cahuc) explique que « le meilleur moyen de faire entrer les moins qualifiés sur le marché du travail, c’est de baisser le coût de ce dernier », l’autre (Patrick Artus) que « le taux de chômage est proche du taux de chômage structurel ». Ces constats ont en commun l’idée qu’il existe des lois économiques déterminant de manière rigoureuse un niveau du chômage plus ou moins incompressible. C’est au fond la même logique de résignation qui sous-tend les discours sur une supposée « fin du travail » dont il faudrait prendre acte pour se replier sur le droit au revenu.

L’Etat, employeur en dernier ressort
Bref, plus grand monde ne parle de plein-emploi. Et pendant ce temps, le chômage continue à corroder le monde du travail, en servant de levier au gel des salaires et à l’extension de la précarité. Aux « surnuméraires », comme dirait Marx ou Robert Castel, il envoie ce message terrible : vous n’êtes pas utiles à la société. Qui plus est, le chômage se nourrit de lui-même en « éloignant » les chômeurs de l’emploi. Pour un employeur, les périodes de chômage sont en effet un stigmate : une étude récente montre que neuf mois de chômage équivalent, du point de vue des employeurs, à une perte de quatre ans d’expérience au travail. Enfin, le chômage n’est pas gratuit : il coûte cher, soit directement, soit indirectement par ses effets sociaux, qu’ils soient ou non mesurés en argent.

C’est aux Etats-Unis que resurgit l’idée d’une garantie d’emploi (Federal Job Guarantee) qui ferait de l’Etat, « l’employeur en dernier ressort ». C’est d’ailleurs bizarre si l’on pense, comme Patrick Artus, que les Etats-Unis seraient sur la voie d’un « retour au plein-emploi (le taux de chômage est faible, le taux de participation est à peu près stable) » de telle sorte que « la croissance des Etats-Unis va revenir vers le niveau plus faible de la croissance potentielle ».

C’est pourtant dans ce pays si proche du plein-emploi que Bernie Sanders propose un plan gouvernemental qui garantirait à tout travailleur « qui le demande ou en a besoin » un emploi payé 15 dollars de l’heure et couvrant le risque maladie. Ce projet est soutenu par la sénatrice de New-York, Kirsten Gillibrand, ainsi que par le sénateur du New Jersey, Cory Booker, qui a annoncé le lancement d’un programme-pilote dans quinze zones à chômage élevé de son Etat.

Ce projet d’un programme de garantie de l’emploi est porté aux Etats-Unis par des économistes post-keynésiens dans diverses institutions : le Levy Economics Institute, le Center on Budget and Policy Priorities, l’Université du Missouri, ainsi que le Centre of Full Employment and Equity australien. L’idée n’est évidemment pas nouvelle : elle s’inscrit dans une assez longue tradition ouverte par le New Deal de Roosevelt, puis abandonnée, dont le livre de William Mitchell et Joan Mysken, Full Employment Abandoned, livre une passionnante histoire.

L’obsession du plein-emploi se trouvait évidemment chez Keynes. Dans Can Lloyd George Do It ?, une brochure écrite en 1929 avec Hubert Henderson, il partait de ce principe simple : « Le travail des chômeurs est disponible pour augmenter la richesse nationale. Ce serait folie de croire que nous nous ruinerions financièrement en essayant de trouver des moyens de l’utiliser et que la "sécurité d’abord" consiste à continuer à maintenir les hommes dans l’oisiveté ».

Et Keynes d’enfoncer le clou : « L’idée qu’il existerait une loi naturelle empêchant les hommes d’avoir un emploi, qu’il serait "imprudent" d’employer des hommes et qu’il serait financièrement "sain" de maintenir un dixième de la population dans l’oisiveté pour une durée indéterminée, est d’une incroyable absurdité. Personne ne peut y croire s’il n’a pas eu la tête bourrée de bêtises pendant des années ». On conviendra que cette remarque caustique n’a évidemment rien perdu de son actualité.

Keynes nous invite à « mettre à l’endroit ce que le libéralisme fait tourner à l’envers », pour reprendre la devise de la Fondation Copernic. Au lieu de vouloir adapter les êtres humains à l’économie, il faut partir des « ressources humaines », et Keynes le dit très simplement : « Il y a des tâches à accomplir ; il y a des hommes pour le faire. Pourquoi ne pas faire correspondre les deux ? (...) Ce serait une folie que de rester assis en tirant sur sa pipe et d’expliquer aux chômeurs qu’il serait trop risqué de leur trouver du travail. »

L’une des grandes réussites de l’économie dominante a été de déconsidérer cette approche rationnelle, et Keynes tenait d’ailleurs à rassurer ses lecteurs sur la légitimité de ce véritable « bon sens », qu’il faut réhabiliter : « ce qui semble raisonnable est raisonnable, et ce qui semble être un non-sens en est vraiment un (...) La proposition selon laquelle il y aurait plus de personnes au travail si de nouvelles formes d’emploi leur étaient offertes, est aussi évidente qu’il y paraît et elle ne se heurte à aucune objection cachée. Employer des chômeurs à des tâches utiles conduit au résultat attendu, à savoir une augmentation de la richesse nationale ; et l’idée que nous pourrions, pour des raisons compliquées, nous ruiner financièrement en recourant à ce moyen d’augmenter notre bien-être, est bien ce qu’il paraît : un épouvantail »

Un véritable plein-emploi
Keynes ne se satisfaisait pas non plus du « filet de sécurité » procuré par les indemnités versées aux chômeurs, parce qu’elles ne créent rien « sinon encore plus d’assistés ». La véritable sécurité, c’est pour lui « une honnête journée de travail pour un salaire décent ». Et le plein-emploi, ce n’est pas 5 % de chômeurs : il faut réduire le chômage « au niveau que nous connaissons en temps de guerre (...) soit moins d’un pour cent de chômeurs ». Et l’Etat devra pour cela faire « tout ce qui peut être humainement fait ».

C’est pourquoi Keynes se déclarait en faveur de programmes de grands travaux publics et se souciait peu que leur taux de rendement soit « de 5%, 3%, ou 1% » : l’important étant de réduire le chômage, mieux vaut un faible rendement que pas de rendement du tout. Ces propositions ont été caricaturées en prêtant à Keynes l’idée que les chômeurs devraient être employés à creuser des trous puis à les reboucher. C’est sans doute le risque qu’il y a à être trop subtil, car Keynes n’a jamais dit cela. Dans la Théorie générale, il imagine que le gouvernement enfouit des bouteilles remplies de billets, à charge pour les chômeurs de les déterrer. Mais il s’agissait d’une parabole sur la création monétaire établissant un parallèle avec les mines d’or où on creuse aussi des trous.

La croissance en tant que telle ne crée pas d’emplois en nombre suffisant pour garantir un véritable plein-emploi Twitter
Ces références peu connues sont tirées d’un article de Pavlina Tcherneva, l’une des promotrices du projet de Job Guarantee qui cherche à restituer ce volet de l’analyse de Keynes, dans la lignée des apports d’Hyman Minsky. Il est vrai que Keynes a renoncé à développer dans la Théorie générale son argumentation en faveur des grands travaux. Et il ne reste plus aujourd’hui qu’une version vulgarisée du keynésianisme selon laquelle un supplément de croissance tirée par les dépenses publiques est l’outil approprié pour avancer vers le plein-emploi. L’apport de Minsky a consisté à montrer en particulier que la croissance en tant que telle ne crée pas d’emplois en nombre suffisant pour garantir un véritable plein-emploi, qu’elle nourrit les inégalités, et qu’elle peut être nocive pour l’environnement.

Le gonflement vs le ruissellement
L’autre stratégie de lutte contre le chômage qui a la préférence de Minsky passe par l’emploi public. Son principe central est celui de l’Etat comme « employeur en dernier ressort », c’est-à-dire que l’Etat (ou les collectivités locales) s’engagent à fournir un emploi à tous ceux qui sont prêts à travailler au salaire de base du secteur public, et éventuellement au-delà en fonction des qualifications requises pour les emplois proposés.

L’Etat ou les collectivités locales s’engagent à fournir un emploi à tous ceux qui sont prêts à travailler au salaire de base du secteur public Twitter
Dans un article de 1973, Minsky définit une stratégie visant à la création immédiate d’emplois (on the spot) qui est sous-tendue par cette philosophie : « prendre les chômeurs tels qu’ils sont et adapter les emplois publics à leurs compétences ». Cette position conduit à un double renversement. Le premier est motivé par une préoccupation constante chez Minsky quant aux inégalités de salaires. Dans un article de 1968, il opposait ainsi le gonflement (bubbling up) des emplois à leur ruissellement (trickling down) : plutôt que d’attendre que la création d’emplois à salaire élevé ruisselle vers les emplois à bas salaire, Minsky souligne qu’avec la politique qu’il propose, ce serait au contraire les créations d’emplois à bas salaire qui viendraient « gonfler » les emplois à salaire élevé.

Le second renversement concerne la formation de la main-d’oeuvre. Sans ouvrir le débat sur les liens entre formation et chômage, on peut s’accorder sur le fait que c’est un processus long. Minsky et ses disciples proposent alors d’inverser le calendrier : créons des emplois d’abord, formons les travailleurs ensuite. Ce principe rationnel se retrouve aujourd’hui dans l’expérimentation passionnante des « Territoires zéro chômeur de longue durée ».

Réponses aux critiques
Comme il fallait s’y attendre, une avalanche de critiques a déferlé, auxquelles les partisans de la garantie à l’emploi ont des réponses : Pavlina Tcherneva a produit un document répondant par anticipation à ces « questions fréquemment posées ». A l’argument majeur du coût d’un tel programme, on peut répondre en mettant en regard le coût du chômage. Depuis le rapport Fosset de 1981, des études cherchent périodiquement à l’évaluer.

La plus récente de ces évaluations provient d’ATD-Quart monde, qui porte sur les seuls chômeurs de longue durée ne touchant plus les allocations de l’Unédic. Le coût de ce « chômage d’exclusion » est évalué à 15 242 euros par personne et par an, soit environ 10 % de plus qu’un Smic net. Jean Gadrey montre, à partir d’autres études, que cette estimation est plutôt sous-estimée et il évalue à 100 milliards d’euros le coût total du chômage. En tout cas, comme le dit un commentateur à propos des Etats-Unis : « Nous réglons déjà la note ». Et on retrouve ici l’idée de Keynes soulignant l’absurdité qu’il y a à indemniser les chômeurs plutôt que de leur procurer un emploi.

Le coût d’emplois publics serait inférieur aux coûts du chômage Twitter
Mais l’objection principale qui sous-tend beaucoup des critiques est que le retour au plein-emploi modifierait le rapport de forces : par exemple, on souligne le risque que les salaires versés aux bénéficiaires du programme pousseraient à la hausse ceux des salariés du privé. Outre leur référence à une Modern Monetary Theory que l’on peut discuter, c’est sans doute le point faible des partisans de la garantie de l’emploi : ils pensent que, par simple effet de conviction, la raison peut l’emporter sur l’avidité.

Minsky insistait sur les implications de son programme : dans la mesure où « elle rend les rentes superflues (...) l’adoption d’une telle stratégie devrait conduire assez rapidement à une euthanasie partielle des rentiers ». S’il est permis de douter de la réceptivité de ces derniers aux arguments rationnels, il est en tout cas temps de remettre la question du plein-emploi au goût du jour et de rompre avec cette idée détestable qui fait du chômage un phénomène « naturel ».

Michel Husson est économiste. Il est membre du Conseil scientifique d’Attac