Les deserts médicaux

Alternatives Economiques : ENTRETIEN : Déserts médicaux : faut-il contraindre l’installation des médecins ?

Novembre 2022, par infosecusanté

Alternatives Economiques : ENTRETIEN : Déserts médicaux : faut-il contraindre l’installation des médecins ?

LE 08/11/2022

Elise Fraih
Présidente de l’intersyndicale Reagjir (Regroupement Autonome des Généralistes Jeunes Installés et Remplaçants)

Laure Artru
Vice-présidente de l’Association de citoyens contre les déserts médicaux (ACCDM)
Parmi les plus de 17 ans, 6,3 millions de personnes sont sans médecin traitant en France, selon l’Assurance maladie. Du côté des spécialistes, la situation n’est pas plus reluisante. D’après les derniers calculs du géographe Emmanuel Vigneron, une quarantaine de départements sont désormais sous le seuil critique de 40 spécialistes pour 100 000 habitants, contre une vingtaine en 2012.

Au quotidien, chacune et chacun fait l’expérience, y compris en ville, de la difficulté à trouver un médecin à un tarif abordable. Là non plus, généralistes et spécialistes ne nous logent pas à la même enseigne. Les premiers sont en « secteur 1 » à plus de 95 %, ce qui signifie que les tarifs qu’ils proposent sont déterminés avec l’Assurance maladie. Chez les spécialistes au contraire, plus de 50 % sont en « secteur 2 », c’est-à-dire qu’ils pratiquent le dépassement d’honoraire tout en étant conventionnés par l’Assurance maladie.

Jusque-là, la réponse politique a surtout pris la forme d’incitations à s’installer dans les zones sous-dotées. Mais dans les rapports parlementaires, les propositions de loi et plus largement le débat public, la question d’une obligation d’installation des médecins en zone sous-dense, ou d’un conventionnement sélectif, est de plus en plus souvent mise sur la table.

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D’autant qu’ils sont les seuls professionnels de santé dont la répartition géographique ne fait pas l’objet d’une régulation : sages-femmes, infirmiers ou encore pharmaciens ne peuvent pas s’installer où ils le souhaitent. Est-il temps de remettre en cause la liberté d’installation des médecins ?

Pour y répondre, nous avons posé la question à deux praticiennes dont les organisations portent des propositions dans le débat public.

Elise Fraih préside l’intersyndicale Reagjir (Regroupement autonome des généralistes jeunes installés et remplaçants) qui rassemble quinze structures régionales. Elle est également médecin généraliste, installée depuis quatre ans et demi à Dachstein, en Alsace, à une trentaine de minutes de Strasbourg, dans une zone qui n’est pas considérée comme un désert médical, mais où nombre de ses confrères ont plus de 60 ans.

Laure Artru est vice-présidente de l’Association de citoyens contre les déserts médicaux (ACCDM), créée en 2016 pour alerter contre le manque de médecins et l’injustice sociale qui en découle. Elle est également rhumatologue au Mans, dans la Sarthe, une zone sous-dotée en généralistes et en spécialistes. Entretien croisé.

La mesure revient régulièrement dans le débat public : il serait grand temps de remettre en cause la liberté d’installation des médecins pour lutter efficacement contre les déserts médicaux. Qu’en pensez-vous ?

Elise Fraih : A Reagjir, nous ne pensons pas que la coercition soit la solution car elle ne fonctionne pas. Agnès Firmin Le Bodo, ministre déléguée auprès du ministre de la Santé et de la Prévention, l’a dit : 87 % du territoire français peut être considéré comme un désert médical. S’il manque des médecins, ce n’est pas la contrainte qui améliorera la densification. Les problématiques sont territoriales. La coercition a été testée en Allemagne, elle n’a pas permis de résoudre le problème à l’échelle du territoire.

Que faire alors ? Il faut commencer par avoir une meilleure connaissance des réseaux de soins primaires sur un territoire. Concrètement, il faut mieux recenser les professionnels de santé qui interviennent, non seulement les généralistes, mais aussi les spécialistes et les autres professionnels de santé comme les infirmiers, les masseurs-kinésithérapeutes, les sages-femmes... Savoir qui sont les nouveaux installés, qui part ou va partir à la retraite, etc. Car pour bien exercer les soins primaires, il faut savoir à qui s’adresser. Il faut aussi travailler avec les élus pour déterminer, à l’échelle d’un département, quel est le lieu d’installation le plus pertinent.

C’est pourquoi nous préconisons la mise en place d’un guichet unique de conseil et d’aide à l’installation des professionnels de santé dans leur ensemble. Ce guichet permettrait tout autant de répondre aux questions des jeunes praticiens que des médecins proches de la retraite qui s’interrogent sur le passage de relais, et de travailler ainsi à la continuité des soins sur un territoire donné, en prenant en compte ses particularités et ses besoins.

Laure Artru : Parler de coercition ne peut qu’être contre-productif et braquer les professionnels. L’installation est un terme très fort dans notre profession. A l’ACCDM, nous comprenons qu’on ne puisse pas demander à quelqu’un de s’installer – avec ce que cela implique de définitif – dans un désert médical, qui est souvent un désert de beaucoup d’autres choses. Cela dit, nous pensons que la façon dont est organisé le travail des médecins peut et doit être améliorée. Il y a pour cela plusieurs leviers.

L’un d’eux consiste à mettre en place un conventionnement sélectif, qui n’est pas une contrainte à l’installation, mais une contrainte à la non-installation. Concrètement, en zone surdotée, les médecins n’obtiendraient plus le conventionnement de l’Assurance maladie ou n’obtiendraient qu’un conventionnement en secteur 1, sans dépassement d’honoraires possible s’il y a un problème d’accessibilité financière. S’il y a trop de médecins dans la zone, l’assurance maladie pourrait même refuser le conventionnement. Les médecins exerceraient alors en secteur 3, hors conventionnement.

Le conventionnement sélectif a-t-il du sens pour les généralistes ? N’est-il pas plutôt pertinent que pour les spécialistes ?

L.A. : Il est vrai que cette proposition concerne surtout les spécialistes, car seul 17 % du territoire est suffisamment doté en médecins généralistes, et ceux-ci sont à 95 % en secteur 1 (sans dépassement d’honoraires), alors que les spécialistes pratiquent les dépassements d’honoraires à plus de 50 %. Vu la pénurie de généralistes, il semble en effet difficile d’empêcher un généraliste de s’installer où que ce soit.

« Aujourd’hui, tout le monde cotise, mais tout le monde n’a pas accès aux soins. Là où il y a plus de médecins, la consommation de soins est plus élevée » – Laure Artru
Pour les spécialistes, le problème est réel. Pour les pédiatres par exemple, le rapport entre la densité minimale et la densité maximale entre les zones les moins bien dotées et les mieux dotées est de 1 à 24. Plus généralement, les spécialistes s’installent majoritairement dans les grandes villes et près des zones de mer et de montagne, là où il fait bon vivre.

Il faut prendre la mesure de ce que cela signifie : aujourd’hui, tout le monde cotise, mais tout le monde n’a pas accès aux soins. Là où il y a plus de médecins, la consommation de soins est plus élevée. Dans le Midi par exemple, un patient a plus accès aux soins, coûte aussi plus cher à la collectivité, et ce coût est supporté par la société dans son ensemble. C’est une très grande injustice.

E.F. : Je suis d’accord avec le fait que pour les généralistes, le conventionnement sélectif n’a pas de sens. Une autre piste de conventionnement sélectif est parfois évoquée, sous forme d’une installation autorisée seulement en cas de départ à la retraite. Sauf qu’en pratique, les médecins prennent parfois un collaborateur deux ou trois ans avant leur retraite pour lever le pied et passer la main. Le relais se fait ainsi. Une application trop stricte d’un principe « retraite pour installation » ne tenant pas compte de ces réalités n’aurait pas grand sens.

Pour les spécialistes, je ne me prononcerai pas car mon syndicat ne les représente pas. J’aurais cependant la crainte d’une fuite vers le secteur 3 si la mesure était appliquée. Cela entraînerait donc des dépassements d’honoraires accrus et la mise en place d’une médecine à deux vitesses, de manière plus exacerbée encore que ce que nous observons aujourd’hui.

Le projet de loi de financement de la sécurité sociale en discussion en Parlement prévoit l’ajout d’une quatrième année d’études en troisième cycle – c’est-à-dire l’internat – pour les médecins généralistes. Cette année devrait être réalisée dans une zone sous-dense. Que pensez-vous de cette mesure ?

L.A. : Cette proposition du gouvernement nous semble maladroite, car mal préparée, trop rapidement imposée, mal rémunérée et sans certitude d’être correctement encadrée. Il s’agit en réalité d’un poste de travail effectif en tant que tel, et non d’une année de formation supplémentaire.

Notre association est cependant favorable à la mise en place d’une période de travail transitoire de deux ans pour les jeunes médecins en zone sous-dotée. Ce travail pourrait être valorisé sous la forme d’un clinicat-assistanat qui s’appliquerait aux spécialistes et non aux seuls généralistes. Il s’agirait d’une période de professionnalisation après la fin des études, avec une rémunération attractive et une fonction d’enseignement avec titre universitaire. Nous souhaitons que les jeunes professionnels aient l’obligation d’exercer en zone sous-dense mais avec la certitude de pouvoir s’en aller au bout de deux ans si cela ne leur convient pas.

E.F. : J’ai de sérieux doutes sur les effets que la quatrième année d’internat va produire. Ayant été pendant quatre ans cheffe de clinique à l’université, j’ai eu l’occasion d’accueillir les internes. Leur méconnaissance sur des questions concrètes liées à l’exercice en libéral est totale, qu’il s’agisse de comptabilité ou de déclaration à l’Urssaf pour le paiement des cotisations.

On ne peut pas souhaiter plus d’installations de jeunes médecins sans prendre à bras le corps la question de la formation des médecins au fonctionnement et à l’organisation du système de soins, et sur la façon dont on doit se mettre en relation avec les territoires – élus et autres professionnels de santé – lorsqu’on est praticien.

Dès la première année, la question de l’exercice concret et quotidien devrait être posée. « Que veux-tu faire ? Quel médecin veux-tu être ? » Et dès la première année, les stages pratiques devraient être l’occasion de se former à ces questions. Par exemple, être médecin de ville, c’est savoir hiérarchiser entre les besoins des patients. S’il y a trop de demandes, le rendez-vous de tel patient qui vient pour renouveler une ordonnance doit être annulé. Le patient peut aller à la pharmacie, quitte à régulariser l’ordonnance a posteriori.

« On ne peut pas demander à un jeune médecin de porter à bout de bras un projet de santé sur un territoire où tout manque, même si c’est transitoire » – Elise Fraih
Bref, avant même de prévoir une quatrième année, il faut consolider ce qui est transmis avant. Et ensuite s’interroger sur la finalité de cette quatrième année et ses conditions de réalisation : avec quel encadrement ? pour faire quoi ? S’il s’agit simplement d’envoyer les quatrièmes années en zones sous-dotées pour combler les manques, c’est une très mauvaise idée.

Que pensez-vous de la proposition de clinicat-assistanat1 de l’Association des citoyens contre les déserts médicaux ?

E.F. : A Reagjir, nous réfléchissons à des contrats de remplacement « services publics » qui consisteraient à flécher certains remplaçants vers des zones prioritaires, c’est-à-dire sous-denses. Mais cela doit rester incitatif. On ne peut pas contraindre une personne à aller en zone sous-dotée.

Un désert médical est souvent sous-doté, on l’a dit, non seulement en médecins et en professionnels de santé, mais aussi plus largement en services publics et infrastructures. On ne peut pas demander à un jeune médecin de porter à bout de bras un projet de santé sur un territoire où tout manque, même si c’est transitoire.

Il faut faire de la dentelle sur les territoires. Alors, le territoire devient attractif. Sinon, la proposition consiste simplement à retarder le projet d’installation en exposant le jeune médecin à une situation extrêmement compliquée, source de tensions et de mal-être au travail.

Faire de la dentelle sur les territoires, on comprend que ce soit nécessaire. Mais en attendant, que fait-on pour pallier un problème qui est aujourd’hui pressant ?

E.F. : Cette urgence, voilà longtemps que nous alertons dessus mais la classe politique s’en saisit seulement maintenant. Les gouvernements successifs ont réduit le numerus clausus et laissé les territoires se désertifier. Mais on ne peut pas faire payer à une génération les erreurs faites par les générations précédentes. Je n’ai pas de solution toute faite. L’Etat doit procéder à une évaluation fine des situations territoriales et proposer des solutions adaptées à chaque cas.

Une mesure immédiate serait d’alléger l’exercice des professionnels qui sont déjà là. Le temps de consultation est parasité par des actes administratifs, des certificats de crèche2, des bons de transport pour l’hôpital, des certificats sportifs…

Les patients s’entendent souvent dire, à l’hôpital notamment, « vous irez voir votre médecin traitant », « nous ne sommes pas habilités à vous faire un arrêt de travail, vous verrez cela avec le médecin ». Mais c’est faux. Il faudrait rappeler aux hôpitaux et à de nombreux services que le médecin généraliste n’est pas un secrétaire de luxe.

Si un service hospitalier reconvoque un patient dont il faut prendre en charge le transport, c’est au service de faire le bon de transport. Tout ce travail administratif prend du temps. Une partie pourrait purement et simplement être supprimée. A titre personnel, cela me permettrait de dégager une bonne demi-heure supplémentaire chaque jour, ce qui correspond à deux patients supplémentaires. Ce n’est pas négligeable.

Une autre mesure consisterait à mieux promouvoir les aides à l’installation, qui sont aujourd’hui mal connues.

Les mesures incitatives pour aider les médecins à s’installer en zones sous-denses coûtent cher (87 millions d’euros en 2015 selon la Cour des comptes). Et lorsqu’elles sont évaluées, on constate qu’elles sont peu efficaces…

E.F. : On a peu d’information sur les effets de ces mesures. Ce qui est certain, c’est qu’elles sont peu promues et mal connues des jeunes médecins. Nous sommes favorables à une meilleure évaluation du coût, mais aussi à une simplification des dispositifs existants. Un guichet unique qui centralise toutes les informations permettrait de lutter contre la méconnaissance qu’ont les jeunes médecins des différentes incitations.

L.A. : Les mesures incitatives sont très décevantes et ne sont pas efficaces. Elles sont de plusieurs types : l’Engagement de Service Public (ESP) est une aide financière mensuelle allouée pendant les premières années d’études de médecine à l’étudiant avec un financement le plus souvent accordé par le département, en contrepartie d’un travail de 3 à 5 ans en zone rurale. Cet ESP n’est pas contraignant pour celui qui s’y engage : il peut dénoncer le contrat, racheter les annuités et se libérer de sa dette de travail.

Quant aux 50 000 euros d’installation en zone sous-dotée, délivrés par les Agences régionales de santé, les ARS, et toutes les aides transitoires (un ou deux ans) proposées par les communes (logement, dégrèvement du loyer du cabinet et de charges en tous genres), elles sont limitées dans le temps, et présentent le risque de voir les praticiens changer de département pour toucher d’autres aides. En outre, cela met les communes et les départements en concurrence les uns avec les autres, dans une course à la surenchère.

L’ACCDM pointe le problème des remplaçants dont le temps de travail est parfois trop faible et qui seraient, pourrait-on dire, l’équivalent des intérimaires à l’hôpital public. Mieux encadrer le remplacement permettrait-il de gagner du temps médical ?

L.A. : Le problème n’est pas le remplacement en soi, qui est nécessaire, mais le remplacement qui devient un mode d’exercice sur la durée. Certains médecins sont remplaçants depuis plus de dix ans. Ils travaillent deux jours par semaine et dégagent un salaire de 3 000 euros par semaine. C’est une mauvaise utilisation du diplôme, qui est sous-exploité, et un service qui n’est pas rendu à la population.

E.F. : Un salaire de 3 000 euros par semaine pour deux jours de travail ? Il s’agit probablement d’un spécialiste. L’idée du généraliste qui dégage un gros revenu en ne travaillant que quelques jours par semaine est une image du passé. Lorsqu’on est conventionné en secteur 1, travailler quelques jours par semaine en remplacement ne permet pas de gagner correctement sa vie.

Le généraliste remplaçant est de fait amené à trouver des remplacements réguliers et à faire des gardes. Il participe ainsi à la permanence des soins. Quant à savoir si certaines ou certains font le choix de moins travailler pour s’occuper de leurs enfants ou développer d’autres activités, c’est une question qui relève des choix de vie et sur laquelle je ne me prononcerai pas.

A Reagjir, où nous représentons aussi les remplaçants, nous faisons régulièrement des enquêtes sur cette population. Il y a en France 9 000 remplaçants généralistes pour 90 000 généralistes installés. Sur ces 9 000, 4 000 environ sont des internes qui ont déjà fait trois semestres de stage et remplacent ponctuellement des médecins en même temps qu’ils font leur internat. Nos enquêtes auprès des remplaçants montrent qu’ils s’installent rapidement (entre six mois et cinq ans) après l’obtention du diplôme dans leur grande majorité. Les gens qui restent remplaçants à vie sont minoritaires.

Certains sont remplaçants plus longtemps dans un territoire, mais régulièrement. Ils contribuent ainsi à la continuité des soins.

L.A. : J’évoquais en effet davantage les spécialistes. Il y a tout de même une frange de médecins remplaçants qui abusent de ce statut et de ce qu’il permet. Les jeunes remplaçants sont nombreux à se mettre en régime fiscal de micro-BNC afin de ne pas payer trop d’impôts. Pour en bénéficier, ils doivent rester en-deçà d’un certain nombre d’heures travaillées afin de déclarer un chiffre d’affaires inférieur à 72 600 euros par an. C’est problématique. Cela dit, il est vrai qu’on manque de données chiffrées pour évaluer les marges de manœuvre.

E.F. : Les remplaçants qui abusent me semblent être une minorité pour laquelle il n’est pas nécessaire de légiférer. Mais j’entends les questions et elles sont légitimes. Il faut que les pouvoirs publics – notamment l’Urssaf et la CNAM – cartographient précisément ce que font les remplaçants. Pour l’instant, on a peu de données fiables. Les remplaçants ne sont pas conventionnés. Même s’ils exercent dans le cadre de la convention avec l’Assurance maladie, ils sont rémunérés par le médecin qu’ils remplacent par un système de rétrocession d’honoraires.

Pour des raisons techniques qui seraient trop longues à détailler ici, la traçabilité des actes réalisés par les remplaçants reste incomplète. Il est donc impossible de dire précisément combien d’actes sont faits par un remplaçant, et si ce dernier s’implique dans la permanence d’accès aux soins ou pas. D’après nos enquêtes, à Reagjir, nous voyons que oui. Mais ces résultats n’ont évidemment pas la même portée que si c’est la CNAM ou l’Urssaf qui le dit.

La lutte contre les déserts médicaux passe par l’exercice pluriprofessionnel, incarné par les maisons de santé et les centres de santé, où exercent non seulement des médecins mais aussi d’autres professionnels de la santé. Le Comité de liaison des institutions ordinales (CLIO) en santé, qui rassemble les sages-femmes, les médecins, les masseurs-kinésithérapeutes, les infirmiers, les pharmaciens, les chirurgiens-dentistes et les pédicures-podologues, a récemment rendu des préconisations en ce sens. Quelle est votre position ?

E.F. : L’exercice pluriprofessionnel, c’est l’avenir. Je gagne un temps fou en travaillant avec les autres professionnels de santé. J’ai pu laisser un patient à domicile plutôt que de l’envoyer en Ehpad, car je sais qu’une infirmière passe matin et soir. Et combien de fois le pharmacien me débloque une ordonnance car je ne peux pas recevoir le patient pour un renouvellement ! Lors de la vaccination contre le Covid, les pharmaciens ont commandé les doses pour nous et nous nous sommes répartis la tâche : j’allais à domicile pour les patients ne pouvant pas se déplacer, ils faisaient les injections en officine. La coordination pluriprofessionnelle est une grande partie de la solution.

Pour la faciliter, nous sommes favorables à une rémunération mixte, à l’acte et au forfait. Le développement des forfaits permet de valoriser le temps de coordination lié au travail d’équipe ainsi que la fonction de suivi assurée par les médecins traitants. La rémunération à l’acte, quant à elle, est plus adaptée aux actes techniques et complexes.

L’autre partie de la solution consiste à dégager du temps médical grâce à des infirmières de pratique avancée (IPA) et des assistants médicaux. Une infirmière de pratique avancée spécialisée sur l’hypertension ou le diabète sera formée à ces pathologies. Mais cela implique aussi de faire accepter aux patients qu’ils ne verront plus le médecin tous les trois mois, mais tous les six mois. Si cette délégation est encadrée, nous ne nous y opposerons pas. Il faut en revanche s’assurer que déléguer ne soit pas synonyme de moins de soins.

L.A. : Nous sommes aussi très favorables à l’exercice pluriprofessionnel à l’ACCDM. Le drame des déserts médicaux est qu’il s’agit souvent de déserts en tout, où le professionnel de santé se sent isolé. L’exercice pluriprofessionnel permet de remédier à cela. Cela dit, les propositions de salariat, par exemple, pour les médecins proches de la retraite qui souhaitent continuer à exercer mais ne veulent plus gérer un cabinet, ne sont pas si nombreuses qu’on le croit.

C’est pourquoi, à côté des centres de santé et maisons de santé qui se créent, il faut imaginer des dispositifs qui permettent de garder en exercice les médecins sur le départ sur leur lieu de travail habituel. Pour ce faire, il faudrait supprimer toutes les cotisations de retraite de ces praticiens, afin de leur permettre de réduire leur temps de travail en leur permettant de gagner leur vie. La baisse des cotisations versées à la CARMF (Caisse autonome de retraite des médecins de France) pour ces médecins existe aujourd’hui, mais elle n’est pas suffisante.

Quant à la délégation de tâches, elle est nécessaire mais à condition d’être encadrée en effet. Dans mon département, la Sarthe, deux infirmières de pratique avancée exercent dans l’un des centres de santé à la Ferté Bernard. L’IPA surveille l’hypertension, le diabète ou le cancer qui va bien. Sur le plan médical, ça se passe très bien : les patients sont habituellement vus d’abord par l’IPA puis par le médecin si nécessaire, mais pas toujours. Les patients, eux, ne sont pas toujours satisfaits de ne pas voir leur médecin. Il y a donc un gros travail de pédagogie à mener.

L’autre problème est financier. Une formation d’IPA, qui s’adresse à des infirmières ayant au moins trois à cinq ans d’expérience, mais qui ont souvent plus, coûte cher : 20 000 euros par an pendant deux ans. Et au final, la rémunération d’une IPA est insuffisante pour l’effort investi, à hauteur de 2 000 euros par mois. Les infirmières sont compétentes et partantes pour faire plus. Mais il faut reconnaître leur travail, c’est-à-dire le rémunérer correctement. Ces freins expliquent qu’il n’y a aujourd’hui que 1 700 IPA alors qu’on aurait besoin de beaucoup plus.

Idem pour les pharmaciens : ils peuvent désormais remettre par exemple le kit de dépistage du cancer colo-rectal, à condition d’avoir suivi une formation par un centre de dépistage de coordination des cancers. L’Assurance maladie a prévu une rémunération par remise de kit de… cinq euros ! C’est ridicule. Il faudrait qu’ils soient rémunérés davantage.

La délégation de tâches est donc intéressante, mais elle doit être faite dans de bonnes conditions. On ne peut pas résoudre les problèmes des déserts médicaux avec des cabines de téléconsultation et des équipes de soins primaires composées d’infirmières si elles n’ont pas été formées à cette tâche. Cela implique une formation, une rémunération, un donneur d’ordres et que les responsabilités soient claires. Sinon, c’est une fausse sécurité et cela se fera au détriment des patients.

PROPOS RECUEILLIS PAR CÉLINE MOUZON