L’hôpital

Alternatives Economiques : Pourquoi l’Hôpital est en état d’urgence .

Juin 2019, par infosecusanté

Alternatives Economiques : Pourquoi l’Hôpital est en état d’urgence

Céline Mouzon 13/06/2019


Si plusieurs services d’urgences sont grève depuis mars, c’est notamment parce que la plupart des efforts financiers continuent de peser sur l’hôpital, faute de volonté de s’attaquer à la médecine de ville.

Silence radio. Les urgences sont en grève depuis mars, mais Edouard Philippe n’a pas consacré un mot à la santé dans son discours de politique générale, le 12 juin. La santé est pourtant une préoccupation majeure de la population et du côté des soignants, la coupe est pleine. « Plusieurs fois par jour, on entend ‘Je n’ai pas réussi à avoir un rendez-vous avec un médecin’ », explique Virginie Turrel, infirmière aux urgences de Valence (Drôme) depuis 12 ans.

D’autant qu’à Valence, comme dans certains autres hôpitaux, entrer par les urgences est devenu une habitude. Un patient qui doit voir son oncologue et passer un scanner se voit répondre « passez par les urgences ». « C’est la seule porte d’entrée, car c’est aux urgentistes de trouver un lit », indique encore l’infirmière, en grève depuis le 27 mars, et membre du collectif local Y’a de la colère dans le cathéter et du collectif national Inter-Urgences.

De plus en plus de patients

Le nombre de patients augmente constamment sans que les effectifs suivent. Au niveau national, on comptait 21 millions de passages aux urgences en 2016, contre 10 millions en 1996, soit une augmentation de 3,5 % par an en moyenne depuis 1996, selon un rapport du Sénat. La Cour des comptes évalue à 20 % le nombre de patients qui pourraient être pris en charge dans les cabinets des médecins en ville.

« En plus des arrivées, on nous demande de gérer en aval les hospitalisations », qui concernent 25 % des passages à Valence. « Les hospitalisations-brancard, c’est toutes les nuits », complète Virginie Turrel. Au départ destinés aux situations vitales, type accidents de la route, les 640 services d’urgences de l’Hexagone gèrent de plus en plus de complications chroniques. Elles sont « un miroir grossissant des dysfonctionnements de l’ensemble de notre système de santé, en amont comme en aval », souligne le rapport du Sénat.

La grève qui touche mi-juin 90 services d’urgences a pour déclencheur une agression de soignants par un patient à l’hôpital Saint-Antoine à Paris. Le personnel paramédical dénonce des conditions de travail dégradées. « A force d’être maltraités, les soignants deviennent maltraitants », résume la sociologue Fanny Vincent, co-autrice de La Casse du siècle 1. « Pour les patients concernés, l’hospitalisation commence toujours trop tard. En attendant d’avoir un lit, ils sont sur un brancard, dans un couloir, avec une lumière crue, et sans les perfusions aux heures dues, car on gère les arrivées en même temps », illustre Virginie Turrel. C’est aussi qu’à côté des grands chefs de service, en position de force pour négocier face à la direction, les urgences, qui assurent la mission sociale de l’hôpital, sont les parents pauvres.

Manque de moyens

En réponse à la crise, la ministre de la Santé Agnès Buzyn a annoncé une mission sur la refondation des urgences et refusé la prime de 300 euros nets mensuels réclamée par le collectif Inter-Urgences : « les problèmes ne vont pas se régler parce que je paye davantage », a-t-elle déclaré. Le gouvernement a par ailleurs engagé depuis septembre dernier une réforme destinée à garantir « la possibilité pour chaque Français d’être soigné tous les jours de la semaine jusqu’en soirée et le samedi matin sans devoir passer par l’hôpital », avec des mesures pour l’hôpital et pour la ville. Pourtant, « il n’y a eu dans ce cadre aucune annonce sur les conditions de travail », rappelle la sociologue Fanny Vincent. « Les dirigeants restent prisonniers du dogme selon lequel il n’y a aucun problème de pénurie de personnel à l’hôpital, et que tout est une question d’organisation », complète l’économiste Philippe Batifoulier.

Le projet de loi sur l’organisation et la transformation du système de santé, en cours de discussion, décline une partie des annonces de septembre. Côté hôpital, dans un système qui compte aujourd’hui 3 000 établissements de santé, dont 1 300 publics, 700 privés à but non lucratifs, et 1 000 cliniques, le texte prévoit une réorganisation de la carte hospitalière autour de trois niveaux : à côté des quelque 30 centres hospitaliers universitaires (CHU) qui regroupent l’élite régionale de la médecine et de la chirurgie, subsisteront des hôpitaux généraux. Mais certains d’entre eux, entre 500 et 600, seront transformés en hôpitaux de proximité.

Méfiance sur les hôpitaux de proximité

C’est là que le bât blesse. Même si la loi ne définit pas l’hôpital de proximité – ce sera précisé par ordonnance –, ces structures pourraient n’être qu’une façon de continuer les restructurations engagées, qui consistent à fermer les petits services de chirurgie, d’urgences et de maternité, pour conserver des services de gériatrie et de réadaptation. « Ces hôpitaux seront chargés d’assurer la mission des généralistes », résume l’économiste Jean-Paul Domin (lire notre entretien).

L’argument pour justifier la fermeture des services est celui de la sécurité : « en deçà de 300 accouchements par an, la sécurité des mères et des enfants n’est pas assurée », a-t-on coutume de dire. Si le raisonnement est pertinent pour les opérations complexes, telles les interventions cardio-vasculaires ou la chirurgie lourde, il l’est beaucoup moins pour des opérations plus bénignes comme un accouchement, estime pourtant une étude de l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé. En outre, fin 2015, quatre millions de personnes (6 % de la population) se trouvaient à plus de 30 minutes d’un service d’urgences. En redessinant la carte hospitalière dans le sens d’une plus grande concentration, « le projet de loi met en péril le maillage sanitaire », tranche de son côté l’infirmière Virginie Turrel.

Autre changement en perspective : la tarification à l’activité (T2A), système d’allocation des ressources financières aux hôpitaux qui date de 2004, doit être revue pour cohabiter avec d’autres modes de financement, comme une dotation de fonctionnement. A rebours de ses objectifs, la T2A a en fait nourri une logique inflationniste, les hôpitaux faisant la course aux activités les mieux remboursées par l’assurance-maladie. Et du côté des soignants, elle a nourri le mal-être au travail. « La T2A doit être réservée aux actes techniques, elle ne fonctionne pas pour les maladies complexes. Elle a contribué à vider de sens ce qui faisait la fierté des soignants », analyse l’économiste Philippe Batifoulier.

La taille du gâteau

Reste que le vrai problème tient à la taille du gâteau alloué à l’hôpital chaque année. Si les budgets augmentent, ils n’augmentent cependant pas assez pour répondre aux besoins : une population qui croît, qui vieillit et des progrès thérapeutiques qui coûtent cher. Voilà plusieurs années que l’hôpital fait les frais des contraintes fortes qui pèsent sur les dépenses publiques, comme l’a montré le haut fonctionnaire Pierre-Louis Bras 2. « Parce que les dépenses hospitalières sont plus directement contrôlables par les pouvoirs publics, elles peuvent compenser un éventuel surcroît de dépenses sur la médecine de ville », écrit le haut fonctionnaire.

Depuis 1997, l’Etat contrôle les dépenses de santé par le biais des lois de financement de la sécurité sociale et de l’Ondam, l’objectif national des dépenses d’assurance-maladie, qui représente le montant des dépenses publiques d’assurance-maladie à ne pas dépasser. L’Ondam s’élevait à 191 milliards d’euros en 2017, soit 15 % de l’ensemble des dépenses publiques. Et les hôpitaux publics comptaient pour près d’un tiers de l’Ondam. Maîtriser les dépenses des hôpitaux publics permet de respecter l’Ondam. Plutôt que de diminuer le niveau des remboursements, la contrainte a porté sur les salaires des personnels et l’intensification du travail. Avec une évolution de -0,3 % du salaire net moyen en équivalent temps plein, le pouvoir d’achat à l’hôpital public « n’a pas retrouvé en 2016 le niveau atteint en 2009 », là où le secteur privé tout confondu a gagné 2,5 %. De plus, « les effectifs ont augmenté de 2 % alors que dans le même temps la production de soins a progressé de 14,6 % », a calculé le haut fonctionnaire. Les données macro-économiques corroborent donc les témoignages des soignants. En tablant sur un Ondam en progression de 2,5 % par an jusqu’en 2022, le gouvernement ne remet pas en cause cette politique.

La médecine de ville ménagée

Sortir de l’hospitalo-centrisme, réorganiser les soins de premier recours, favoriser l’ambulatoire (on entre à l’hôpital le matin pour une opération et on en sort le soir) est une antienne maintes fois égrenée. Dans les faits néanmoins, l’hôpital est pressuré, et la médecine de ville, épargnée.

Il y a bien eu des annonces pour les médecins dans le cadre du plan « Ma Santé 2022 » : financer 4 000 assistants médicaux venant les appuyer, créer des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) pour une meilleure coordination, favoriser l’exercice groupé en maison de santé, et dans la loi en discussion, réformer leur formation, en supprimant dès la rentrée 2020 le couperet du numerus clausus, qui filtre drastiquement le passage de la première à la deuxième année d’études de médecine et détermine, au terme des dix années de cursus, le nombre de médecins susceptibles d’exercer.

Ces mesures restent très en deçà des besoins. Un flou entoure la délégation des tâches des médecins à des assistants médicaux ou des infirmiers. La suppression du numerus clausus, dont les effets ne pourront être mesurés que dans dix ans, ne signifie pas la fin de la sélection. Le nombre de médecins formés restera en outre dépendant des capacités d’accueil des universités, qui sont limitées. Quant à l’exercice groupé, il ne résout pas la question des déserts médicaux : seuls ou en groupe, les médecins n’iront pas s’installer dans des territoires sinistrés.

« Les vraies questions ne sont pas abordées, estime l’économiste Jean-Paul Domin (lire notre entretien). Il n’y a rien sur les dépassements d’honoraires. Or un désert médical, c’est aussi une zone où il n’y a pas ou trop peu de médecins conventionnés en secteur 1, qui ne pratiquent pas de dépassements d’honoraires. » « La médecine de ville peut coûter cher. Lorsqu’on n’a pas de complémentaire santé, on va à l’hôpital », renchérit l’économiste Philippe Batifoulier.

Le gouvernement n’est pas non plus prêt à revenir sur la liberté d’installation. Il faudrait pourtant utiliser le conventionnement comme levier : les médecins pourraient s’installer où ils le souhaitent mais ne seraient conventionnés par la Sécurité sociale que s’ils s’installent là où sont les besoins. « La médecine de ville n’est pas considérée comme un service public, donc les médecins font comme ils veulent », ajoute Philippe Batifoulier.

Le problème de la démographie médicale est un autre écueil. Alors qu’on comptait 4,8 actes de généraliste (visite, consultation ou acte technique) par habitant en 2000, on n’en compte plus que 4,1 en 2013 et 3,9 en 2017, selon les calculs du haut fonctionnaire Pierre-Louis Bras, soit une baisse de 19 %. Les généralistes n’exercent pas nécessairement en ville ; ils sont aussi recrutés à l’hôpital, comme urgentistes ou gériatres. Quels que soient les choix de réorganisation qui seront faits, la volonté de redonner une place de premier plan à la médecine de ville dans le premier recours se heurte à cette réalité dans un contexte démographique d’accroissement et de vieillissement de la population.

Diminuer les capacités de l’hôpital sans se donner les moyens d’avoir des structures de premier recours dignes de ce nom, voilà le meilleur moyen de continuer à miner le système de santé.
1. La casse du siècle, À propos des réformes de l’hôpital public, Pierre-André Juven, Frédéric Pierru, Fanny Vincent, Raisons d’agir, 2019.
2. Voir Pierre-Louis Bras, « L’ONDAM et la situation des hôpitaux publics depuis 2009 », Les Tribunes de la santé, n°59, 2019