L’hôpital

Alternatives Economiques.fr : HÔPITAL Ségur de la santé : faux semblants et vrais enjeux

Juin 2020, par infosecusanté

Alternatives Economiques.fr : HÔPITAL Ségur de la santé : faux semblants et vrais enjeux

CÉLINE MOUZON

10/06/2020

Alors que s’est ouvert fin mai le Ségur de la Santé qui doit déboucher mi-juillet sur des propositions pour refonder le système de santé, les enjeux les plus pressants semblent remis à plus tard.

Après un an de mobilisation à l’hôpital public contre les mauvaises conditions de travail et deux mois et demi de crise sanitaire, s’est ouvert le 25 mai dernier le Ségur de la santé. Sous la houlette de l’ancienne dirigeante de la CFDT Nicole Notat, la concertation doit aboutir mi-juillet à une série de propositions pour « bâtir les fondations d’un système de santé encore plus moderne, plus résilient, plus innovant, plus souple et plus à l’écoute de ses professionnels, des usagers et des territoires, avec des solutions fortes et concrètes » (sic). Dans un contexte où les personnels ont été très impliqués dans la lutte contre le Covid-19, mais aussi de colère face à l’inaction du gouvernement depuis un an, les attentes sont immenses.

Faux semblants
Las ! Le Ségur révèle déjà des ambivalences constitutives. Le Collectif Inter-Urgences, fer de lance des mobilisations depuis début 2019, et qui regroupe surtout des paramédicaux, les « petites mains » de l’hôpital, n’a pas été convié. La durée même de la concertation interroge : sept semaines, n’est-ce pas trop (s’il s’agit uniquement d’annoncer des revalorisations salariales) ou trop peu (s’il s’agit de tout remettre à plat) ? Enfin, le choix d’un « Ségur » de la santé, du nom de l’avenue où le ministère de la Santé et des Affaires sociales a son siège, suggère un plan pour l’hôpital, en laissant de côté la médecine de ville, qui dépend de la caisse nationale d’assurance maladie qui siège dans l’Est parisien.

Or cette dichotomie est l’un des problèmes structurels du système français de soins, organisé en silo (ville d’un côté, hôpital de l’autre), sans permanence des soins primaires à la ville et sans véritable pilotage de la médecine en cabinet . Outre qu’il a compliqué la réponse hexagonale à la crise sanitaire, cet hospitalo-centrisme repose sur une vision clinique qui relègue au second plan les déterminants environnementaux et socio-économiques de la santé.

Les enjeux et les défis à relever ne datent pas d’hier. Ils sont de deux ordres, financier et organisationnel.

L’enjeu financier se lit dans le budget de la santé, l’Ondam (objectif national des dépenses maladies). Voté chaque année depuis 1996, l’Ondam augmente régulièrement, mais beaucoup moins que les besoins, tirés par le vieillissement de la population, l’explosion des maladies chroniques et le progrès technologique. Le dernier Ondam, fin 2019, prévoyait une augmentation du budget de la santé de 2,45 % pour 2020, soit 5 milliards d’euros supplémentaires. Par rapport à l’évolution tendancielle (les besoins), estimée à 4,6 %, cela impliquait de réaliser près de 4,2 milliards d’économies. Avec la crise du Covid-19, les dépenses exceptionnelles sont déjà estimées à 8 milliards d’euros, sans présager d’éventuelles dépenses supplémentaires.

La revendication salariale pour les petits salaires de l’hôpital (infirmiers, aides-soignants…) embarrasse le gouvernement Twitter
Dans ce contexte, la revendication salariale pour les petits salaires de l’hôpital (infirmiers, aides-soignants…), constante depuis le début de leur mobilisation en 2019, embarrasse le gouvernement. Le salaire d’infirmier hospitalier est aujourd’hui inférieur de 10 % au salaire moyen, ce qui situe la France au 28e rang sur 32 pays sur cet indicateur, selon l’OCDE. Pour y remédier sans trop mettre la main au porte-monnaie, il a été proposé d’attribuer des primes. « Une prime est une récompense ponctuelle et individualisée, alors qu’une revalorisation du point d’indice permettrait de combler les retards accumulés dans les traitements des fonctionnaires », rappelle l’économiste Brigitte Dormont. De fait, depuis 2010, le point d’indice des trois fonctions publiques a été gelé ou très faiblement revalorisé (+1,7 % entre 2010 et 2019), tandis que l’indice des prix hors tabac augmentait de 10,5 %, soit une perte de pouvoir d’achat de 9 points sur la période. « Le gel du point d’indice permet à l’Etat de limiter ses dépenses, non seulement sur les rémunérations actuelles, mais aussi sur les pensions de retraite », souligne Brigitte Dormont.

Les dépenses de santé progressent moins vite, en particulier à l’hôpital

Mais l’Ondam n’est pas qu’une question de chiffres. « Au-delà d’une augmentation conjoncturelle de l’Ondam 2021, j’espère que cette crise fera prendre conscience que la façon dont on discute l’Ondam n’est pas la bonne », confie le haut-fonctionnaire Pierre-Louis Bras, ancien directeur de la Sécurité sociale. « Car ce qui pose question, c’est que des parlementaires, qui ne sont pas tous des néolibéraux ou des conservateurs effrénés, ont voté des Ondam qui ont paupérisé l’hôpital public. Les députés votent ce budget sous la pression d’une vision "finances publiques" plutôt qu’en réfléchissant à une politique de santé », poursuit-il. D’où la nécessité de mettre en place d’autres indicateurs : mesurer régulièrement le moral des soignants, la qualité des soins, les conditions de travail, estime le haut-fonctionnaire.

La tarification à l’activité a nourri le mal-être au travail des soignants Twitter
Autre enjeu, à la charnière du financier et des conditions de travail, la tarification à l’activité (T2A), dont la réforme est sur la table depuis un moment déjà. Le couple infernal T2A-Ondam a en effet précipité la course à l’activité à l’hôpital et nourri le mal-être au travail des soignants en raison d’un mécanisme qui a dévoyé le système : l’existence du point flottant. La T2A, un système d’allocation des ressources venus remplacer le budget global qui prévalait jusqu’en 2004, attribue un prix à un acte médical (accouchement par voie basse, pontage coronarien…) et ce prix est exprimé en termes de points. Cela permet – et c’est là que le système s’emballe – un ajustement de la valeur du point en fonction du volume d’activité réalisé, de façon à respecter l’enveloppe budgétaire allouée à l’hôpital (l’Ondam hospitalier). Si l’activité augmente, la valeur du point baisse, de sorte qu’on reste dans l’enveloppe. Chaque hôpital, anticipant une possible baisse de la valeur du point, tend à multiplier les actes, pour se prémunir d’une baisse de recettes, ce qui entraîne une course à l’activité à rebours des objectifs d’efficience auxquels devait répondre la T2A et délétère pour les conditions de travail. « Il est impératif de mettre fin au système du point flottant », juge Brigitte Dormont. Si elle reste adaptée à des actes simples et techniques (acte de chirurgie orthopédique, opération de la cataracte), La T2A ne correspond en rien à des prises en charge de maladies chroniques, qui impliquent au contraire de sortir d’une logique « à l’acte ».

La dette, instrument de coercition
Malgré les belles paroles du gouvernement, la sortie d’une approche comptable ne semble donc pas être à l’ordre du jour. L’annonce, en novembre dernier, de la reprise d’un tiers de la dette hospitalière, annonçait de toute façon la couleur. « c’est un formidable outil de coercition, qui permet d’imposer aux établissements des restructurations au cas par cas », décrypte Brigitte Dormont. L’économiste plaide pour une reprise totale de la dette par l’Etat. Car si la dette des hôpitaux est si élevée, à 30 milliards d’euros, c’est certes en raison des emprunts toxiques qu’ont contracté les établissements, mais « surtout parce qu’ils ont continué à fonctionner malgré l’austérité budgétaire qui leur était imposée par l’Etat ». Il est donc logique que celui-ci la prenne en charge.

Mais une telle proposition ne figure pas à l’ordre du jour des discussions du Ségur de la Santé, pas plus que celle d’un moratoire sur les plans de restructuration engagés. Le gouvernement a en outre prévu de considérer les dépenses exceptionnelles engagées par la Sécurité sociale lors de la crise du Covid comme une dette sociale, gérée par la Caisse d’amortissement de la dette sociale (Cades). Il écarte ainsi l’option mise sur la table par le Haut conseil pour financement de la protection sociale d’une distinction entre « aléas normaux de la conjoncture » gérés par la Sécurité sociale, et « aléas exceptionnels » pris en charge par l’Etat et défendue par certains économistes, comme Michaël Zemmour.

L’hôpital malade de la bureaucratie ?
Au-delà du manque de moyens, les rigidités organisationnelles du système de santé sont réelles. Lors la crise sanitaire, et pour la première fois depuis longtemps, l’administration hospitalière s’est mise au service des soignants. Comment pérenniser cette situation ? Faut-il remettre les soignants au cœur de la gouvernance, comme le demande le Collectif Inter-Hôpitaux ? Depuis les années 1960, le rôle du directeur d’hôpital s’est renforcé. Mais « les médecins ont gardé un rôle par le biais des Commissions médicales d’établissement (CME), analyse le politiste Renaud Gay. Or une partie des médecins présidents de CME s’est convertie aux logiques de rationalisation budgétaire ». Redonner du pouvoir aux soignants risque donc de ne pas suffire. « Celui qui délivre le soin doit prendre ses décisions sur des bases médicales, en recherchant l’efficience, mais sans intervention directe des préoccupations budgétaires », estime de son côté Brigitte Dormont. « L’enjeu est de sortir d’une logique exclusivement budgétaire et de renouer avec une démarche planificatrice », complète Renaud Gay. Cette question est d’autant plus épineuse que de nombreuses réformes organisationnelles ont été imposées à l’hôpital ces dernières années, provoquant lassitude et épuisement face à ces changements permanents.

Autre piste évoquée par le gouvernement pour rendre l’hôpital plus flexible : l’assouplissement des 35 heures. Mais là, « C’est le retour des vieilles lunes », met en garde Renaud Gay. Après une mise en place difficile à l’hôpital au début des années 2000, faute de recrutements suffisants, les 35 heures sont aujourd’hui plutôt appréciées, d’après la Drees.

Une vraie coopération ville/hôpital
Surtout, le système de santé achoppe aujourd’hui sur la mauvaise coordination entre ville, hôpital et médico-social. En témoigne l’engorgement des urgences, dû à l’absence de permanence des soins à la ville. Le diagnostic est largement partagé. Mais comment y remédier ? C’est là que le bât blesse. S’il est toujours plus facile pour les pouvoirs publics de contraindre l’hôpital plutôt que la ville, c’est bien parce que la profession médicale est très éclatée, à la fois sociologiquement peu homogène et dotée d’une organisation peu centralisée. Nombre de médecins libéraux refusent de répondre à un cahier des charges de la Sécurité sociale (sur les tarifs et le lieu d’installation), qui est pourtant en partie leur financeur, et ce refus s’est imposé jusqu’à présent. En témoignent les dispositifs de lutte contre les déserts médicaux qui se sont multipliés à coup d’incitations à l’installation, sans résultat tangible, comme le relevait la direction du Trésor en octobre.

« Il faut penser la politique de santé en réponse aux besoins d’une population sur un territoire, estime le politiste Renaud Gay, et sortir d’une logique seulement clinique au profit d’une approche en santé publique qui intègre la démographie et les déterminants socio-économiques et environnementaux. » La dimension territoriale pourrait se lire derrière des dispositifs comme les groupements hospitaliers de territoire (GHT) et les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) mises en place par la loi de 2016 et qui ont pour but d’organiser la coordination entre acteurs d’un territoire. Mais « les GHT relèvent d’une logique très descendante et ont surtout permis d’imposer des économies », rappelle Renaud Gay. Quant aux CPTS, elles dépendent du bon vouloir des professionnels qui les portent, induisant des inégalités territoriales.

Plus concrètement, on pourrait imaginer un système proche des primary care trusts britanniques, défend Brigitte Dormont 1 : à l’échelle d’un territoire, une entité type ARS aurait la responsabilité d’organiser l’offre de soins en mobilisant tous les acteurs. Elle serait dotée d’un budget correspondant aux besoins identifiés, à charge pour elle de le répartir au mieux. « Aujourd’hui, l’allocation des moyens ne suit pas forcément les besoins, puisque pour les soins de ville, les remboursements et donc les ressources utilisées sont fonction de la consommation de soins. Cette nouvelle organisation entraînerait une plus grande équité entre territoires », détaille l’économiste. Resterait à clarifier la méthode de transition entre ces deux organisations. Quoi qu’il en soit, les réformes nécessaires impliqueront nécessairement un pilotage de la médecine de ville, aujourd’hui inexistant.

En attendant et après les applaudissements, les soignants appellent à une mobilisation le 16 juin pour défendre l’hôpital public et réclamer une vraie politique de santé, qui ne soit pas inféodée à des logiques comptables.

1.Voir note du CAE n° 8 « Pour un système de santé plus efficace », http://www.cae-eco.fr/IMG/pdf/cae-note008.pdf