L’hôpital

Alternatives économiques - « A l’hôpital, les outils gestionnaires doivent devenir un enjeu de lutte »

Juillet 2020, par Info santé sécu social

Le 25 juillet 2020

Renaud Gay
Politiste, chercheur à l’Ires, spécialiste des réformes hospitalières.

Après plus d’un an et demi de crise profonde à l’hôpital et une décennie de paupérisation, que peut-on encore dire de neuf sur cette institution ?

Pour cette série estivale de grands entretiens, nous donnons aujourd’hui la parole au politiste Renaud Gay, spécialiste des réformes hospitalières auxquelles il a consacré une thèse soutenue en 2018 à Sciences Po Grenoble.

L’originalité de son approche sociohistorique est double. D’abord parce qu’en partant des années 1960-1970 pour étudier les transformations de l’hôpital, il les replace dans un temps long, montrant la continuité et les inflexions des politiques menées, au-delà d’une vision schématique qui opposerait à un âge d’or le tournant néolibéral des années 1980.

Ensuite parce qu’en choisissant une entrée par l’administration, il met en lumière les luttes internes à l’Etat sur les politiques hospitalières, à rebours d’une vision monolithique de l’acteur public. Cette approche qui se garde de tout angélisme, éclaire de manière stimulante les difficultés auxquelles l’hôpital est confronté.

Comment caractériser le système hospitalier français aujourd’hui ?

Ce système se caractérise par une logique de financiarisation qui s’est imposée à partir des années 2000, en lien avec la mise en place de la tarification à l’activité (T2A).

Que faut-il entendre par « financiarisation » ? En instaurant la T2A progressivement à partir de 2003-2004 avant de la généraliser à l’ensemble des séjours Médecine Chirurgie Obstétrique [séjours de courte durée, ndlr] à la fin des années 2000, on a considéré les hôpitaux publics comme des entités financières avec des recettes et des dépenses que les médecins ont la charge d’équilibrer pour ne pas être en déficit.

Ainsi, cela ne signifie pas nécessairement que les acteurs financiers sont de plus en plus présents, même si ce peut être le cas à travers des partenariats public-privé utilisés pour financer des investissements. Cette financiarisation s’accompagne surtout d’un renforcement du pilotage étatique du système hospitalier au niveau central.

Certains chercheurs parlent de « mise en faillibilité » pour décrire le fait qu’est régulièrement évoquée la possibilité que les services publics – pas seulement l’hôpital – soient mis en faillite en raison de déficits trop grands

Certains chercheurs comme Pierre-André Juven et Benjamin Lemoine parlent de « mise en faillibilité » pour décrire le fait qu’est régulièrement évoquée la possibilité que les services publics – pas seulement l’hôpital – soient mis en faillite en raison de déficits trop grands, ce qui fait planer la menace de leur disparition.

Cette logique de financiarisation tend à mettre en concurrence les établissements publics les uns avec les autres, en plus de les mettre en concurrence avec le secteur privé. Elle constitue en cela une rupture par rapport à la logique de planification qui a été structurante à partir des années 1960-1970, et qui se caractérisait par la recherche d’organisation et de coopération des services sanitaires en fonction des besoins d’un territoire.

Après 2000, la logique de planification n’est pas totalement enterrée – des dispositifs de planification subsistent comme les schémas régionaux d’organisation sanitaire – ? mais les acteurs du soin sont de plus en plus mis sous pression par les nouvelles règles financières qui leur sont imposées.

Les effets pervers de la tarification à l’activité

Mise en place à partir de 2004, la tarification à l’activité (T2A) a révolutionné le financement des hôpitaux publics. Auparavant, ils recevaient depuis 1983 une « dotation globale de fonctionnement » annuelle, sans lien avec leur activité. Avec la T2A, il s’agit pour l’assurance maladie de payer au « juste coût » les activités effectuées à l’hôpital, en incitant les établissements à gagner en performance et en productivité. Leurs ressources dépendent désormais du volume estimé de leurs activités en médecine, chirurgie, obstétrique et odontologie, le prix de chaque activité étant fixé nationalement chaque année par le ministère de la Santé.

Le problème, c’est que l’enveloppe attribuée à l’hôpital public, définie tous les ans par les objectifs nationaux de dépenses d’assurance maladie, les Ondam, est décidée avant même de connaître la réalité de l’activité des hôpitaux, exactement comme l’était le budget global. Les montants n’étant pas extensibles, le tarif attribué à chaque acte tend donc à baisser au fur et à mesure de l’augmentation de l’activité de l’hôpital et des diminutions de l’enveloppe de l’Ondam, sans que cette réduction puisse être anticipée par les hôpitaux. Ainsi, la seule façon pour un établissement de garantir un niveau de financement équivalent à celui des années précédentes est d’augmenter son volume d’activité. Et c’est là tout le paradoxe du système : la T2A, contrairement à ses objectifs initiaux, entretient une logique inflationniste et aveugle. D’autant que depuis 2010, l’Ondam hospitalier est inférieur à l’évolution « naturelle » des dépenses de santé, due au vieillissement de la population et à la progression des pathologies chroniques. Les hôpitaux se trouvent donc contraints à de substantielles économies, ont tendance à privilégier les activités les mieux payées et à s’engager dans de constantes restructurations pour baisser leurs « charges ».

On peut donc opposer une logique planificatrice qui prévaut jusqu’à la fin des années 1990 et une logique financière qui s’impose dans les années 2000 ?

Oui et non. Oui, car la logique financière s’impose définitivement avec le plan hôpital 2007 du ministre de la Santé Jean-François Mattei et ouvre une séquence dans laquelle nous nous trouvons encore, reléguant clairement au second plan les démarches planificatrices.

La logique financière qui s’est imposée définitivement depuis 2007 s’appuie sur des instruments gestionnaires qui ont en fait été mobilisés dès les années 1970

Mais cette logique s’appuie sur des instruments gestionnaires qui ont en réalité été mobilisés dès les années 1970 par l’une des administrations chargées d’animer le service public hospitalier : la Direction des hôpitaux. L’approche gestionnaire, que je définis comme le souci d’optimiser le fonctionnement des établissements hospitaliers, s’élabore et s’éprouve tout au long de la période, de manière plus ou moins forte.

Après avoir longtemps coexisté avec une démarche planificatrice, et même s’être parfois articulée à celle-ci, l’approche gestionnaire a conduit à développer au fil du temps des outils qui sont à partir des années 2000 mis au service d’une vision financière du service public hospitalier.

Autrement dit, la démarche gestionnaire, qui n’est pas négative en soi, n’est pas non plus nécessairement positive. Tout dépend des objectifs que l’on se fixe.

La deuxième limite que je mettrais à ce découpage est que la préoccupation de la maîtrise de la dépense hospitalière ne date pas des années 2000 ni même des années 1980. Elle apparaît dès les années 1960-1970, c’est-à-dire dès la création du service public hospitalier, en raison de la conjonction de deux phénomènes.

D’abord, une dynamique économique de hausse de la consommation de soins et biens médicaux (CSBM), pour reprendre la terminologie des services statistiques du ministère de la Santé, qui permet d’apprécier une large part des dépenses de santé et qui passe de 2,5 % à 5 % du PIB entre 1950 et 1970. Au sein de la CSBM, la dépense hospitalière représente une part de plus en plus importante, jusqu’à 55 % en 1982, qui inquiète les gouvernants.

Ensuite, en raison d’une réflexion qui émerge au sein des services de l’Etat dans les années 1960 sur la façon dont il peut améliorer son fonctionnement qui n’est pas jugé le plus efficace. C’est l’émergence de ce que le politiste Philippe Bezès nomme un « souci de soi » de l’Etat. De plus en plus, les administrations se demandent comment améliorer l’efficacité de leurs interventions sur la société. Cette réflexivité s’exprime vis-à-vis de l’hôpital : on s’interroge sur les moyens d’avoir un financement qui corresponde davantage au coût réel de l’activité hospitalière et d’inciter les services à mieux maîtriser les ressources qui leur sont allouées. Le « souci de soi » de l’Etat se traduit par la recherche d’une bonne gestion des établissements.

Vos recherches retracent les transformations du système hospitalier depuis les années 1960-1970 jusqu’aux années 2000. Pourquoi ce point de départ dans les années 1960-1970 ?

Ces années voient la mise en place du service public hospitalier, créé par la loi du 31 décembre 1970 portant réforme hospitalière. Cette création répond à plusieurs préoccupations, portées par différents acteurs.

Les centres hospitaliers universitaires (CHU) ont été créés en 1958, mais sans réfléchir à une organisation rationnelle des établissements ou à une coopération entre eux

Plusieurs hauts fonctionnaires, tout d’abord, s’inquiètent du développement anarchique des hôpitaux et du désengagement de l’Etat, et appellent à une rationalisation du secteur. L’expansion hospitalière, avec des établissements de plus en plus technicisés et donc coûteux, se fait sans contrôle public. La loi de 1958 a certes créé les CHU (centres hospitaliers universitaires) mais sans réfléchir à une organisation rationnelle des établissements ou à une coopération entre eux.

Une deuxième préoccupation, portée par les syndicats de personnels, concerne le sous-financement des hôpitaux. Le Comité national de l’hospitalisation publique (CNHP), qui regroupe médecins et paramédicaux, l’incarne. Face à des besoins croissants, le CNHP demande des crédits supplémentaires pour financer le développement des hôpitaux publics et leur modernisation afin de répondre aux besoins de la population. Il appelle à une planification et à l’organisation d’une carte sanitaire, autour de l’idée de sous-équipement.

Enfin, une troisième préoccupation autour d’une meilleure gestion de l’hôpital est portée par la jeune profession des directeurs d’hôpital, métier créé dans les années 1940 et qui se professionnalise dans les années 1960. L’hôpital doit être mieux géré, il a besoin d’un directeur avec des compétences administratives et financières, plus que médicales. Ce groupe appelle à moderniser la gestion des établissements hospitaliers qui sont jugés archaïques dans leur fonctionnement.

La loi de 1970 est le produit de ces trois définitions de la question hospitalière. Elle essaie d’articuler ces dimensions et, ce faisant, les hiérarchise. La préoccupation portée par le CNHP (les médecins et paramédicaux) est prise en compte mais de manière secondaire par rapport aux autres.

Que signifie concrètement la mise en place d’un service public hospitalier en 1970 ?

Avec la création du service public hospitalier s’impose l’idée qu’il faut une structure administrative pour l’animer. C’est dans ce contexte qu’est créée la Direction des hôpitaux au sein du ministère de la Santé. Dès les années 1970, son action oscille entre deux logiques. Une logique gestionnaire d’une part, à une échelle microéconomique, celles des hôpitaux. La Direction des hôpitaux réfléchit ainsi à de nouvelles règles de financement pour améliorer le prix de journée.

A la fin des années 1970 est lancée une expérimentation pour mieux cerner « la vérité des coûts » hospitaliers pour les différents séjours

Elle lance à la fin des années 1970 une expérimentation, le prix de journée éclaté. L’idée est de s’appuyer sur la comptabilité analytique des établissements pour mieux cerner « la vérité des coûts » hospitaliers pour les différents séjours. C’est une façon de sophistiquer le prix de journée, calculé souvent un peu grossièrement et qui est très inflationniste dans la mesure où les établissements sont remboursés selon ce qu’ils dépensent, c’est-à-dire sans aucune contrainte financière.

L’expérimentation n’est cependant pas généralisée : c’est une belle construction intellectuelle, si l’on peut dire, mais qui exige un équipement à la fois comptable et informatique des établissements qui n’existe pas.

La deuxième logique qui caractérise la Direction des hôpitaux est une logique de planification. En témoigne la mise en place de la carte sanitaire, créée en 1970, qui doit permettre d’organiser avec cohérence l’implantation des équipements sanitaires sur le territoire.

Ces deux logiques – gestionnaire et planificatrice – ne sont pas contradictoires, mais ne se superposent pas pour autant : l’une est pensée à l’échelle microéconomique, tandis que l’autre pense la coordination entre établissements. Toutes deux prétendent améliorer le service public hospitalier et le rendre plus efficace.

La Direction des hôpitaux parvient-elle à imposer son souci gestionnaire et planificateur dans les années 1970 ?

Non, car c’est une administration récente et peu reconnue. Elle partage son domaine de compétences avec d’autres directions du ministère de la Santé, plus anciennes et plus légitimes, qui lui font obstacle : la Direction générale de la santé d’un côté, qui est en charge de la conception de la carte sanitaire que la direction des hôpitaux doit mettre en œuvre, et la Direction de la Sécurité sociale.

Face à ces deux administrations bien implantées, la Direction des hôpitaux reste mal insérée dans l’ordre étatique, et ses capacités d’intervention demeurent limitées. La loi de 1970 voulait rationaliser l’organisation du service public hospitalier, mais les compétences restent fragmentées entre différentes administrations.

C’est d’autant plus difficile pour la Direction des hôpitaux que les autres directions ne partagent pas son projet pour l’hôpital, celui de la recherche d’une bonne gestion au niveau microéconomique.

La Direction générale de la santé porte une vision avant tout médicale. Elle a toujours été dirigée par des médecins, et est la plus perméable à cette profession. Elle a à cœur de fournir aux professionnels des équipements qui leur permettent d’exercer en toute autonomie leur activité, comme le montre la carte sanitaire qu’elle a conçue.

A l’inverse, la Direction de la Sécurité sociale intervient sur les hôpitaux par le biais du financement. Elle s’inquiète avant tout de la maîtrise macroéconomique de la dépense hospitalière, de son volume, dans un souci d’équilibre du budget de la Sécurité sociale.

Les préoccupations d’optimisation de la Direction des hôpitaux, bien qu’elles ne paraissent pas contradictoires avec cette logique, en sont en réalité assez éloignées.

On le voit par exemple sur la dotation globale de financement qui est expérimentée à partir de 1978 parallèlement au prix de journée éclaté, avant d’être généralisée en 1983. La Direction de la Sécurité sociale a largement contribué à concevoir et promouvoir ce nouvel instrument financier qu’est la mise sous enveloppe des dépenses hospitalières et plus généralement de santé, comme le soulignent les travaux de Frédéric Pierru. La Direction des hôpitaux cherchait au contraire à améliorer le prix de journée en l’affinant et en le sophistiquant.

La dotation globale relève d’une approche très différente : ce n’est pas un instrument d’optimisation de la dépense, mais un outil de maîtrise des équilibres macroéconomiques, assez éloigné d’une préoccupation gestionnaire. La Direction des hôpitaux finira par s’en accommoder, mais elle y est d’abord hostile, car cette dotation globale ne règle pas la question de l’optimisation des dépenses et relève d’une logique très descendante, peu à l’écoute des directeurs d’hôpital.

Dans les années 1970, l’administration essaie d’associer les différentes élites à la construction des politiques publiques

C’est en effet une autre caractéristique de cette décennie : un rapport entre administrations et professions hospitalières marquées par une approche corporatiste par l’intermédiaire du Plan.

L’administration essaie d’associer, plus ou moins étroitement en fonction des secteurs, les différentes élites à la construction des politiques publiques. En matière de réforme hospitalière, qu’il s’agisse du prix de journée éclaté ou de la carte sanitaire, la Direction des hôpitaux travaille en lien étroit avec les élites sectorielles, à savoir des médecins hospitalo-universitaires et des directeurs d’hôpital.

Ces équilibres vont peu à peu se modifier au cours de la décennie suivante.

L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 change-t-elle les choses pour le service public hospitalier ?

La gauche arrive au pouvoir avec un programme très élaboré en matière de santé, à la suite d’un important investissement de cette question par les communistes et les socialistes, les années 1970 ayant été marquées par de véritables échanges entre médecins, syndicats et personnels politiques de gauche.

Cette expertise donne lieu à des propositions de réformes qui prennent le contre-pied de la dimension gestionnaire et de la recherche de maîtrise des dépenses qui ont caractérisé les années 1970.

La maîtrise de la dépense hospitalière s’est en effet renforcée après 1976 : expérimentation de la dotation globale, sorte d’enveloppe accordée ex ante qui impose une contrainte financière plus stricte, centralisation et durcissement du contrôle des opérations d’équipement et des prix de journée, etc.

En 1981, le credo à gauche est de démocratiser le système hospitalier. Démocratiser les établissements d’abord : les hôpitaux ne doivent plus être organisés en services, mais en départements dirigés par une équipe élue par tous les personnels (un département regroupant plusieurs services). Démocratiser l’accès aux soins ensuite : il faut supprimer le secteur privé dans les hôpitaux publics, c’est-à-dire la possibilité pour les médecins hospitaliers de recevoir une patientèle en libéral. Cette nouvelle approche est portée par le ministre communiste de la Santé Jack Ralite entre 1981 et 1983.

Ce projet de démocratisation est-il mis en œuvre ?

D’emblée, le gouvernement se heurte à l’hostilité de l’élite hospitalo-universitaire, qui s’oppose à la fois à la départementalisation et à la réforme du secteur privé qui n’aboutira jamais. Cette opposition très virulente ralentit les réformes. Même s’il existait déjà beaucoup d’organisations représentatives à l’époque, cette période coïncide avec une forte structuration du syndicalisme médical en intersyndicales qui perdurent encore aujourd’hui.

En 1983, le tournant de la rigueur achève de tuer dans l’œuf le réformisme sanitaire porté par la gauche en 1981

Le tournant de la rigueur achève de tuer dans l’œuf ce réformisme. Ralite part en 1983 et est remplacé par Pierre Bérégovoy qui a la main sur la Santé en tant que ministre des Affaires sociales. A la faveur de la reconfiguration politique de 1983, les principales mesures sont conservées, mais redéfinies dans un cadre plus gestionnaire, qui renoue avec l’approche des années 1970.

Le projet des départements est redéfini autour de l’idée d’une réorganisation des hôpitaux destinée à améliorer leur fonctionnement et mieux maîtriser la dépense, et qui aboutira bien des années plus tard avec la mise en place des pôles d’activité.

Après 1983, l’élaboration d’outils de gestion des établissements reprend de plus belle. Comment cela se manifeste-t-il ?

Le tournant de 1983 permet à la Direction des hôpitaux de se repositionner dans le jeu réformateur : elle reprend le contrôle et réussit à accumuler de nouvelles capacités d’action en imposant la création du programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI) des hôpitaux.

Ce programme engage une vaste transformation des outils de gestion, en systématisant le recours à l’informatique et en fournissant une évaluation médico-économique de l’activité hospitalière. La logique gestionnaire ne se déploie cependant pas encore pleinement. Les nouveaux dispositifs mis en place restent souvent expérimentaux.

Durant cette période, cette administration se heurte de manière continue à la profession médicale. La réforme de la gouvernance interne par l’instauration des départements n’est jamais mise en place. L’administration est de moins en moins perméable aux intérêts des professionnels et abandonne peu à peu l’approche corporatiste.

Elle cherche néanmoins toujours à construire des coalitions de soutien en s’appuyant sur des groupes très différents entre 1981 et 1986. Ainsi entre 1981 et 1983, la gauche s’appuie sur les médecins estampillés de gauche ainsi que sur les syndicats de personnels CGT ou CFDT. A partir de 1983, d’autres groupes professionnels sont les interlocuteurs privilégiés des gouvernants, comme l’Union syndicale CGC des médecins hospitaliers, cheville ouvrière de l’Intersyndicale nationale des médecins hospitaliers créée en 1983 et toujours active aujourd’hui sous le nom d’INPH, qui est très ouverte à l’idée que les médecins doivent avoir des considérations gestionnaires.

Le contrôle financier se fait de manière injuste : la dotation globale s’abat de manière aveugle sans prendre en compte l’activité réelle des établissements, et ne s’applique pas aux cliniques privées

Les cadres de la Direction des hôpitaux et de l’administration de la santé en général dénoncent aussi à la fin des années 1980 la centralisation de la régulation hospitalière, jugée trop forte. A leurs yeux, trop de décisions sont prises au niveau central au détriment de services déconcentrés mal équipés. Le fonctionnement des établissements est jugé encore trop rigide, la mise en place de la départementalisation ayant échoué.

De plus, le contrôle financier se fait de manière injuste : la dotation globale s’abat de manière aveugle sans prendre en compte l’activité réelle des établissements, et ne s’applique pas aux cliniques privées. La Direction des hôpitaux veut notamment s’appuyer sur des indicateurs quantifiés pour perfectionner l’allocation des dotations, en utilisant les informations renseignées dans le PMSI sur l’activité des établissements. Cela fait partie des expérimentations menées à l’époque.

La mobilisation des professionnels reprend au même moment. Les directeurs d’hôpital et les médecins alertent sur le déclin du service public hospitalier, regrettant que les établissements soient désormais peu attractifs car soumis à des pressions budgétaires trop fortes. Ils pointent l’écart entre le public et les cliniques privées, dont le financement est jusqu’en 1991 assez souple et peu contrôlé, bien qu’elles bénéficient de deniers publics.

Côté paramédical, les infirmières se mobilisent en 1988-1989 pour dénoncer la dégradation de leurs conditions de travail mais aussi les hiérarchies internes aux établissements et demander plus de reconnaissance.

Au début des années 1990, le programme gestionnaire revêt donc une dimension composite : une recherche d’amélioration des indicateurs et une volonté de mieux associer les professionnels.

La loi Evin de 1991 reflète cette double préoccupation ?

La loi de 1991 met en place plusieurs initiatives gestionnaires, mais à la marge dans la mesure où elles restent soumises à la bonne volonté des professionnels. L’idée qui sous-tend ces réformes est qu’il faut moderniser le service public hospitalier en associant davantage les professionnels à sa gestion.

Les principaux instruments mobilisés sont le projet et le contrat. Au sein des hôpitaux, les professionnels doivent discuter d’un projet d’établissement comportant des orientations qui fixent le cap pour les années à venir. Ils doivent être associés au pilotage des établissements grâce à la concertation. Pour ce faire, des fédérations de services peuvent être créées.

Ces projets d’établissements peuvent faire l’objet de contrats d’objectifs et de moyens avec l’Etat et l’Assurance maladie : les établissements définissent des objectifs de soins et d’investissements dont l’Etat ou l’Assurance maladie garantissent le financement. La loi instaure aussi les schémas régionaux d’organisation sanitaire (SROS) qui complètent la carte sanitaire, elle-même aussi désormais arrêtée au niveau régional, le but étant d’affiner l’évaluation des besoins de santé.

Mais dans les faits, ces mesures sont souvent très compliquées à mettre en œuvre, car les professionnels ne s’en saisissent pas nécessairement. La logique incitative de modernisation du service public hospitalier produit donc des effets limités.

En quoi la réforme Juppé constitue-t-elle une étape majeure ?

Les choses changent en 1996, au moment de la réforme Juppé. Cette réforme de la Sécurité sociale comprend un volet hospitalier. Elle reprend ces initiatives gestionnaires, les généralise et les inscrit dans un nouveau cadre administratif territorial, celui des Agences régionales de l’hospitalisation.

Les contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens acquièrent une dimension obligatoire. Le plan Juppé systématise aussi les indicateurs quantitatifs pour perfectionner l’allocation des ressources qui ont été développés par l’administration parallèlement à la loi hospitalière de 1991. Le PMSI est désormais utilisé pour allouer les dotations en fonction de la productivité des hôpitaux dans le but de corriger certaines injustices.

D’autres indicateurs portés par la Direction des hôpitaux sont davantage utilisés, comme l’indicateur de prise en compte des besoins de santé de population, qui permet de déterminer les besoins potentiels sur un territoire en fonction de l’âge de la population et de sa structure socio-professionnelle.

Le plan Juppé est donc coercitif, mais permet la généralisation d’outils de gestion dans l’allocation des ressources et le pilotage des établissements. En cela, il légitime les préoccupations portées depuis des années par la Direction des hôpitaux.

La généralisation des outils de gestion va également à l’encontre d’une certaine volonté de dialogue avec les professionnels, qui se voient imposer ces réformes. Paradoxalement pourtant, cela achève de préparer le terrain pour la grande réforme hospitalière suivante, le plan Mattei de 2007 qui met en place la tarification à l’activité (T2A).

Le plan Juppé de 1996 tire profit des mesures techniques et gestionnaires adoptées jusque-là

Ce plan tire profit des mesures techniques et gestionnaires adoptées jusque-là. Sur le plan technique, car la mise en place du PMSI a permis d’attribuer précisément un « prix » à chaque séjour hospitalier. Sur le plan politique et sociologique, car toutes les réformes expérimentées ou imposées ont familiarisé les professionnels hospitaliers avec les instruments de gestion.

Une partie des médecins ou directeurs qui étaient au départ hostiles aux réformes du PMSI ou de la dotation globale s’y adaptent, développent une expertise, et intègrent ces nouvelles logiques gestionnaires, qui vont accompagner le bouleversement de 2007.

C’est-à-dire ?

Le plan Mattei adopté en 2007 entérine une logique de financiarisation déjà à l’œuvre dans la préoccupation sur les coûts par les nouveaux instruments qu’il met en place. Il comporte plusieurs volets : la mise en place de la T2A de manière progressive dès 2004, la suppression de la carte sanitaire, instrument structurant de la politique hospitalière depuis les années 1970, la reconfiguration des SROS dont l’articulation avec la T2A est très délicate, et la suppression des services hospitaliers, remplacés par des pôles d’activité.

Pour résumer, on peut dire que le plan Mattei de 2007 relègue les instruments planificateurs au profit de l’instrument financier qu’est la T2A. Cette logique sera par la suite amplifiée par la loi hôpital, patients, santé et territoires (HPST) de 2009.

Sur le plan administratif, ces changements se font au détriment de la Direction des hôpitaux, dont l’expertise planificatrice est dévalorisée dans un système désormais régulé par la T2A.

A l’inverse, la Direction de la Sécurité sociale tire profit de ce changement. Sa culture interne est de plus en plus marquée par la gestion du « risque santé ». Si elle n’épouse pas nécessairement pleinement la philosophie de la T2A, cette direction historiquement hostile à la logique planificatrice de la direction des hôpitaux, est de plus en plus en phase avec la logique de financiarisation. Elle bénéficie en outre d’un nouveau relais puisqu’elle a désormais la double tutelle du ministère des Affaires sociales et du puissant ministère du Budget.

Les années 2000 sont donc celles d’un bouleversement des rapports de force entre acteurs étatiques du service public hospitalier.

Pour résumer, il n’y a à la fois pas d’âge d’or du service public hospitalier auquel se référer, la frénésie réformiste est ancienne, et les mesures qui semblent témoigner de préoccupations sensées (associer les établissements au pilotage des soins, planifier) peuvent conduire à mettre en concurrence les acteurs et servir une logique de financiarisation aux effets délétères. N’est-ce pas tout simplement déprimant ?

Il est vrai que mon travail démythifie l’idée d’un service public financièrement généreux, qui tournait bien dans les années 1960-1970 avant de se dégrader dans les années 1980. Il montre au contraire que les logiques gestionnaires sont d’emblée présentes.

Quant à la planification, elle n’a en effet jamais eu la faveur de la Direction de la Sécurité sociale, mais le plan Mattei a joué un rôle important dans sa relégation. Nous aurions sans doute intérêt à renouer avec cette approche.

Les dépenses hospitalières sont des ressources publiques socialisées. Il est dès lors logique de s’interroger sur les objectifs qu’on souhaite les voir servir et les façons d’y parvenir, y compris d’un point de vue budgétaire

Je voudrais aussi insister sur le fait que la préoccupation gestionnaire n’est pas nécessairement négative. Que les outils élaborés au cours des décennies précédentes aient rendu possible la financiarisation imposée par le plan Mattei ne signifie pas qu’ils devaient nécessairement y conduire ou qu’ils ne pouvaient être mis au service d’autres finalités.

Il y a une grande variété d’instruments et d’objectifs dont certains peuvent être utilisés pour mieux répondre aux besoins de la population. Les dépenses hospitalières sont des ressources publiques, socialisées. Il est dès lors logique de s’interroger sur les objectifs qu’on souhaite se fixer et les façons d’y parvenir, y compris d’un point de vue budgétaire.

Les années 1980-1990 ont vu s’élaborer des mesures intéressantes (le PMSI, des indicateurs de redistribution équitable et progressive des dotations, comme le point ISA), qui ont par la suite nourri des logiques inquiétantes. Ces instruments de gestion sont certes porteurs d’une technicisation qu’il est difficile de s’approprier et cela a quelque chose de désespérant. Mais cela signifie aussi qu’on peut faire de la réappropriation de ces outils un enjeu de lutte en essayant d’articuler outils techniques et nouveaux objectifs de santé publique dans un contexte de discussion démocratique.

Il faut remettre en cause la politique de restriction budgétaire qui s’abat sur les hôpitaux depuis de nombreuses années, met sous pression les professionnels et conduit à une dégradation de la qualité des soins malgré les soignants et entraîne beaucoup de souffrance au travail.

Mais cette remise en cause ne peut pas faire l’économie d’une réflexion sur un projet alternatif qui penserait la façon d’organiser le système de santé à l’avenir : avec quels objectifs, selon quel équilibre entre l’hôpital et la médecine de ville, avec quelles formes de coopération entre les professionnels, ou encore quelle place pour les non-professionnels dans la régulation du système de santé.

Tous ces enjeux sont politiques et nous devons collectivement nous en saisir.

Initiative : cinq collectifs (Collectif inter-hôpitaux, les Economistes Atterrés, le Collectif inter-urgences, le Printemps de la psychiatrie et les Ateliers travail et démocratie) se sont associés pour lancer un appel à la tenue d’un « Atelier de travail et de réflexion démocratique et populaire » pour la refondation du service public hospitalier. Chercheurs en sciences sociales et soignants s’unissent pour réinvestir les collectifs de soin et inventer une « gouvernance » démocratique.

PROPOS RECUEILLIS PAR CÉLINE MOUZON