Les retraites

Alternatives économiques - La capitalisation ou la pensée magique

Janvier 2020, par Info santé sécu social

Par Michel Husson, le 14 janvier 2020

« Un shilling placé à la naissance de notre Rédempteur à 6 % d’intérêt composé représenterait aujourd’hui une somme plus grande que celle que pourrait contenir tout le système solaire s’il était transformé en une sphère d’un diamètre égal à celui de l’anneau de Saturne. »

Ce calcul effectué en 1773 par le pasteur Richard Price a suscité des émules. Ainsi, Patrick Artus se demande dans une note récente quelle serait la situation des retraités s’ils avaient eu des fonds de pension. Ses calculs conduisent à cette conclusion sans appel : un euro cotisé en 1982 rapporterait aujourd’hui 21,90 euros en capitalisation contre 1,93 euro en répartition. Autrement dit, « le coût d’avoir eu, depuis 40 ans, seulement de la retraite par répartition en France est donc considérable ».

La longue histoire des calculs fantaisistes
Ce type d’argument n’est pas nouveau : on le retrouvait déjà à la fin du siècle dernier. Ainsi, aux Etats-Unis, Martin Feldstein, un partisan résolu de la privatisation de la sécurité sociale, expliquait en 1997 que la cotisation de 12,4 % du système américain de sécurité sociale pourrait « être remplacée par un dépôt d’épargne obligatoire équivalent à 1,5 % des revenus » (Foreign Affairs, juillet-août 1997). ».

Ces calculs donnent le vertige : si on reprend ceux de Patrick Artus, on arrive à ce résultat manifestement absurde selon lequel les retraites représenteraient aujourd’hui 156 % du PIB au lieu de 13,8 % ! Or, les objections à cette arithmétique simpliste ne sont pas, eux non plus, nouveaux, et on se borne ici à résumer une note de 2002. Les gagnants et les perdants. Si le revenu national croît de 2 % l’an, est-il possible que la somme des revenus caracole à 5 % l’an ?

Evidemment non : si certains revenus croissent plus vite, cela revient à dire que leur part augmente, et cela implique la baisse compensatoire d’autres formes de revenu. La généralisation à l’ensemble des futurs retraités de calculs actuariels conduit donc à des configurations improbables. Tout différentiel entre taux de rendement financier et taux de croissance de l’économie est par conséquent l’indice d’une déformation dans la répartition des revenus : c’est le fameux r > g de Thomas Piketty.
Tout différentiel entre taux de rendement financier et taux de croissance de l’économie est par conséquent l’indice d’une déformation dans la répartition des revenus.

Un autre argument a parfois été avancé : un système par capitalisation serait mieux armé pour faire face aux évolutions démographiques, à savoir la croissance du nombre de retraités plus rapide que celle des actifs. Les raisons pour lesquelles cet argument est erroné sont très éclairantes. Elles ont été bien résumées par l’OCDE en 1998 : « Lorsque la génération du baby-boom commencera de prendre sa retraite, d’ici 10 à 20 ans, les représentants de cette génération seront très certainement vendeurs nets d’au moins une partie des actifs financiers qu’ils auront accumulés durant leur vie active.

Or, la génération plus jeune étant beaucoup moins nombreuse, le prix des actifs financiers pourrait s’en trouver déprimé. Par conséquent, il n’est pas impossible que la génération du baby-boom s’aperçoive, une fois qu’elle sera à la retraite, que les retraites que lui assurent les fonds de pension sont moindres que ce sur quoi elle comptait sur la base de l’extrapolation des tendances actuelles. » Artus contre Artus D’ailleurs, le même Patrick Artus en convenait à l’époque dans une note d’avril 1998 : « Une génération nombreuse risque fort de payer cher (ou même trop cher) des actions qu’elle revendra moins cher au moment de prendre sa retraite.

Autrement dit, le rendement de la retraite par capitalisation est faible pour une génération nombreuse, alors qu’il est élevé pour une génération peu nombreuse ». Quant à Jérôme Cahuzac, alors député socialiste, il prévenait en juillet 1998 : « Le passage massif à la capitalisation ferait disparaître l’attrait même de la capitalisation, à savoir le rendement réel élevé des actions représentatrices [sic] du capital productif. » « Le rendement de la retraite par capitalisation est faible pour une génération nombreuse », Patrick Artus, 1998

Le fin mot de l’affaire avait été pointé par Jean-Michel Charpin dans son commentaire du rapport Davanne : « Il faut expliquer d’où proviendront les suppléments de biens et services. Il serait trompeur de laisser entendre qu’ils découlent naturellement, voire magiquement, de l’adoption du principe de capitalisation. ».

Les deux mécanismes oubliés
Les résultats fantastiques s’expliquent donc par l’oubli de deux mécanismes. Le premier peut être résumé en ces termes : « trop de capitalisation tue le rendement ». Autrement dit, les rendements obtenus par les actifs financiers ne peuvent rester élevés que parce que leurs détenteurs sont peu nombreux. L’extension de leurs privilèges à d’autres couches sociales impliquerait leur « évaporation ».

En second lieu, on peut transférer des revenus financiers, mais pas les biens et services qu’ils serviront à acheter. Les biens et services que consomment aujourd’hui les retraités n’ont pas été stockés il y a 20 ans, ils correspondent à une production contemporaine. Il n’y a donc pas de « frigo économique », pour reprendre la formule de Jean Cassandre, qui dénonçait déjà ce « mirage de la capitalisation » (Droit social n° 6, juin 1991).

Trop de capitalisation tue le rendement
Ces références anciennes devraient suffire, mais on peut remonter encore plus loin dans le temps en citant le commentaire caustique que Marx adressait aux calculs de Price dans Le Capital : « La conception du capital comme valeur qui se reproduit elle-même en s’accroissant dans cette reproduction grâce à sa qualité inhérente de valeur qui se perpétue et s’accroît sans cesse a conduit le Dr Price à ses inspirations fabuleuses qui dépassent de loin les chimères des alchimistes. » Tout cela renvoie au fond à la théorie de la valeur, ce qui montre que les chantres de la capitalisation n’ont pas intégré cette leçon de la récente crise : la valorisation fictive d’actifs financiers, déconnectée de l’économie réelle, ne peut que s’effondrer.