Les centres de santé

Alternatives économiques : Les centres de santé communautaire portés à bout de bras par les militants

Juin 2021, par infosecusanté

Alternatives économiques : Les centres de santé communautaire portés à bout de bras par les militants

FLORIAN ESPALIEU

PUBLIÉ LE 29/06/2021

Dans les quartiers populaires, des soignants militent pour une approche plus globale et plus démocratique de la santé, et entendent faire bouger les pratiques. Ce discours commence à être entendu dans les couloirs des ministères, même si les obstacles restent nombreux.
Yasmine, 45 ans, traverse le grand hall d’accueil blanc en boitant : « J’ai appelé ce matin. J’avais le genou comme ça ! », lance-t-elle en faisant un geste de la main. Dans ce centre de santé communautaire, un tiers des places est réservé à la prise de rendez-vous le jour même. « Ici, on est toujours bien reçu. Le personnel s’implique vraiment et nous donne de son temps. »
Derrière l’ordinateur, Alexandre Bonnabel, approuve : « Le plus important, c’est l’accueil. » Le trentenaire est l’accueillant du jour et l’un des cinq co-fondateurs du Village 2 santé. « C’est ce qui est ressorti dans les entretiens préparatoires au projet : "Un endroit où on se sente bien, où l’on ne nous prend pas de haut", nous disait-on. »
Le centre a ouvert en septembre 2016 dans le quartier du Village 2, à Echirolles, l’un des plus pauvres de l’agglomération grenobloise. L’originalité de ces centres tient aux passerelles qu’ils proposent entre professionnels du soin et du social : médecine générale, kinésithérapie, orthophonie, infirmier.es ou travailleurs sociaux, appelés « accompagnants » au sein du Village 2 santé, et même aux accueillants dont le rôle se veut plus large que la simple prise de rendez-vous.
« L’idée de créer ce centre remonte à 2012 », retrace Jessica Guibert, médecin généraliste également impliquée depuis les prémisses. « Nous ne nous satisfaisions pas du système de soins actuel en France. Nous étions plus inspirés par les maisons de santé en Belgique ou les centres locaux de services communautaires au Québec. Ou plus proche La Case de santé à Toulouse et La Place Santé à Saint-Denis. »
Outre les centres pionniers de Toulouse et Saint-Denis ouverts respectivement en 2005 et 2011, et celui d’Echirolles, une poignée d’autres ont éclos depuis à Marseille en 2018 ou à Hennebont (Morbihan) en 2020. Une tendance marginale, mais tenace. Une douzaine de structures de même type sont ainsi comptabilisées par le ministère de la Santé.
Une approche politique de la santé
Historiquement, la santé communautaire trouve ses racines outre-Atlantique dans les mouvements militants des années 1960 et 1970, ceux de la théologie de la libération et des mouvements d’éducation populaire en Amérique du Sud, ou celui des Black Panthers aux Etats-Unis. Elle a ensuite été formalisée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dans la déclaration d’Alma-Ata en 1978 et dans la charte d’Ottawa de 1986 qui promeut une action renforcée à l’échelle de la communauté.
« La communauté est pour nous celle du quartier », détaille Jessica Guibert. « Des gens qui subissent les mêmes discriminations, les mêmes oppressions. Inégalités sociales, logement, travail, alimentation sont autant de facteurs qui contribuent à la santé. Aller aux racines de tout cela permet de s’intéresser à autre chose qu’au soin curatif. »
Cette approche est pleinement cohérente avec la définition de la santé retenue par l’OMS, à savoir « un état de complet bien-être physique, mental et social, [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ».
Le rôle des médiateur.ices en santé
« Pendant les consultations, nous ouvrons nos questions pour repérer des problématiques : en étant attentif, plein de choses peuvent venir, quand la douleur est sociale, psychologique… Notre rôle va être alors d’orienter. A l’inverse, des gens peuvent nous solliciter après être passés par le volet social. »
Même chose aux Francs-Moisins, en Seine-Saint-Denis. Ce qui est autour du malade compte autant que sa pathologie. La Place Santé compte une vingtaine de salariés, dont sept médecins, quatre médiatrices de santé, trois accueillantes médicales, sans oublier les traducteurs. Zahia, dont le métier d’origine est la comptabilité, y travaille en tant que médiatrice en santé :
« On remplit les dossiers, on explique les droits : handicap, invalidité, arrêt maladie, maladie professionnelle, mutuelle, aide médicale d’Etat… Il n’y a pas de santé sans social ! Ici, c’est un quartier difficile, les gens pètent les plombs. Le fait de leur expliquer qu’ils ont des droits fait retomber la tension. Il y a des choses que les patients n’osent pas dire au médecin, mais confient à la médiatrice. Tout est confidentiel. »
La Place Santé compte une vingtaine de salariés, dont sept médecins, quatre médiatrices de santé, trois accueillantes médicales, sans oublier les traducteurs
A côté d’elle, Melia, responsable accueil tiers payant1, gérait autrefois ce service dans une pharmacie. Elle a préféré rejoindre La Place Santé parce que « personne ne sort du centre sans solution et on assure le suivi. Des patients qui ont déménagé jusque dans la Seine-et-Marne continuent à venir consulter ici. On n’est pas secrétaire médicale, mais "accueillante". » Comme de cette patiente victime de viol que Melia a écoutée. « C’est à moi qu’elle s’est confiée. Dans un cabinet traditionnel, elle n’aurait pas parlé. »
Pour le docteur Didier Ménard, fondateur de La Place Santé :
« La médiation facilite le travail du médecin : elle lui permet de mieux prendre en compte le contexte culturel et familial pour adapter la prise en charge. La médiation en santé permet également au patient de mieux comprendre le parcours de soins. C’est un accompagnement vers la reprise des soins et un suivi global. »
Une impérieuse nécessité
En France, l’émergence du VIH dans les années 1980 marque un tournant. « Aux Francs-Moisins, nous avons eu plus de morts du Sida que du Covid », rappelle Didier Ménard. Les actions communautaires auprès notamment des hommes gays ont permis d’aboutir à des résultats : en 2019, après des années de statu quo, une baisse de 16 % des découvertes de séropositivité a été constatée chez cette population, qui compte pour près de la moitié dans les 6 000 contaminations annuelles.
Plus récemment, le Covid 19 et l’augmentation des maladies chroniques (voir notre infographie) plaident pour une telle approche. Le premier a été qualifié par le rédacteur en chef de la revue The Lancet, Richard Horton, de syndémie, soit la rencontre entre une maladie virale provoquée par le Sars-Cov2 et un ensemble de pathologies chroniques, telles l’hypertension, l’obésité, le diabète, les troubles cardiovasculaires ou le cancer.
Ces dernières, on le sait, touchent inégalement les populations selon les classes sociales : la proportion d’enfants en surcharge pondérale ou obèses est ainsi plus élevée chez les enfants d’ouvriers (respectivement 22 % et 6 %) que chez les enfants de cadres (respectivement 13 % et 1 %). La nécessité de prendre en compte le contexte socio-économique pour aborder la santé est plus évidente que jamais.
« II va falloir être vigilant sur le fait que tous les acteurs de santé communautaire ne deviennent pas les personnes sous-payées du système de soin », Caroline Izambert, ancienne directrice du plaidoyer à Aides
D’autant plus que le non-recours aux soins joue lui aussi contre les plus pauvres selon d’autres publications : entre 2008 et 2017, la part des personnes déclarant avoir renoncé à des examens ou des soins médicaux, alors qu’elles en éprouvaient le besoin, est deux à trois fois plus importante chez les 20 % les plus modestes que dans le reste de la population.
« Comme les maladies chroniques, le Covid frappe les plus pauvres et a mis en lumière les inégalités de santé. Or, le gouvernement n’a fait pas grand-chose là-dessus. Développer les centres de santé lui permet d’avoir de la visibilité. »
D’où, selon Didier Ménard, l’objectif de 60 centres de santé « participatifs » (pour gommer le terme « communautaire », indésirable dans le lexique des pouvoirs publics) annoncé l’été dernier par le ministre de la Santé.
De son côté, Caroline Izambert, ancienne directrice du plaidoyer à l’association de lutte contre le VIH-Sida, Aides, met en garde :
« Il va falloir être vigilant sur le fait que tous les acteurs de santé communautaire ne deviennent pas les personnes sous-payées du système de soin. Quelle considération va-t-on leur donner ? Quelle reconnaissance, notamment financière ? »
Des obstacles à lever
Car les freins à cette approche holistique et sociale de la santé restent nombreux. Le mode de rémunération repose toujours sur le paiement à l’acte et peine à financer correctement le « hors-médical », qu’il s’agisse de coordination ou de travail social.
A La Place Santé, à Saint-Denis, le financement des emplois sociaux, que la Sécurité sociale ne prend pas en charge, a été aléatoire : tous les dispositifs possibles de contrats aidés ont été utilisés. Or, il s’agit de contrats précaires, ce qui a conduit à un fort turnover des personnels.
Au Village 2 santé, à Echirolles, les revenus du centre sont mis en commun pour salarier les 18 personnes actuelles avec une même rémunération, à l’ancienneté près : 1 800 euros net pour un temps plein de 35 heures. Le budget est constitué à 60 % des paiements de consultations, à 20 % de financements directs de l’Assurance maladie, dans le cadre de l’accord national des centres de santé et, pour les 20 % restant, d’appels à projets.
La pérennité du paiement à l’acte tient à deux choses : la résistance des puissants syndicats de médecins libéraux d’une part. « Les libéraux qui gagnent bien leur vie n’ont pas forcément intérêt à faire changer le système actuel », pointe une médecin généraliste en Bretagne et membre du Syndicat de la médecine générale.
« Actuellement, la moitié des médecins qui s’installent choisissent le salariat », rappelle Jean-Christophe Calmes, vice-président de MG France. « Cela démontre que l’exercice libéral n’est plus assez attractif. Il faut donc trouver d’autres modèles de fonctionnement. Les centres de santé communautaire font partie de ces expériences » aux côtés des centres de santé mutualistes, coopératifs, associatifs ou municipaux, au nombre de 2 000 aujourd’hui, dont un peu plus de 400 pluriprofessionnels.
Parallèlement, l’augmentation du nombre de maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP) – 1 600 en 2020 contre moins de 20 en 2008 – montre que l’exercice libéral peut rester attractif à condition d’être repensé autour d’une équipe de soins.
Une conception technique de la médecine
Le deuxième rempart du paiement à l’acte tient à une conception de la médecine fortement enracinée dans les progrès permis par les biotechnologies.
« La biotechnologie a triomphé en améliorant les connaissances scientifiques depuis dix ans, rappelle Didier Ménard, de La Place Santé. Néanmoins, les dépenses de soins sont désormais très liées aux maladies chroniques. Et la médecine basée sur les biotechnologies montre ses limites pour les traiter. La gestion des situations complexes demande du temps médical. Le paiement à l’acte est l’inverse : plus c’est long, moins c’est rentable. Il est donc nécessaire de mobiliser aujourd’hui d’autres ressources, plus liées au soin global des personnes et non seulement à leur maladie. »
« Nous sommes dans l’ère de l’"evidence based medicine" [médecine fondée sur les preuves, ces dernières provenant généralement d’études cliniques, NDLR], complète Caroline Izambert. C’est très bien. Mais faire des grands essais cliniques devient un sport de riches que ne peuvent se permettre que les industriels. Si avoir des budgets pour agir est compliqué, en avoir pour évaluer l’est encore plus. »
Expérimentations
Tout n’est pas pour autant immobile du côté des pouvoirs publics. Depuis 2019, un nouveau dispositif expérimental a été testé, le paiement en équipe de professionnels de santé (Peps). Il vient s’ajouter à d’autres modes de financement, censés moduler le paiement à l’acte, comme la Rosp (rémunération sur objectifs de santé publique), qui a obtenu jusque-là des résultats mitigés.
Avec le dispositif de 2019, dont bénéficient le Village 2 santé et La Place Santé, les consultations de médecins sont rémunérées au forfait par patient et non plus à l’acte. Via une incitation financière, le dispositif vise une meilleure coordination des professionnels pour améliorer la qualité du parcours de soins des patients, en particulier dans le cas d’affections longue durée (ALD).
Dans les prochains jours, une nouvelle expérimentation devrait être officialisée :
« Il y aura deux enveloppes », indique Marine Jeantet, déléguée interministérielle à la prévention et à la lutte contre la pauvreté. « Les activités participatives seront rémunérées au forfait pour les professionnels de santé ; et [sur une base différente] pour les non-professionnels de santé qui font partie active du soin dans ces structures. »
Le financement sera ainsi assuré par l’Assurance maladie. Et d’ajouter : « Nous souhaitons développer très fortement ce modèle qui a montré son efficacité pour toucher les populations précaires. »
« Nous souhaitons développer très fortement ce modèle qui a montré son efficacité pour toucher les populations précaires », Marine Jeantet, déléguée interministérielle à la prévention et à la lutte contre la pauvreté
Des avancées dont se félicitent les équipes du Village 2 santé comme de La Place Santé, qui y voient une reconnaissance de leur travail, y compris en dehors du soin, en passant moins de temps à la recherche de financements.
Pour autant, pas question pour le gouvernement de renier (encore) le paiement à l’acte : « Ce sont des structures de soin complémentaires de la médecine de ville. L’un n’exclut pas l’autre », ajoute Marine Jeantet « On n’abandonne pas du tout le paiement à l’acte. On s’oriente plutôt vers des modes mixtes de rémunération. »
Est-ce qu’une telle approche suffira pour engager le virage nécessaire dans la conception de la santé qui prévaut en France ? Pour le sociologue (et aujourd’hui adjoint à la santé de la municipalité écologiste de Grenoble) Pierre-André Juven :
« Ces médecins militants, qui décident à un moment donné de se rémunérer faiblement pour aller dans des territoires où l’Etat est de moins en moins présent, montrent que la santé est aussi un rapport de force. »
Une généraliste installée en Bretagne le formule autrement :
« Les médecins et le corps médical ne sont pas les mieux placés pour défendre le système de santé. Pour paraphraser Clémenceau : la santé est une chose trop importante pour être confiée aux médecins. »
Un appel à ce que la population se saisisse plus largement des enjeux liés à l’organisation des soins.
1.Le tiers payant est un dispositif qui permet au bénéficiaire d’une prestation d’en voir le règlement acquitté par une tierce personne ou un organisme tiers, par exemple la Sécurité sociale qui rémunère directement le médecin, sans que le patient ait à faire l’avance de frais pour une consultation (sur la part obligatoire).