Industrie pharmaceutique

Alternatives économiques - Médicaments : comment on a organisé la pénurie

Février 2023, par Info santé sécu social

Gaëlle Krikorian
Sociologue, militante dans le domaine de l’accès aux soins

Deux nouvelles très symptomatiques de notre situation vis-à-vis des produits pharmaceutiques ont marqué la fin 2022 et le début 2023.

D’une part, une rupture de stock d’amoxicilline très remarquée, qui a notamment affecté 70 % des pharmacies françaises et se poursuit actuellement. Il s’agit de la substance active de produits bien connus comme le Clamoxyl® ou l’Augmentin® : un antibiotique à large spectre de la famille des aminopénicillines, parmi les plus utilisés contre les infections bactériennes, et le plus prescrit pour les enfants.

Par ailleurs, en décembre 2022, la recommandation d’approbation de l’Hemgenix® par l’Agence européenne des médicaments, un traitement de thérapie génétique contre l’hémophilie B qui bat un nouveau record de cherté. Déjà sur le marché aux Etats-Unis depuis novembre 2022, où il a obtenu le prix de 3,4 millions d’euros (pour une prise unique), il détrône ainsi le Libmeldy™ (3 millions d’euros la prise), le Zynteglo® (approuvé pour l’équivalent de 2,58 millions d’euros aux Etats-Unis, pas encore en Europe), et le Zolgensma® qui avait obtenu le prix de 1,9 million d’euros la dose en France en 2019, alors que l’essentiel de la recherche était issu du Téléthon et de la recherche publique.

Notre société s’est organisée pour que les médicaments ne soient accessibles que si cela rapporte suffisamment à celui qui les commercialise. Cette phrase vous semble peut-être étrange et provocatrice, elle ne fait que décrire la réalité de l’économie actuelle des produits de santé.

Nous avons ainsi créé, progressivement, les conditions de la pénurie ou du rationnement de produits essentiels, les conditions de la surconsommation de produits inutiles ou dangereux, les conditions de la création de résistances à des antibiotiques surprescrits ou surutilisés.

La logique de marché
Prenons le cas des pénuries. Les exemples se multiplient depuis quinze ans et la situation, aggravée et portée à l’attention du public à l’occasion de la pandémie de Covid-19, fait désormais la Une des médias de façon récurrente. On manque de médicaments aussi anciens, simples à produire et précieux que l’amoxicilline dans l’un des pays les plus riches du monde. On manque de pénicilline, on manque d’anticancéreux, d’analgésiques, d’anesthétiques, etc.

Pourquoi ? La réponse généralement mise en avant est qu’il y a « un déséquilibre entre l’offre et la demande ». Au-delà de la description d’un état de la relation entre producteurs et utilisateurs, cette formule renvoie au fait qu’on se place dans une économie de marché. Et c’est l’élément clé qu’il faut considérer pour comprendre pourquoi nous faisons aujourd’hui face à ces situations.

Nous avons collectivement posé, implicitement ou inconsciemment, deux principes comme fondements de l’économie des produits de santé. Le premier est que la commercialisation de ces produits est, en soi, le moteur qui préside à leur développement, leur production et leur distribution. Le second est qu’il n’y a pas de limite aux profits possibles en commercialisant des médicaments.

On compte ainsi sur le fait que l’appât du gain assure l’existence et l’accès des produits aux populations. Et l’on a vu avec les vaccins Covid qu’il n’y avait pas de limite aux exigences de produits des grandes firmes : la vente à 20 euros la dose de vaccins dont la recherche a largement été financée par le secteur public a permis à Pfizer d’atteindre un chiffre d’affaires de 100 milliards en 2022, ce qui n’empêche pas le laboratoire d’envisager de multiplier par cinq le prix de vente. Permettons l’existence d’un marché, plutôt juteux, voire incroyablement juteux, et nous serons sauvés.

Des pays pauvres aux pays riches

Or, les failles de ce modèle sont nombreuses dans le domaine de la santé, mais aussi dans le contexte d’autres ressources essentielles à la vie ou la survie : en ce moment, on pense évidemment aux énergies renouvelables et l’incroyable inadéquation aux besoins de la loi adoptée le 10 janvier.

Ces failles ont, pendant des décennies, rendu impossible l’accès à de nombreux médicaments essentiels dans les pays à faible revenu qui ne constituaient pas des marchés jugés suffisamment intéressants économiquement : vaccins, anticancéreux, antituberculeux, antiviraux, etc. Ceci ne perturbait néanmoins pas la croyance généralisée dans l’efficacité du marché à satisfaire à nos besoins : il suffisait de se convaincre que plus de 6 milliards de personnes qui vivent dans les pays dits « en développement » ne représentent que la marge du système, et qu’on peut répondre à ces défaillances ponctuelles du marché par des mesures subsidiaires, et un peu de charité.

Depuis une dizaine d’années, cependant, les failles se multiplient dans les pays riches et attaquent de plus en plus profondément les systèmes de santé et la logique d’universalité de l’accès aux soins qu’ils devraient servir. Ce faisant, elles dévoilent chaque jour un peu plus l’inopérabilité du modèle pour assurer la santé de la population : produits nouveaux (sous monopole de brevets) trop chers, mais aussi produits anciens (sans plus de monopole) très utiles abandonnés par les firmes.

Les uns ponctionnent une part importante des ressources publiques au sein des systèmes de santé et engendrent l’absence de soin par rationnement pour une part croissante de la population, les autres multiplient les cas d’impossibilité brutale à être soignés que chacun d’entre nous peut être amené à expérimenter à l’occasion d’une maladie ponctuelle ou chronique.

Le principe même de santé publique se désagrège, à mesure que s’érode le droit à la santé que l’on a vu émerger et se développer au cours du XXe siècle, avec, notamment, la création de l’assurance maladie en France.

Face à cela, deux conclusions peuvent être tirées. Tout d’abord, les pénuries auxquelles nous avons affaire, ou les prix extrêmement élevés, voire exorbitants de médicaments ou vaccins, ne sont pas des événements ponctuels, problèmes inédits ou rares, qui peuvent être traités de façon ad hoc. Des problèmes qu’on imagine régler grâce à un chèque important adressé à un laboratoire pharmaceutique pour qu’il accepte de lancer ou relancer une production. Des problèmes qu’on croit régler grâce à la création d’une enveloppe spéciale extraordinaire pour financer un traitement. Ou des problèmes qu’on prétend régler grâce à une dérogation au principe d’annualité budgétaire qui permettrait de soigner les patients d’aujourd’hui avec des traitements aux prix faramineux, en achetant pour ainsi dire à crédit au détriment des patients et de l’assurance maladie de demain – comme pourrait le permettre l’article 54 de la nouvelle loi de financement de la Sécurité sociale pour 2023 adoptée du fait de l’article 49.3 le 30 novembre 2022.

Ensuite, et en conséquence logique, puisque le problème est systémique, les solutions doivent l’être aussi. Il est grand temps de prendre la mesure des ressources publiques massives qui sont investies dans l’économie pharmaceutique (par le financement de la recherche, les crédits d’impôt, les partenariats publics-privés, l’achat et le remboursement des médicaments, etc.), et de se demander quelle est la façon la plus responsable et la plus efficace d’utiliser ces ressources pour garantir l’existence et l’accès aux médicaments essentiels à notre vie.