Industrie pharmaceutique

Alternatives économiques : Repenser l’économie des produits de santé

Avril 2023, par infosecusanté

Alternatives économiques : Repenser l’économie des produits de santé

LE 31/03/2023

Gaëlle Krikorian
Sociologue, militante dans le domaine de l’accès aux soins

La Première ministre Elisabeth Borne a annoncé fin janvier le lancement d’une mission interministérielle sur le prix des médicaments. L’objectif affiché est « d’analyser et de questionner les outils actuels de régulation et de financement ».

La transformation de l’économie des produits de santé est, en effet, aussi indispensable qu’urgente pour garantir l’accès aux médicaments en France. Il semble difficile d’imaginer de régler un problème aussi profond et complexe en seulement quelques mois, mais les propositions de mesures qui doivent émerger de ce travail pour l’été 2023 donneront une idée de l’approche engagée.

La relocalisation de la production est une des pistes dont on parle beaucoup. L’échelle régionale européenne semble la plus logique à considérer, que ce soit d’un point de vue industriel, pour une adéquation entre l’échelle de production et celles des besoins, écologique, afin d’éviter les productions qui ne sont pas soumises à des normes de contrôle suffisantes et les transports longue distance ; et enfin d’un point de vue social, dans le but de relocaliser des emplois.

Crise de régime
Réimplanter en France une partie de la production délocalisée durant ces dernières décennies a donc du sens. Soutenir cette relocalisation, et éventuellement payer plus cher aujourd’hui d’anciens médicaments indispensables à l’arsenal de base dont a besoin un médecin, et pour lesquels il y a des pénuries importantes peut, sous certaines conditions, se justifier.

Fuite en avant
Ce qui n’est pas justifiable, en revanche, c’est d’accepter des augmentations de prix, des avantages et facilités qui ont un coût, économique et social, pour l’ensemble de la société, sans qu’il soit possible d’en objectiver la nécessité. Dit autrement, tant qu’on ne peut savoir ce que coûtent le développement, la production et la distribution d’un produit, et tant qu’on ne peut raisonner à partir de ces coûts pour justifier de façon argumentée la dépense qu’une hausse des prix engendrera pour la société, il ne devrait pas être possible de poursuivre la fuite en avant de l’augmentation des prix des produits pharmaceutiques.

L’article 65 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2022 permet l’augmentation des prix de médicaments en cas d’implantation industrielle locale pour garantir des approvisionnements. Or, l’ajout d’un « critère industriel » dans la fixation des prix ne devrait pas être possible sans la transmission des comptes attestant de coûts réels sur le territoire correspondant à la production du médicament concerné.

Cela ne devrait en aucun cas constituer une énième façon pour de grandes firmes de bénéficier de financements publics ou d’avantages qui ont un coût pour le public tout en refusant d’être transparentes sur leurs dépenses propres.

Les grandes firmes ne se lassent pas de répéter qu’il leur est impossible d’être transparentes. Ce serait trop compliqué de calculer les dépenses de recherche et développement (R&D) liées à un produit spécifique : trop de recherches parallèles ou successives, d’échecs, d’années de travail, etc.

Il est pourtant manifeste que ces informations sont utilisées en interne à longueur de temps pour informer sur les choix stratégiques et des politiques commerciales. Les associations d’industriels publient, par ailleurs, régulièrement des données agrégées faisant la somme des dépenses de R&D toutes firmes confondues sur un pays ou au niveau global à partir des informations que leur transmettent leurs membres.

L‘opacité et le secret
Selon les firmes, l’opacité et le secret seraient la meilleure façon pour les Etats, et d’une façon générale pour leurs clients, d’obtenir de bons deals en matière de prix. L’expérience de ces dernières années dément cette affirmation : de plus en plus de pays, y compris les plus riches du monde, n’arrivent plus à soutenir les niveaux de prix exigés par les grandes firmes.

En outre, accepter de se soumettre au secret et à l’opacité, au prétexte d’obtenir de meilleures négociations, crée en réalité des conditions favorables aux chantages, aux conflits d’intérêts, et à des dépenses en continuelle augmentation.

En 2019, les Etats membres de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), dont les pays européens, ont adopté une résolution sur le besoin de transparence dans le domaine pharmaceutique (sur les prix comme sur les coûts). Cette prise de position a marqué un changement dans l’appréhension de la situation par les responsables des politiques de santé publique des Etats. Eux qui ont longtemps accepté le secret savent désormais qu’il n’est pas/plus dans leur intérêt.

Dans les faits, la situation n’a pourtant pas réellement évolué depuis 2019. Les « incitations » dont bénéficient les grandes firmes se multiplient, les avantages s’empilent, les prix augmentent. Qu’est ce qui peut justifier que des responsables politiques acceptent une fuite en avant des coûts pharmaceutiques, sachant l’impact que cela aura nécessairement sur l’accès à de nombreux produits (trop chers pour le système de santé ou déremboursés), et/ou, par effet de vases communicants, sur d’autres dépenses dans le domaine de la santé ?

La pression sociale qui s’exerce en conséquence des attentes de la population est un facteur. Le fait que la décision prise par un responsable politique à un moment t aura généralement des conséquences alors que celui-ci ne sera plus en responsabilité en est un autre.

Les arguments mis en avant par les intéressés pour expliquer cette capitulation sont de deux ordres. Les pressions et le chantage que les multinationales exercent, d’une part. La perte d’emplois si les firmes délocalisent leurs activités, d’autre part – ce qu’elles menacent de faire régulièrement, mais surtout ont largement pratiqué durant les trente dernières années. Dans le secteur pharmaceutique, on a en effet assisté à la disparition de nombreux sites de grands groupes en France et en Europe, dans les domaines de la R&D, comme de la production.

Rendre public
Dans ce contexte, la meilleure façon de sortir des chantages et manipulations n’est-elle pas de rendre publiques les tractations et investissements respectifs réalisés, prendre la société comme témoin, et cesser de renforcer le pouvoir et la capacité de chantage des groupes pharmaceutiques qui les exercent ?

Les grandes firmes ont milité pour un renforcement des règles de protection du « secret des affaires » ou « secret commercial » et obtenu des changements législatifs importants. Une directive sur le sujet a même été adoptée en Europe en 2016.

Ces textes sont surtout favorables aux grands acteurs économiques, mais il existe des dispositions de protection de l’intérêt général. Il ne tient qu’aux pouvoirs publics de se saisir de ces clauses pour refuser que soient tenues cachées des informations qui devraient être publiques, dans l’intérêt du système de santé, comme dans celui de chacun d’entre nous.

Si cette volonté d’imposer la clarté et la transparence n’est pas au cœur de la réflexion et des mesures proposées par le panel d’experts mobilisé par Elisabeth Borne, il est d’ores et déjà certain que la situation ne pourra que continuer à se dégrader, tout en entraînant des dépenses des ressources publiques toujours plus importantes.