Les complémentaires

Alternatives économiques : Reste à charge : Le 100 % santé ne tient pas 100 % de ses promesses

Février 2020, par infosecusanté

Alternatives économiques : Reste à charge Le 100 % santé ne tient pas 100 % de ses promesses

Céline Mouzon

12/02/2020

La réforme crée une vraie régulation dans ces secteurs en jouant sur trois leviers : une augmentation des remboursements des complémentaires, de l’assurance maladie obligatoire et un plafonnement des tarifs – condition indispensable pour ne pas provoquer une envolée des prix. Elle introduit une distinction. D’un côté, il existe désormais des produits « reste à charge 0 », pour lesquels l’assuré n’aura alors rien à débourser directement de sa poche. De l’autre, le panier libre demeure, mais pour les plafonds de remboursement des contrats responsables1, c’est-à-dire la très grande majorité des contrats.

Concrètement, pour une paire de lunettes, les opticiens ont désormais l’obligation de proposer une offre « 100 % santé », c’est-à-dire des montures (pour un montant maximal de 30 euros) et des verres répondant à certaines caractéristiques et remboursés à 100 %. Il est néanmoins toujours possible de choisir le panier libre, qui n’est pas intégralement remboursé. Dans ce cas, le plafond de remboursement des montures a été revu à la baisse, 100 euros au lieu de 150 euros auparavant ; les verres eux ne sont pas plafonnés, la prise en charge dépend de chaque complémentaire. Sachant qu’il est possible de panacher, en prenant une monture dans le panier libre et des verres du RAC 0, ou inversement.
Les opticiens ont désormais l’obligation de proposer une offre « 100 % santé », c’est-à-dire des montures pour un montant maximal de 30 euros

En dentaire, trois options coexistent : le 100 % santé, incluant un remboursement intégral pour les besoins courants ; une offre « reste à charge maîtrisé », avec un encadrement des tarifs ; et un panier libre. Enfin, pour les prothèses auditives, le reste à charge zéro se met progressivement en place : cette année, le panier 100 % santé sera plafonné à 1 100 euros par oreille pour un adulte, seuil qui sera abaissé en 2021 à 950 euros. Quant au panier libre, le montant total pouvant être remboursé sera limité à 1 700 euros par oreille.
Offres de qualité
« Sans être luxueux, les produits du 100 % santé sont des offres de qualité », estime Féreuze Aziza, conseillère technique à France Assos Santé, qui regroupe les associations d’usagers et de patients. Mathieu Escot, de l’UFC-Que Choisir, y voit aussi une avancée, avec des produits « milieu de gamme, qui ne sont ni les plus haut de gamme, ni les plus bas de gamme ». Ainsi en optique, des verres progressifs ou très complexes, amincis et avec un traitement antireflets et antirayures, devront être intégrés dans le panier RAC 0.

En dentaire, les couronnes du 100 % santé devront être en céramique ou en zircone (donc blanches) pour les dents du sourire, mais métalliques si elles sont au fond de la bouche. « C’est un compromis acceptable », juge Mathieu Escot. De son côté, l’institut Xerfi prévoit que les marges se réorientent vers des produits légèrement de moins bonne qualité sur les soins dentaires prothétiques, sans exclure une montée en gamme d’une partie de la demande par le biais du panier modéré, la population étant habituée à payer pour ce type de soins. En optique, l’institut prédit aussi une descente en gamme du marché, par le biais du plafonnement des remboursements des montures. Quant aux audioprothèses, les plafonds condamneront à terme l’entrée de gamme et le très haut de gamme.

Des gagnants et des perdants
Si le président Emmanuel Macron a salué « une conquête sociale essentielle », la réalité est plus nuancée. D’abord parce que la réforme repose sur les complémentaires, qui restent les gros financeurs de ces équipements. Or, leurs recettes – les primes et cotisations des assurés – sont en pratique fonction du risque, de l’âge par exemple, et non du revenu, comme à la Sécurité sociale. Le régime local d’Alsace-Moselle, qui a la particularité de proposer une couverture complémentaire obligatoire financée par une cotisation sur les revenus, a été écarté de la réforme, malgré ses demandes d’intégrer ces équipements dans son offre. Un signal envoyé par le gouvernement pour éviter que ce régime n’empiète sur les plates-bandes des assureurs privés.

Les données sur les coûts de la réforme pour la Sécurité sociale et les complémentaires sont peu nombreuses. Selon les chiffrages disponibles, la réforme pour les soins dentaires coûterait 1,2 milliard d’euros dont 700 pour l’assurance maladie obligatoire et 500 pour les complémentaires. Pour les audioprothèses, cela oscillerait entre 300 et 460 millions d’euros (entre 100 et 200 millions d’euros pour la Sécurité sociale, et entre 200 et 260 pour les complémentaires). Enfin, en optique, la réforme permettrait d’économiser entre 400 et 450 millions d’euros.
Dans chacun des secteurs, la répartition entre Sécurité sociale et assurances complémentaires reste la même : la première prend en charge 60 % de la base de remboursement, les secondes, 40 % + le montant restant jusqu’au prix plafond, lorsqu’il existe. Ainsi sur les lunettes du panier libre, la base de remboursement diminue, la Sécu ne prendra donc plus en charge que… 9 centimes !
Sur les audioprothèses du panier 100 % santé au contraire, la base de remboursement augmente progressivement jusqu’en 2021 : la Sécu va donc prendre en charge 60 % de 350 euros cette année, soit 210 euros, et 60 % de 400 euros l’an prochain, soit 240 euros. Les complémentaires, elles, rembourseront la différence + le montant jusqu’au prix plafonné, donc cette année 40% de 350 + (1 100-350) = 890 euros, et l’année prochaine, 40 % de 400 euros + (950-400) = 710 euros.
Ensuite, la réforme ne concerne, par définition, que les personnes couvertes par une complémentaire santé. Si le taux de couverture de la population française est de 95 %, il est moins élevé chez les plus précaires. 16 % des chômeurs, 11 % des inactifs et 9 % des personnes au foyer n’ont aucune couverture complémentaire. Or, on l’a dit, les plus précaires sont justement ceux qui renoncent le plus aux soins pour des raisons financières.

Enfin, la qualité de la couverture complémentaire varie grandement selon le contrat, avec d’un côté les salariés des moyennes et grandes entreprises, couverts par des contrats offrant de bonnes garanties, de l’autre, les assurés individuels (94 % des retraités, 78 % des indépendants) ou les salariés des petites et très petites entreprises, dont les contrats sont beaucoup moins avantageux. Or, une telle réforme implique des coûts supplémentaires pour les complémentaires, qui se répercuteront sur les tarifs.

Des hausses de cotisations plus élevées dans les TPE-PME
« Cela va avoir une incidence sur le niveau des cotisations, mais nous n’avons pas pu la chiffrer », précise Mathieu Escot, de l’UFC-Que Choisir. L’Argus de l’assurance, magazine spécialisé, a eu bien du mal à obtenir une réponse précise sur cette question de la part des organismes interrogés. La Mutualité française, qui rassemble 280 acteurs du secteur, a évoqué une augmentation moyenne de 3 % des cotisations, mais ce chiffre ne sera pas répercuté de la même manière par toutes les complémentaires.

Mercer estimait en 2018, avant les arbitrages définitifs, une hausse de cotisation atteignant quasiment 9 % sur les contrats d’entrée de gamme, contre 1,6 % pour les contrats haut de gamme

« Certains contrats haut de gamme vont réaliser des économies alors que les dépenses des contrats bas de gamme vont augmenter », résume Séverine Salgado, directrice santé de la Mutualité française. L’institut Xerfi abonde : les hausses de cotisations seront beaucoup plus élevées dans les TPE-PME que dans les grandes entreprises. Chez Mercer, on estimait en 2018, avant les arbitrages définitifs, une hausse de cotisation atteignant quasiment 9 % sur les contrats d’entrée de gamme, contre 1,6 % pour les contrats haut de gamme. Voilà qui est à tout le moins paradoxal pour une réforme à vocation sociale.

En revanche, cela a été l’occasion d’une remise à plat des produits concernés. « L’administration a engagé un gros travail de spécification des équipements, en fixant des prix selon les biens et les matériaux utilisés, c’est une avancée », souligne le sociologue Renaud Gay.

Incertitudes du côté des professionnels
Quel sera le succès de cette réforme ? L’institut Xerfi propose un scénario pour chacun des secteurs concernés. En dentaire, la réforme devrait entraîner un appel d’air cette année, auprès des plus précaires notamment. Le marché augmenterait de 10 % en valeur, puis de 7 % en 2021.

En optique, l’augmentation des volumes, en partie due à l’équipement en verres progressifs des plus âgés, sera contrebalancée par une diminution des prix due à la baisse du plafond des montures du panier libre (de 150 à 100 euros). En valeur, le marché devrait donc diminuer de 1,5 % en 2020. L’offre 100 % santé devrait toutefois rencontrer sa cible et concerner 15 % du marché en 2022.
Le 100 % santé devrait couvrir en 2022 un quart voire un tiers du marché des audioprothèses avec un taux d’équipement de la population concernée proche de 50 %

C’est pour les audioprothèses que l’impact promet d’être le plus spectaculaire : Xerfi prévoit que le RAC 0 couvrira en 2022 un quart, voire un tiers, du marché, avec un taux d’équipement de la population concernée proche de 50 %, comme au Danemark ou en Norvège, contre 35 % aujourd’hui. La hausse devrait être particulièrement élevée en 2021, lorsque la réforme entrera pleinement en vigueur, avec une augmentation de 30 % en valeur du marché, due à la fois aux nouveaux équipements et aux renouvellements d’audioprothèses.

Pour atteindre ces résultats, les nouvelles offres vont devoir être commercialisées. Pour l’heure, les bugs informatiques du côté des assurances complémentaires sont nombreux. Les dossiers s’empilent donc chez les professionnels. Comment ceux-ci la relaieront-ils ? La réponse se fait toujours attendre.

Effets collatéraux
Les professionnels ne voient pas tous d’un bon œil cette réforme, notamment les dentistes. Lors des négociations conventionnelles, ils ont obtenu la revalorisation des soins courants en échange du plafonnement des prothèses. Mais beaucoup estiment que l’équilibre n’y est pas. Pour s’y retrouver, « le risque est qu’on ajoute des lignes à la facture, explique ainsi un prothésiste dentaire de Seine-et-Marne, par exemple pour la prise de teinte de la dent ou la prothèse provisoire ». Selon l’institut Xerfi, les dentistes sont pourtant gagnants : avec des revalorisations qui atteignent 641 millions d’euros et des plafonds qui leur coûteront 448 millions d’euros sur la période 2019-2023, ils devraient empocher quasiment 200 millions d’euros sur cinq ans, soit 40 millions d’euros par an.

De plus, cette profession est la seule à avoir obtenu une dérogation. Alors que les audioprothésistes et les opticiens auront l’obligation de présenter un devis 100 % santé (et donc de le réaliser si le patient le choisit), les dentistes en sont exemptés. Ils devront simplement informer de l’existence d’une offre intégralement prise en charge. « Un dentiste a le droit de ne pas faire du 100 % santé. C’est un vrai handicap à la réforme », pointe Mathieu Escot, de l’UFC-Que Choisir.
La raison d’être des réseaux de soins disparaît en partie

La réforme a aussi des effets collatéraux. Sur les réseaux de soins d’abord : utilisés par les complémentaires pour se différencier en faisant baisser les restes à charge en dentaire, optique et audioprothèse, leur raison d’être disparaît en partie. Ils vont devoir se repositionner, soit sur le panier libre, dont les tarifs sont plafonnés seulement pour les montures et les audioprothèses, mais pas pour les verres ni les prothèses dentaires, soit sur d’autres soins (kinésithérapie, etc.). Par ailleurs, la réforme, en encadrant davantage les contrats responsables, risque d’accroître encore le développement de surcomplémentaires, sur le très haut de gamme.

Quel rôle pour l’Etat ?
Comment interpréter la logique à l’œuvre ? Faut-il y voir la possibilité d’une Sécurité sociale qui s’étend de plus en plus ? Car, dès lors que ce sont les pouvoirs publics qui fixent strictement les règles, le rôle des complémentaires est quasi nul. Il leur reste toutefois le panier libre non plafonné. A l’inverse, cette réforme peut aussi conduire à faire des complémentaires les seuls financeurs de ces soins, et à se transformer ainsi en assurances supplémentaires.

En tout état de cause, cela pose la question de l’Etat régulateur. Pour améliorer la couverture santé de la population et faire baisser le renoncement aux soins, il y a deux possibilités : augmenter la couverture par la Sécurité sociale, ou s’appuyer sur l’assurance complémentaire. Dans le 100 % santé, c’est cette deuxième option qui a été retenue. « Cette réforme s’inscrit dans la politique mise en œuvre depuis les années 2000, analyse le sociologue Renaud Gay. La direction de la Sécurité sociale au ministère de la Santé est désormais soucieuse de coordonner les différents financeurs du système sans pour autant qu’il y ait un impact sur le volume des dépenses. »
Cette coordination passe à la fois par des instances de négociation – comme l’Union nationale des caisses d’assurance maladie (Uncam) et l’Union nationale des organismes d’assurance maladie complémentaire (Unocam), créées en 2004 – et par des dispositifs de gestion – comme les contrats solidaires et responsables par lesquels l’Etat impose un cahier des charges aux complémentaires en échange d’allègements fiscaux significatifs. « Cette réforme renforce le rôle de l’Etat dans son travail de coordination des acteurs, poursuit le chercheur. Cela ne signifie pas pour autant qu’il participe d’un renforcement des solidarités nationales, car il le fait en s’appuyant sur des acteurs dont la tarification n’est pas solidaire. »
1.
Contrats responsables : contrats soumis à un cahier des charges en échange duquel ils bénéficient d’une fiscalité réduite (13 % au lieu de 20 %). En pratique, 96 % du chiffre d’affaires des organismes complémentaires viennent de contrats responsables.