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Ballast - Le salaire à vie : qu’est-ce donc ?

Avril 2018, par Info santé sécu social

Le revenu de base a le vent en poupe : plusieurs expérimentations se mettent ainsi en place dans différents pays1. C’est que l’idée de détacher le revenu de l’emploi paraît faire son chemin à gauche comme à droite. Si le salaire à vie part des mêmes prémisses, ses fondements comme ses objectifs divergent en tout point : il ambitionne un dépassement du capitalisme. Théorisé par le sociologue Bernard Friot et porté par l’association Réseau salariat, ce projet interroge et redéfinit les concepts de travail et d’emploi, de salaire et de revenu. Il s’agit de reconnaître tout un chacun comme producteur de valeur économique : un bouleversement révolutionnaire aux yeux de Friot, qui s’attire toutefois les critiques de certains espaces anticapitalistes, soucieux, notamment, d’abolir la notion même de salariat. Un bref tour d’horizon, signé par l’un de ses soutiens critiques, pour mieux en débattre ensuite.

☰ Par Léonard Perrin

C’est un scénario qui commence à être connu tant il devient récurrent : au nom de la lutte contre le chômage, les gouvernements successifs démantèlent un peu plus le code du travail en vue de « fluidifier » le marché de l’emploi. Chacun se réfère à l’Allemagne et son taux de chômage qui flirte avec les 5 %, omettant souvent de préciser que le taux de pauvreté y est supérieur2. Face à cette offensive, la gauche peine à formuler ou faire entendre des propositions positives — qui sortent, autrement dit, de la seule défense compréhensible de l’existant (à commencer par les conquis sociaux3). Les Trente Glorieuses sont parfois regardées avec nostalgie, en oubliant que le « plein emploi » était avant tout masculin. D’autres évoquent timidement l’objectif d’une baisse du temps de travail pour « partager le gâteau », sans pour autant remettre en cause le marché du travail…

« L’emploi étant la propriété des employeurs, actionnaires et autres prêteurs financiers, les travailleurs n’ont pas de prise (ou très peu) sur ce qu’ils font. »

Pour procéder à une lecture critique, il faut pourtant analyser ce dernier comme une institution qui, à ce titre, pèse pleinement sur les individus et les détermine. Le marché du travail pose un cadre, influence les manières de voir la société et les comportements des personnes qui l’ont intériorisé comme une contrainte. Il façonne des projets professionnels, définit souvent la géographie du domicile et oriente les étudiants dans leurs choix. La formation scolaire et les études supérieures consistent d’ailleurs de plus en plus à faire de jeunes « employables », capables de « se vendre » pour « s’insérer dans la vie active ». Les chômeurs subissent un contrôle accentué teinté d’un certain paternalisme — et lorsque leur situation perdure, on les juge inadaptés. Rendus responsables de leur situation, ils se doivent d’être « flexibles », « agiles », formés et surtout formatés afin de satisfaire les exigences des employeurs. Travailler et être actif devient une injonction à l’employabilité, qui met de côté toute la violence sociale incarnée par le marché du travail et le mal-être pouvant être subi au sein de l’emploi. Les salariés sont soumis à des méthodes de management toujours plus perverses, révélant d’autant plus la souffrance au travail4. Nombre d’entre eux témoignent d’une perte de sens de leur activité professionnelle, interrogent la finalité de leur métier et se questionnent sur son utilité sociale et environnementale. Mais entreprises et institutions publiques n’ont que faire de ces critères pour juger de ce qui est valorisé : un trader qui spécule sur des denrées alimentaires gagne bien plus qu’un professeur des écoles ; un publicitaire qui pollue l’espace public d’affiches immondes est jugé plus actif qu’un artiste précaire ; et l’on dira d’un directeur des ressources humaines qui applique un plan de licenciement qu’il « fait son travail » quand un retraité qui cultive un potager sera perçu comme sympathique mais non productif…

Pour comprendre cela, il faut en revenir à la notion même de travail. On ne peut le définir par la seule activité exercée. Emmener ses enfants à l’école n’est pas un travail si ce sont les parents qui le font, mais sera considéré comme tel si c’est un chauffeur de bus qui les transporte. Les tâches domestiques — majoritairement exécutées par les femmes — ne sont pas perçues comme travail, sauf si c’est une personne employée pour cela qui les fait. Quant aux nombreuses activités associatives, certains y sont bénévoles, d’autres salariés. Ces quelques exemples illustrent bien les propos de l’économiste et sociologue Bernard Friot, affirmant que « le mot travail prend un sens qui ne renvoie plus au caractère concret de ce que l’on fait, mais aux rapports sociaux5 ». Une première délimitation du travail pourrait être celle d’une activité exercée dans le cadre d’un emploi. Lorsqu’une personne affirme qu’elle « cherche un travail », elle utilise une déformation de langage pernicieuse : en réalité, elle cherche un emploi. Celui-ci est nécessaire pour satisfaire ses besoins matériels ou avoir une reconnaissance sociale ; il s’acquiert sur le marché du travail — le marché de l’emploi, devrait-on dire. L’emploi étant la propriété des employeurs, actionnaires et autres prêteurs financiers, les travailleurs n’ont pas de prise (ou très peu) sur ce qu’ils font. D’où le paradoxe relevé par Friot : « Nous seuls produisons la valeur économique, les propriétaires ne produisent rien, et pourtant le capitalisme nous transforme en demandeurs soumis à leur chantage ». La définition capitaliste du travail est donc une activité qui fait fructifier un capital.

L’idéal du capitaliste serait d’être patron sans la contrepartie du code du travail. C’est ce dont témoigne l’ubérisation : les donneurs d’ordre veulent diriger et dégager du profit sans même être employeurs. L’emploi n’est donc pas la pire forme de rapport social qui encadre le travail car des droits lui sont attachés. Mais les individus y sont niés en tant que producteurs, puisque seule leur capacité à être rentable — la vente de leur force de travail — est valorisée. En voulant redéfinir le travail et notre rapport à celui-ci, on se heurte de plein fouet aux cadres de l’emploi et du marché du travail, qui ne sauraient être émancipateurs. Les remettre véritablement en cause est tout le projet du salaire à vie, qui s’appuie sur deux principes : une généralisation de la cotisation et l’attribution de droits à la personne (et non plus au poste qu’elle occupe).

Oui au travail, non à l’emploi

« Attacher une qualification à une personne implique de lui accorder un nouveau droit politique, mais qui s’inscrirait dans le champ économique : le statut politique du producteur. »

De manière simplifiée, le PIB se compose de trois éléments : le salaire6, le profit et les cotisations sociales. Loin d’être des charges, ces dernières sont une forme de salaire continué, socialisé. La rémunération des soignants, considérés comme utiles mais toujours trop coûteux, pourrait être vue non plus comme une ponction sur la valeur ajoutée mais comme la reconnaissance de leur travail : s’ils sont payés, c’est parce que l’activité qu’ils exercent fait d’eux des producteurs de valeur économique. De la même façon, les cotisations payent les retraités, les chômeurs et les parents, qui élèvent leurs enfants avec les allocations : elles attribuent une valeur aux activités des ces « improductifs » — car hors du cadre de l’emploi. Octroyer un salaire à vie pour tous, de manière inconditionnelle, serait le prolongement de cette logique déjà en partie à l’œuvre. Comment le financer ? En attribuant l’ensemble du PIB à la cotisation. Les entreprises cotiseraient à plusieurs caisses : une pour les salaires, une dédiée à l’investissement, une qui financerait des services publics gratuits. Libérée des profits et des contraintes de rentabilité actionnariale, la part du PIB revenant à l’investissement pourrait s’accroître ! Les entreprises ne payeraient pas directement les travailleurs puisque tout passerait par la cotisation. Cela signerait, de fait, la fin du chantage à l’emploi et la reconnaissance que les personnes sont en capacité de produire de la valeur économique — c’est la qualification. Ce point est décisif pour saisir les enjeux du changement à opérer. Attacher une qualification à une personne implique de lui accorder un nouveau droit politique, mais qui s’inscrirait dans le champ économique : le statut politique du producteur. La majorité politique donne aux individus le droit de vote et — en principe — la possibilité de participer à la vie démocratique. Selon le même fondement, il pourrait exister une majorité économique, permettant aux travailleurs d’être les décideurs sur leur lieu de travail. Car il n’y a aucune raison que la démocratie s’arrête aux portes de l’entreprise. Dans un tel système, si le travail d’une personne au sein d’un collectif d’entreprises est jugé non satisfaisant, elle n’y resterait pas. Mais à la différence du système de l’emploi et du marché du travail, sa vie matérielle ne dépendrait pas de cette décision puisqu’elle ne perdrait pas son salaire ! Elle irait ailleurs ou exercerait une autre activité.

Le salaire à vie s’articule nécessairement avec une remise en cause de la propriété privée. Laquelle ? Il convient de distinguer la propriété d’usage de la propriété lucrative. La première est un outil utilisé sans échange marchand : son propriétaire n’en tire aucun revenu (sont concernés les biens personnels à usage privatifs). Avec la propriété lucrative, c’est le droit de propriété qui est rémunéré (et non le travail), par l’exploitation d’un bien non utilisé par son propriétaire. Il s’agit donc de mettre fin à la propriété lucrative tout en généralisant la propriété d’usage : les travailleurs seraient les copropriétaires d’usage de collectifs d’entreprises, payés de manière socialisée par la caisse de cotisations que l’ensemble des entreprises alimenterait. L’évolution ou la disparition d’emplois difficiles et peu gratifiants ne seraient plus un problème en soi, car les salaires des personnes qui les occuperaient ne seraient plus attachés au poste. De la même façon, la fermeture d’industries polluantes, à l’utilité sociale discutable, ne seraient plus problématique, en tout cas pas du point de vue des « emplois perdus » comme c’est le cas aujourd’hui. Libérer le travail et faire disparaître l’emploi : voilà les objectifs du salaire à vie. « Gagner la bataille de l’emploi », en plus d’être un mot d’ordre usé jusqu’à la corde, n’est aucunement révolutionnaire : se battre pour le plein emploi, c’est indirectement réclamer de nombreux employeurs !

Pourquoi le salaire à vie n’est pas un revenu de base

La différence entre revenu de base et salaire à vie est fondamentale. Le premier se finance par un prélèvement sur la sphère marchande au sein du système capitaliste. Or taxer le capital, c’est d’une certaine façon le légitimer ; c’est faire dépendre une volonté de redistribution des richesses sur les causes du problème. Si le revenu de base décorrèle bien une part du revenu de l’emploi, il y a fort à parier qu’une de ses conséquences soit de tirer les salaires vers le bas ; les employeurs argueraient du prétexte d’une autre source de revenu des employés pour compresser leurs salaires. Les personnes seraient donc toujours dépendantes de leur emploi pour vivre décemment. Parmi les différentes déclinaisons (sur le montant et les modalités), certaines versions remplaceraient des prestations sociales actuelles. Un revenu de base pourrait ainsi tout à fait accélérer la disparition de conquis sociaux… Les économies capitalistes exercent une pression vers le bas sur les salaires, ce qui conduit à un problème d’écoulement des marchandises, puisque les gens n’ont même plus de quoi consommer l’ensemble de ce qui est produit. En ce sens, le revenu de base est une « roue de secours » du système : une petite répartition des richesses concédée pour continuer de faire tourner la machine. Le seul pouvoir que souhaite donner le revenu de base, c’est le pouvoir d’achat à des citoyens-consommateurs, tandis que le salaire à vie entend attribuer aux personnes du pouvoir économique sur la création de richesse, et non sa seule redistribution. En plus de permettre à tous de vivre dans la dignité en exerçant les activités dans lesquelles il s’épanouit, instaurer un salaire à vie reviendrait à opérer un triple mouvement : en finir avec le marché du travail, l’emploi et le chômage ; supprimer la propriété lucrative et notre dépendance des employeurs et des actionnaires ; reconnaître la capacité de toute personne — considérée comme majeur économique — à contribuer à la création de richesse par son travail, avec la possibilité pour tous de décider non pas seulement de la répartition de la valeur économique mais bien de sa production. Voilà un véritable projet anticapitaliste, qui s’appuie sur la socialisation de la valeur ajoutée, autrement dit le contrôle de la production et de la répartition des richesses par tous.

Transition(s) possible(s)

« Le revenu de base est une roue de secours du système : une petite répartition des richesses concédée pour continuer de faire tourner la machine. »

Jusqu’en 1967, les salariés avaient eux-mêmes la maîtrise des caisses de cotisation finançant la Sécurité sociale. Sans l’ériger en modèle, cet exemple historique montre que la gestion de la valeur économique par les salariés fait partie du champ des possibles. Aux États-Unis, où le système de santé est fortement privatisé, la part du PIB dédiée aux dépenses de santé atteint 17 %. En France, pour un service de santé équivalent voire supérieur, plus égalitaire, elle compte pour 11 % du PIB. Même du point de vue financier, le modèle assez largement socialisé de la Sécurité sociale fait ses « preuves ». Si le salaire à vie paraît irréaliste, c’est oublier qu’une part assez importante du salaire est déjà socialisé sous forme indirecte : les cotisations représentent environ 45 % du PIB. Aller vers le 100 % cotisations consisterait à prolonger un « déjà là » existant, mais inachevé. Le projet de salaire à vie ne prétend pas que cet objectif serait atteint du jour au lendemain. Il trace une voie vers laquelle se diriger par la mise en œuvre de mesures intermédiaires. Une hausse progressive des cotisations de manière générationnelle ou sectorielle serait tout à fait imaginable. À ce titre, le « projet pour une presse libre » de Pierre Rimbert y ressemble fortement7. Le journaliste du Monde diplomatique se demande comment avoir une presse à la fois indépendante des puissances d’argent et de l’État. Rimbert propose l’instauration d’une cotisation information : avec un taux de 0,1 %, elle permettrait d’en finir avec la publicité — et les recettes qu’elle apporte —, ainsi qu’avec les aides publiques à la presse (un modèle qui a montré ses limites comme ses incohérences, voire son inefficacité8). Les journalistes travailleraient au sein d’entreprises de presse non lucratives et s’appuieraient sur un ensemble de services mutualisés (production, administration, distribution des journaux). Une telle idée peut s’étendre à d’autres domaines essentiels particulièrement en difficulté, comme l’agriculture. Une cotisation agriculture permettrait aux agriculteurs de vivre de leur travail — alors que près d’un sur trois gagne aujourd’hui moins de 350 euros9 — tout en les libérant de la spéculation sur les matières agricoles et des pressions des géants de l’agroalimentaire.

Les critiques ne manquent toutefois pas. D’aucuns, à la gauche radicale, soulignent que le projet ne serait pas révolutionnaire en ce qu’il ne reprend pas le mot d’ordre, traditionnel, d’abolition du salariat. Il ne faut pas s’y méprendre : si le « salariat » se généraliserait (puisque tout un chacun recevrait un salaire), cette nouvelle classe salariale serait libérée et maître de la production de valeur économique — une situation aux antipodes du salariat aliéné que nous connaissons dans le modèle capitaliste ! D’autres, économistes marxistes, ont exprimé leurs désaccords : ainsi de Jean-Marie Harribey réfutant le fait que les cotisations représentent la contrepartie d’un travail créateur de valeur : « Si on supprimait les cotisations vieillesse, les retraités pourraient-ils vivre de leur activité libre qui, par définition, n’a pas de demande en face d’elle, ni privée, ni publique ? La réponse est non10 ». Pour le statisticien Michel Husson, « le modèle de Friot ne dit rien de l’articulation entre plan et marché ou plutôt entre la socialisation de l’investissement et les décisions individuelles des entreprises » ; il regrette en sus que le projet reste « contenu dans les frontières nationales11 ». Au-delà de ces divergences de fond, ces critiques soulignent la difficulté à imaginer une société dotée d’un salaire à vie généralisé à tous les domaines — une vision à (très) long terme, de toute évidence. Bien des questions légitimes émergent ainsi : dans la proposition de Bernard Friot, il y aurait quatre niveaux de salaire — chaque personne ne pouvant que monter (ou stagner) dans cette échelle. Le nombre de paliers, leur montant et les critères qui déterminent le passage de l’un à l’autre méritent débats12. De même, il ne suffit pas de décréter l’organisation et le contrôle des caisses de cotisations par les travailleurs ; encore faut-il trouver des moyens effectifs et démocratiques de mise en œuvre. L’articulation du projet avec une politique véritablement écologique reste entièrement à construire. Si les riches sont les principaux responsables de la pollution et de l’émission des gaz à effet de serre13, rien ne garantit, par avance, qu’un salaire à vie n’alimenterait pas de folles pulsions consuméristes et destructrices sur le plan environnemental…

Le salaire à vie n’est en cela pas une idée achevée, pleine et entière, qui fonctionnerait comme une recette miracle. Il ne demeure pas moins l’une des rares propositions pratiques et affirmatives à ne pas se placer sur l’unique terrain de l’adversaire. Le salaire à vie cherche à émanciper le travail, en donnant des outils qui le sortent des principales catégories capitalistes : il réaffirme ainsi les principes d’une démocratie réelle et effective au sein du champ économique.