L’hôpital

Basta - L’après Covid comme avant ? Le CHU de Nancy, symbole de la désorganisation managériale de l’hôpital public Au cœur d’un service, une infirmière du CHU de Nancy raconte

Mai 2020, par Info santé sécu social

Mardi 28 avril 2020, par DEPRETZ Franck

L’hôpital de Nancy est en première ligne face à la pandémie de Covid-19. Qu’importe : une énième « réorganisation », validée en comité interministériel, prévoit la suppression de 600 postes. La restructuration a été suspendue, mais pas annulée, et le directeur de l’agence régionale de santé a été remplacé par une autre haut-fonctionnaire à l’origine du plan d’austérité. Ces absurdités managériales vont-elles continuer, demain, à frapper l’hôpital, ses personnels et ses patients ? Enquête.

Tout est parti de quelques mots, des bribes de phrases parues dans la presse locale. Sept petites lignes. Un tollé national. Christophe Lannelongue, directeur de l’agence régionale de Santé (ARS) du Grand-Est, déclare le 4 avril dans L’Est républicain qu’il n’y a « pas de raison de remettre en cause le Copermo » concernant le Centre hospitalier régional et universitaire (CHRU) de Nancy. Un verbiage technocratique tout ce qu’il y a de plus policé en apparence. Une phrase, en réalité, d’une violence sociale inouïe pour toutes les soignantes [1] qui se donnent corps et âme pour sauver, au même moment, les 280 patients que compte le service dédié au Covid-19 en plein pic de la pandémie [Voir article ci-dessous.]. Derrière l’acronyme Copermo, pour « Comité interministériel de performance et de la modernisation de l’offre de soins », se cache un plan de réorganisation qui prévoit la suppression de 598 postes et 174 lits d’ici 2024.

Créé en décembre 2012, le Copermo a notamment pour but de définir, avec les ARS, « les trajectoires de retour à l’équilibre des établissements en difficulté financière », peut-on lire sur le site du ministère des Solidarités et de la Santé [2]. En août 2018, le Copermo annonce que le CHRU de Nancy est en « quasi-faillite » et risque la « cessation de paiement ».

Comment en est-on arrivé là ? Poussé par l’État – et ses plans « Hôpital 2007 » et « Hôpital 2012 » – à se « moderniser » dans les années 2000, l’établissement acquiert et construit de nouveaux bâtiments en se tournant, notamment, vers un partenariat public-privé. Sa dette s’envole de 174 % entre 2008 et 2013. « Cette tendance à construire des surfaces supplémentaires, tout en conservant celles qu’elles sont censées remplacer, traduit une absence de gestion du patrimoine et une forme de myopie immobilière », note, dès 2010, la Chambre régionale des comptes de Lorraine.

Soigneusement éviter de faire allusion à la casse sociale

En réponse à « cette myopie immobilière », le Copermo propose à l’hôpital de réaliser un nouveau « schéma directeur immobilier ». La direction de l’établissement, qui n’a jamais refusé une coupe dans ses effectifs ou un plan de « refondation », se lance dans un chantier de 515 millions d’euros qui ne devrait pas être achevé avant 2032. L’objectif ? Regrouper les sept sites actuels du CHRU (maternité, centre de soins de long séjour, centre chirurgical...) en un seul et unique site sur le plateau de Brabois situé sur les hauteurs du Grand Nancy, non loin d’une faculté de médecine, d’un technopôle et d’un hippodrome. La barre du CHRU de Brabois, construite en 1973 sur la commune de Vandœuvre-lès-Nancy, sera détruite pour laisser place à un nouveau bâtiment [3]. Les activités de l’historique hôpital central, situé au centre-ville, y seront délocalisées. Une activité de consultations et de soins de type ambulatoire sera maintenu dans ses bâtiments.

« La trajectoire restera la même. » Ce n’est pas une pandémie mondiale qui va enrayer cette mécanique néolibérale parfaitement huilée. Le directeur de l’ARS – chargé d’assurer « le suivi de la trajectoire et des engagements » du CHRU dans le cadre du Copermo [4] – compte bien poursuivre « la rationalisation des installations » et maintenir « une vision très exigeante ». En prononçant ces quelques mots, Christophe Lannelongue ne fait qu’employer la bonne vieille méthode prisée par les technocrates et les élus qui portent, depuis des années, ce projet de regroupement des activités et des sites : il évite soigneusement de faire allusion à l’entreprise de casse sociale qui en constitue le cœur. Mais voilà, on est en pleine crise sanitaire. Et au beau milieu d’une campagne municipale à rallonge...

Supprimer des postes pour « récompenser les efforts » des suppressions passées

Le soir-même, à 20h07 très exactement, Laurent Hénart, le président du conseil de surveillance du CHRU, qui est accessoirement candidat à sa réélection à la mairie de Nancy et donné perdant après le premier tour – se charge de rapprocher ces quelques mots des centaines de suppressions de postes et de lits qui accompagnent ce projet de « modernisation ». « Évoquer de tels chiffres à l’heure où les équipes vont au bout du bout de leur investissement personnel est à la fois déconcertant et indécent », écrit-il dans une lettre cosignée avec le professeur Christian Rabaud, président de la commission médicale d’établissement, et destinée au Premier ministre et au ministre de la Santé [5] pour lui demander « l’effacement de la dette publique des hôpitaux », ainsi que de mettre « un terme à la fermeture des lits, aux 598 suppressions de postes envisagées » au CHRU de Nancy. Cette lettre a été rédigée avant que les propos polémiques de Christophe Lannelongue ne sortent dans la presse.]].

Si la position du directeur de l’ARS est « indécente », que dire de celle du maire de Nancy ? Pas plus tard que le 29 janvier, il euphémise et justifie les saignées prévues dans les effectifs [6] : « Il faut replacer les choses dans leur contexte, les suppressions de postes envisagées, c’est 600 sur 12 000 agents » et elles vont permettre « le retour à l’équilibre financier de l’établissement avec une réorganisation intelligente ». Ce jour-là, le Copermo avalise le projet immobilier du CHRU et Laurent Hénart se dit « très heureux » de cette « bonne nouvelle » qui « vient récompenser les efforts accomplis par tous les personnels ». Ceux-ci apprécieront...

« Les efforts » auxquels le président du Mouvement radical (centre droit) fait allusion, ceux que le Copermo viendrait « récompenser » en approuvant la suppression future de 598 postes et 174 lits, ont précisément été fournis à la suite du précédent « plan de refondation » qui a déjà supprimé... 400 postes et 284 lits en quarante restructurations depuis 2014 ! Entre 2013 et 2018, le plus gros employeur de Meurthe-et-Moselle a vu passer son nombre de lits de 1931 à 1577. Et son nombre d’équivalents temps pleins de 10 193 à 8960 – loin « des 12 000 agents » dont parle M. Hénart.

« Je ne sais pas si vous avez déjà négocié avec Bercy, ça ne se passe pas tout à fait comme ça »

Depuis 2014, année de son élection, Laurent Hénart a toujours accompagné, accepté, félicité ces restructurations. Fallait-il attendre qu’éclate une crise sanitaire pour qu’il ose affirmer, le 4 avril toujours, que « le Copermo est mort » et qu’il réclame, enfin, « plus de lits » ? Fallait-il attendre que le personnel hospitalier soit à la limite de l’implosion, que le service Covid soit à la limite de la saturation – avec un taux d’occupation des lits de 96% au pic de la pandémie ? Fallait-il attendre que les soignantes manquent de surblouses, de lunettes de protection, que des retraités soient appelés en renfort, que des étudiantes soient réquisitionnées pour combler le manque de postes, que des patients soient envoyés par TGV en Nouvelle-Aquitaine pour limiter le manque de lits ? [7] Qu’ont fait ces élus pour s’opposer aux exigences austéritaires du Copermo, de l’ARS, des ministères de la Santé et de l’Économie ?

« Qu’est-ce qu’on a fait ? Mais on n’a pas arrêté de bosser, mon bon monsieur ! » Après avoir laissé s’écouler un long silence, Christian Rabaud, le président de la commission médicale d’établissement qui cosigne la lettre avec Laurent Hénart, légèrement vexé par la question que nous lui posons au téléphone, n’a pas de mots assez forts pour qualifier « cet impératif, cette injonction ministérielle », ce « diktat décidé de façon centrale et gouvernementale » que lui-même « essaie de limiter depuis le début », aux côtés du conseil de surveillance et de la direction du CHRU.

« Si j’avais pu obtenir 600 postes, plutôt que de les supprimer, vous pensez bien que je les aurais pris, poursuit ce professeur des universités et praticien hospitalier. Mais je ne sais pas si vous avez déjà négocié avec Bercy, ça ne se passe pas tout à fait comme ça. On vous dit : « Si vous faites le plan d’économie, on peut vous aider à reconstruire l’hôpital. » Vous avez alors deux solutions. Soit vous dites : « Allez vous faire foutre. » Et on vous répond : « Démerdez-vous dans votre déficit, enfoncez-vous, et quand vous n’aurez plus d’argent à la fin du mois pour faire les fiches de paie de vos personnels, vous commencerez à avoir des vraies difficultés à les maintenir, autant dans leur motivation que dans leurs droits. » Soit vous essayez de trouver un élément médian. On est donc entré dans une négociation très forte et c’est comme ça qu’à la fin on est arrivé à une côte qui était la moins mal taillée au vu des injonctions de l’Anap [l’Agence nationale d’appui à la performance des établissements de santé et médico-sociaux]. Mais aucun d’entre nous n’en a été satisfait. » Bernard Dupont, le directeur du CHRU, et Laurent Hénart, qui ne sont pourtant pas avares en matière de communication ces derniers jours ne donneront aucune suite à nos demandes d’interview.

Les fake news d’un haut fonctionnaire

Plutôt que de caricaturer le revirement du maire de Nancy, la presse locale va jusqu’à saluer l’homme qui « a réagi, s’est démené, s’est posé en rempart ». Une polémique est née. Qui sera ravivée le lendemain, 5 avril, par... le directeur de l’ARS, Christophe Lannelongue lui-même. « Moi, je fais mon boulot. J’applique ce que le ministère a décidé », déclare-t-il dans une interview à France 3 Grand-Est [8]. En plus de parler du Copermo comme d’un « super » et « magnifique projet », le directeur de l’ARS organise son « suicide médiatique » [9]. Il crie au complot ! Se prétend « piégé », victime d’un « procès politique », d’une « opération » « montée » par la CGT du CHRU et le journaliste de L’Est républicain qui l’a interviewé. Un mensonge grotesque que personne ne reprendra, et que tout le monde démentira.

Pire, le haut fonctionnaire ose lancer cette saillie à l’adresse « des gens qui sont au chaud comme les responsables de la CGT qu’on n’a pas beaucoup vu sur le terrain. Ce ne sont pas eux qui étaient dans les services de réa. » Encore un mensonge. Sophie Perrin-Phan Dinh, la secrétaire de la CGT, ne sait pas si elle doit en rire ou en pleurer. « Il nous rend responsable de quelque chose alors que nous n’y sommes absolument pour rien. Dommage, d’ailleurs. On aurait bien aimé être à l’origine de l’abandon du Copermo », rit cette infirmière accusée d’être restée « au chaud », alors qu’elle a été affectée au service Covid-19 du CHRU, y a effectué des journées de 12 heures, des semaines de 60 heures, et fait même partie des 204 agentes hospitalières du CHRU de Nancy atteintes du Covid-19.

« Mon médecin traitant m’a arrêté quinze jours, raconte Sophie. Mais le directeur des ressources humaines m’a dit que j’avais droit à huit jours maximum. Ce sont les recommandations nationales pour les soignantes... » Pendant que Sophie trimait et était testée positive au Covid-19, Christophe Lannelongue, lui, était confiné à Paris. Loin du « terrain ».

« Certainement pas le moment d’aller expliquer à ces gens-là qu’ils risquent de perdre 600 emplois »

D’abord locale, l’affaire n’attend même pas le volet « théorie du complot » pour prendre, très vite, une ampleur nationale. Et inspirer un coup de gueule à un écrivain nancéien lauréat du prix Goncourt [10], une chronique à une humoriste de France Inter [11], un tweet à un ministre de la Santé [12], ou encore une lettre à un Premier ministre [13]. Ces deux derniers étant d’ailleurs parfaitement accordés sur leurs éléments de langage : « Les plans de réorganisation des établissements de santé sont évidemment suspendus à la grande consultation » qui aura lieu une fois la crise sanitaire passée. Suspendus, mais pas annulés ? « C’est certainement pas le moment d’aller expliquer à ces gens-là [les soignantes du CHRU de Nancy] qu’ils risquent de perdre, pour certains d’entre eux, 600 emplois », expliquera Olivier Véran, le ministre de la Santé, sur BFM TV [14]. Parce que le « moment » s’y prêterait mieux plus tard, peut-être ?

Le 8 avril, presque sans surprise, la nouvelle tombe : Christophe Lannelongue est limogé par le Conseil des ministres. « À la demande d’Emmanuel Macron », révélera L’Obs [15]. Par qui est-il remplacé le lendemain ? Précisément par l’inspectrice générale des affaires sociales qui a recommandé de réduire le nombre de postes et de lits, Marie-Ange Desailly-Chanson, médecin biologiste de formation.

La Mission d’évaluation de la situation du CHU de Nancy [16] que corédige, en janvier 2019, Marie-Ange Desailly-Chanson, intervient à la suite d’un long cheminement, ponctué par au moins quatre inspections de l’Igas en cinq ans [17].

L’été suivant, le CHRU suit les recommandations de l’Igas. Les suppressions de 598 postes, 174 lits sont actées. Un chiffre « ambitieux, tenable et difficilement contournable », déclare froidement Bernard Dupont. Pourquoi parler de « suppressions », d’ailleurs ? « On n’est pas dans un registre de plan social mais d’évolution du CHRU. Ces postes correspondront à des fonctions qui auront disparu car la prise en charge des patients change » [18], explique le directeur général. Tout va pour le mieux. Il peut envisager la suite « de façon positive ».

La durée d’attente aux urgences la plus longue de France

Derrière cette logique comptable, ces suppressions de postes, de lits, le personnel ne semble pas partager cette « positive » attitude. Peut-être parce que le quotidien de tout le monde était déjà, bien avant ces annonces, rudement mis à mal. Les médecins urgentistes n’ont plus le temps de procéder aux premiers examens des patients, alors ils l’effectuent de plus en plus à distance, en télécommunication. Faute de lits disponibles, la durée moyenne d’attente et de prise en charge des patients aux urgences est la plus longue de France : cinq heures à Nancy, contre une moyenne nationale de « deux heures pour la moitié des patients », d’après un rapport de février 2019 de la Cour des comptes.

Les patients peuvent très bien rester « sur un brancard, faute de chambre, tout en payant le forfait hospitalier », être invités à dormir à l’hôtel, ou encore quitter l’hôpital et rentrer chez eux en pleine nuit. Quand ils ne sont pas en ambulatoire, bien sûr, auquel cas ils repartent le jour même de leur arrivée [19].

Dans les blocs opératoires, on en vient à regretter les trois-huit depuis que la direction impose à ses agents d’enchainer poste du matin (8 heures), poste de l’après-midi (8 heures), astreinte (jusqu’à 12 heures) puis repos d’une journée. Les postes d’amplitude de 12 heures sont en passe de se généraliser à toutes les infirmières et aide-soignantes, alors que ce mode d’organisation génère, d’après l’INRS [20], (Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles) « la prise de poids, l’augmentation des erreurs, d’accidents du travail et de trajet, des conduites addictives, des troubles musculosquelettiques et des pathologies du dos ».

« C’est devenu courant de travailler 60 heures par semaine »

Marie* n’a pas eu besoin que le parlement adopte la loi instaurant un « état d’urgence sanitaire », le 23 mars, pour connaître des journées – et des nuits de travail – de 12 heures. Son service cardiologie a adopté cette organisation du travail le 1er octobre 2019. « Depuis, c’est devenu courant de travailler 60 heures par semaine, d’alterner poste de jour et poste de nuit, soupire cette aide-soignante. Théoriquement, on ne devrait pas faire plus de deux jours d’affilée en douze heures. Sauf que la réorganisation s’est accompagnée d’une diminution du personnel, d’une augmentation de la durée et de la charge de travail, de la pression, de la fatigue, et donc... de l’absentéisme. Ce n’est pas rare que notre cadre nous appelle en renfort, à 6 h du matin durant nos repos, pour remplacer une collègue. Depuis la réorganisation, le nombre d’heures supplémentaires a explosé. Et comme on fonctionne à flux tendu, on ne peut jamais les récupérer. »

Marie travaille à l’Institut lorrain du cœur et des vaisseaux Louis-Mathieu, l’un des deux bâtiments flambants neufs construits au milieu des années 2000 qui ont été « largement surdimensionnés tant au niveau du coût que des surfaces » et qui ont contribué « à une dégradation de l’équilibre financier de l’établissement », d’après les conclusions du Conseil de l’immobilier de l’État en 2014.

Dans cette « structure hospitalière française la plus récente et la plus moderne dédiée à une offre de soins cardio-vasculaires complète et dotée d’un plateau technique de pointe », comme s’en vante le CHRU [21], les soignantes « manquent de tout », n’ont parfois pas assez de linge pour changer les draps des patients, pas assez de temps « pour boire ou faire pipi », pas assez de personnels surtout.

Six décès en un mois, contre deux en moyenne

« À mon arrivée, révèle Marie, mon service comptait une infirmière et deux aide-soignantes pour douze patients. Depuis le 1er octobre, on a deux patients à gérer en plus avec... une aide-soignante en moins. Bien avant le Covid, j’ai constaté une hausse de décès à cause du passage en 12 heures. » En octobre, six patients sont décédés dans son service. En novembre aussi : six décès. Douze en deux mois, donc. Et avant le passage en douze heures ? « C’est très difficile à dire, répond-elle. D’autant que les décès nous arrivent souvent par vagues. Mais si on devait faire une moyenne, c’était à peu près deux décès par mois. » Comment une telle dégradation de la situation est-elle possible ?

Les facteurs sont nombreux. Avant la réorganisation, les soignantes rendaient visite à l’ensemble des patients trois fois, à chacune de leur prise de poste. À partir de 6h, 13h et 20h, elles vérifiaient les différents paramètres de leur état de santé, prenaient leur tension, leur demandaient s’ils ressentent des douleurs, etc. Depuis le passage en douze heures, il n’y a plus que deux postes de travail et donc deux visites par jour des patients. Une première à partir de 7h, la seconde à partir de 19h.

« Entre deux, durant toute cette tranche de la journée, il n’y a pratiquement pas de suivi des patients, sauf pour les cas particuliers. Or, on travaille dans un service essentiellement composé de personnes âgées, dont certaines présentent de fortes décompensations cardiaques. Leur état peut se dégrader subitement. » Parmi les décès qu’elle impute à la surcharge de travail, à la précipitation, au stress, au manque de suivi des patients, en un mot, à la réorganisation, Marie est marquée par la perte d’une dame octogénaire.

« Le médecin n’a même pas pu être prévenu. La dame est partie cinq minutes après notre arrivée »

« Sa fille vient lui rendre visite en début d’après-midi, raconte-t-elle. Elle nous avertit que sa mère ne va pas bien. Le temps qu’on arrive, qu’on prenne sa tension, lui mette un masque à oxygène, c’était déjà trop tard... Si on avait pu faire le tour de visite du début d’après-midi, comme on le faisait avant le passage en douze heures, on aurait refait une prise de paramètres, on se serait rendu compte que le rythme cardiaque était très bas, on aurait pu anticiper, augmenter l’oxygène, effectuer la prise en charge nécessaire, appeler le médecin tout de suite. Là, le médecin n’a même pas pu être prévenu. La dame est partie cinq minutes après notre arrivée. »

Avant ce jour, Marie n’avait jamais pris en charge cette dame. Les soignantes ne sont pas censées changer de secteur, et donc de patients. « Mais à cause de l’absentéisme, on tourne souvent. On se retrouve avec des patients sur lesquels on a aucun regard antérieur. » La diminution drastique du temps de transmission, d’une équipe à l’autre, des informations sur l’état de santé des patients n’a pas arrangé les choses. Avant le 1er octobre, il était de trente minutes. Depuis : dix minutes.

Ambulatoire TV

« On est tellement habitué à être pris dans un tourbillon toute la journée que, par une sorte d’instinct professionnel, on devine quand les patients nous bipent pour des motifs sérieux ou bénins. Mais il y a une telle pression sur nous. Et les personnes âgées qui sonnent sans arrêt, sans arrêt... On en est arrivé à être maltraitantes avec elles, car l’institution est maltraitante envers nous. On en arrive à leur dire : ’’Arrêtez de sonner toutes les deux minutes ! On n’en peut plus, c’est pas gérable !’’ Après, on s’en veut. On redoute le jour où l’on n’aura pas été voir un patient qui nous aura bipé pour une raison valable. »

En 2011, Nancy « présentait le taux de chirurgie ambulatoire le plus faible de l’ensemble des CHU », déplorait la Cour des comptes en décembre 2018. Sa « progression » sera fulgurante : de 24,67 %, en 2013, l’ambulatoire représente actuellement 44 % des actes chirurgicaux. Avant de devenir la nouvelle directrice de l’ARS Grand-Est, Marie-Ange Desailly-Chanson et sa collègue de l’Igas recommandaient d’atteindre les 56 % ! Bernard Dupont n’avait pas attendu ce rapport pour faire de l’ambulatoire un « axe majeur du Plan de refondation du CHRU ». Le directeur général y consacre même, en 2015, une web-télé : « www.ambulatoire-nancy.tv ». Le site est fermé depuis, mais la web-émission tournée en direct et consacrée à cette « chirurgie d’excellence », cette « amélioration du parcours patient » est toujours consultable sur Youtube [22].

« Sur une journée on peut avoir deux patients pour un même lit. C’est une usine à soins »

Au cours de cette vidéo de près d’une heure, qui « a reçu le soutien financier de l’agence régionale de santé, de la mutuelle MNH et des groupes pharmaceutiques Abbvie et Sanofi, sur facturation par la société de production audiovisuelle qui a réalisé l’émission » [23], le patron du CHRU de Nancy offre un florilège de déclarations : « L’ambulatoire nous oblige à être beaucoup plus performants, beaucoup mieux organisés, car il n’y a pas de rattrapage possible. Il faut qu’on assure la sécurité. Je ne vois vraiment que des avantages à l’ambulatoire. » « Ça répond à une demande de la population : rentrer à l’hôpital le matin, ressortir le soir. » « C’est aussi répondre à une aspiration des professionnels de santé, qui est d’avoir une vie avec un tempo plus normal, plus réglé, comme tout un chacun dans la vie sociale. »

Sophie Perrin-Phan Dinh, secrétaire CGT du CHRU, infirmière à l’hôpital de Brabois depuis 2002, s’étrangle lorsqu’on lui rapporte les propos de Bernard Dupont. « En ambulatoire, lâche-t-elle, les patients sont accueillis à la chaîne. D’ailleurs on parle de lits et non plus de patients, car sur une journée on peut avoir deux patients pour un même lit. C’est une usine à soins. Tu arrives, tu te changes, tu attends, tu vas au bloc, tu reviens dans une salle. Et à la fin, tu es foutu en salle de collation. Je dis ’’foutu’’, car il faut laisser la place au suivant, c’est vraiment de l’abattage d’actes. Il n’y a plus du tout de considération pour le patient. Quand j’étais étudiante, on parlait de prise en charge globale du patient. Maintenant, on prend en charge une plaie, une cheville, un genoux. »

« Deux heures après sa mort, son lit était déjà occupé par une autre patiente »

Un épisode récent a marqué Sophie, lorsque, pour la première fois en 17 ans de carrière, elle a été confrontée au décès d’un patient dans son service de chirurgie maxillo-faciale : « Deux heures après, son lit était déjà occupé par une autre patiente. Pour mon cadre supérieur, cela ne posait aucun problème. ’’La dame ne sait pas que quelqu’un est mort, deux heures plus tôt, là où elle se trouve’’, m’a-t-il répondu. Mais nous, on était au courant. On a besoin d’un minimum de transition. C’est humain. »

« Parce que la prise en charge se fait dans un temps réduit, on est beaucoup plus exigeant en termes de qualité de prise en charge pour que le patient puisse rentrer à son domicile de manière sécurisée », dit Christelle Rauchs-Febvrel en réponse aux inquiétudes du public qui assiste à la web-émission spéciale ambulatoire du CHRU. Cette manageuse, aujourd’hui directrice adjointe d’une clinique de Metz qui appartient à Elsan, « deuxième groupe de cliniques et d’hôpitaux privés en France », était alors directrice adjointe au CHRU, en charge du « pilotage du virage ambulatoire » et du « management stratégique de l’hôpital en proposant des projets ou axes d’améliorations à mettre en œuvre dans le cadre du plan de refondation du CHRU ». Diplômée de Sciences Po Paris et de l’« IAE Metz School of Management », Christelle Rauchs-Febvrel n’a certainement jamais délivré de sa vie de soin à un patient. Mais ce n’est pas grave. La « loi Bachelot » de 2009 a littéralement confié les clés de l’hôpital à des managers.

Quand Roselyne Bachelot, la « madone de la précaution », transformait l’hôpital en entreprise

Ces derniers jours, Roselyne Bachelot parade dans la presse, parce que, ministre de la Santé sous Nicolas Sarkozy, elle avait constitué « un stock de précaution de masques » au moment où l’épidémie du H1N1 frappait la France, que le parlement de l’époque ne l’a pas écoutée, dénonçant une gabegie. C’est vrai, ces masques auraient été grandement utiles aujourd’hui. Mais la pauvre « égérie collatérale du Covid-19 », « madone de la précaution » et « martyre de la grippe aviaire », est aussi à l’origine de la loi Hôpital, patients, santé et territoire (HPST) [24]. Elle est donc l’une des grandes actrices de la casse de l’hôpital public à l’œuvre depuis trois décennies [25]. Roselyne Bachelot n’a pas inventé la tarification à l’activité (T2A) – elle a été instaurée en 2004 – mais sa loi l’a systématisée dans tous les hôpitaux.

Avec la T2A, les établissements, privés comme publics, sont financés en fonction de leur production d’actes de soins. Plus il y a d’examens, d’opérations chirurgicales, plus l’hôpital reçoit d’argent. Cela a engendré des effets pervers. Marie a pu mesurer concrètement certains d’entre eux. « On voit bien les conséquences de ce système basé sur la rentabilité du patient, décrit cette aide-soignante du service cardiologie. Pour certaines personnes âgées, on connaît l’issue finale. Leur cœur fonctionne au ralenti, ils font des insuffisances rénales, n’arrivent plus à évacuer l’eau de leur corps... Ils sont en fin de vie, mais on doit quand même sans arrêt faire des examens, des scanners, des prises de sang, des actes, des actes, des actes... Avec le passage en douze heures, les gestes invasifs et non légitimes se sont multipliés. Même les familles nous demandent à quoi ça sert. Ça en devient indécent. »

Les aide-soignantes et les agentes des services hospitaliers sont chargées de préparer et décontaminer les chambres entre chaque entrée et sortie de patients. « Depuis le passage en douze heures, déplore Marie, les lits ne doivent jamais rester vides. Il faut que ça tourne. Or, on n’a plus notre mot à dire sur la gestion d’occupation des lits, qui est gérée par des infirmières situées hors de notre service. Résultat, des patients ’’sortants’’ ne sont toujours pas sortis quand d’autres reviennent du bloc opératoire. Ça crée des bouchons. On les laisse traîner des heures dans les couloirs... »

« Il y aura du sang et des larmes »

« À chaque nouveau directeur général, j’ai connu un plan d’économie. Mais la tarification à l’acte a porté le coup de grâce. C’est ça qui a plombé la dette. À partir du milieu des années 2000, les cadences ont accéléré, l’encadrement nous mettait la pression tout en nous laissant nous débrouiller seules. J’étais obligée de me chronométrer en train de stériliser le matériel du bloc opératoire pour ne pas être en retard. » Christiane Nimsgern était secrétaire CGT du CHU de Brabois à « une époque où on avait le temps ».

Le temps de lire des bouquins aux patients, de leur procurer des massages, de manger au self avec les collègues le midi. Le temps d’être ensemble, solidaires. « On bossait énormément, près d’un week-end sur deux, mais on avait l’impression de bien faire notre travail, de ne pas maltraiter le patient, de ne pas être méprisé », raconte cette agente de service hospitalier puis aide-soignante au CHRU entre 1973 et 2011. Son service hématologie comptait, en 1987, une aide-soignante et une infirmière pour quatre patients. Cette époque-là a donc bien existé. « Jusqu’à ce qu’Alain Juppé, Premier ministre en 1995, substitue au budget global des hôpitaux des contrats régionaux où les objectifs de rentabilité sont fixés à l’avance », se souvient Christiane Nimsgern.

Aucune création de postes n’accompagne le passage aux 35 heures en 2000. En 2003, Benoît Péricard, le nouveau directeur du CHRU, annonce 250 suppressions d’emplois. « Lors de son discours d’investiture, devant un parterre de cadres et de médecins, il lance : ’’Il y aura du sang et des larmes.’’ C’est un médecin du travail, absolument écœuré, qui nous l’a raconté. Nous, vous pensez bien, on n’était pas invité... », rapporte la soignante retraitée et militante Lutte ouvrière, qui était tête de liste aux dernières élections municipales à Nancy.

En 2008, Benoît Péricard – l’un des rares notables qui est venu en soutien du directeur de l’ARS Grand-Est fraîchement limogé – devient directeur au secteur santé de KPMG, l’un des géants de l’audit qui conseillent multinationales et gouvernements. Son successeur annonce, la même année, 650 suppressions de postes sur quatre ans. « À partir de ce moment-là, explique Christiane Nimsgern, les comités techniques d’établissement ressemblaient à des assemblées générales de grosses boîtes privées. On ne faisait plus que de parler d’emprunt, crédit, retour sur investissement, plus-value et partenariats publics privés bien sûr... »

Juillet 2019. Bernard Dupont réussit son examen de passage devant le Copermo. Le soutien financier de l’État est acté, bien que le montant n’est pas dévoilé – il était censé l’être en juin prochain. Dans le TGV qui le ramène à Nancy, ce qui importe au directeur du CHRU, à ce moment-là, ce n’est pas son personnel épuisé, lessivé, à peine remis des précédentes saignées, qui va devoir faire face à de nouveaux manques, manque de temps, de matériel, de personnels. Non, ce qui lui importe c’est d’avoir « été exceptionnellement bien reçu [par le Copermo]. On a eu un accueil très positif. Ce qui est important, c’est qu’au-delà des suppressions d’emplois sans licenciement, on a été félicité sur ce qui a été réalisé et porté par toute la communauté hospitalière. »

Bernard Dupont passe alors un été radieux quand, fin août, il obtient la consécration ultime : la huitième place au palmarès annuel des hôpitaux décerné par le magazine Le Point. Modeste, il attribue cette victoire aux mesures d’austérité qu’il s’évertue de mettre en place depuis six ans : « Le principal enseignement à tirer c’est que le plan de refondation a produit ses effets et cela grâce au travail de tous et à tous les niveaux. » En pleine pandémie de Coronavirus, il ira plus loin encore, en adressant à tout le personnel hospitalier un « merci infiniment » qui salue leur « engagement » après leur avoir rappelé qu’il travaille... « dans un CHRU qui ces dernières années a su déjà se transformer, ce qui lui permet aussi d’être préparé à l’immense vague qui arrive ».

« Derrière les beaux bâtiments tape-à-l’œil, le top 10 au classement du Point, la belle façade du CHRU de Nancy, conclut Sophie, l’infirmière cégétiste, les professionnels de santé donnent tellement le meilleur d’eux-mêmes qu’ils s’en rendent malades. Malades physiquement car épuisés. Malades psychologiquement aussi parce qu’ils se rendent comptent qu’ils n’ont pas les moyens de faire correctement leur boulot. À l’hôpital central, il y a eu des tentatives de suicide, la dernière remonte à juin 2019. Suite au suicide d’un brancardier, il y a quelques années, la réponse de la direction en comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail avait été : ’’On est dans la moyenne nationale.’’ Voilà la considération. Les gens veulent se foutre en l’air pour leurs conditions de travail, mais on est dans la moyenne, tout va bien... »

Après avoir été tant exigeants vis-à-vis de leur personnel, maintenant que « le Copermo est mort », la direction et le conseil de surveillance exigeront-ils de l’État l’effacement de la dette du CHRU ? Ou alors, quelle autre position défendront-ils qui ne soit pas indécente quand la vie de centaines de soignants et de patients – Covid ou pas Covid – est en jeu ?

Franck Dépretz

*Prénom d’emprunt

• BASTAMAG ! 28 AVRIL 2020 :

TÉMOIGNAGES AU COEUR D’UN SERVICE COVID+
« Réanimable, non réanimable... puis on passe aux patients suivants » : une infirmière du CHU de Nancy raconte.

Élise, infirmière au centre hospitalier de Nancy, raconte son transfert au sein d’un service dédié aux patients atteints du Covid-19. Elle travaille 12 heures d’affilée, voire plus, pour surveiller leur température et leur respiration, les réconforter, donner des nouvelles à leurs proches... Pendant ce temps, un nouveau plan de suppression de postes menace l’hôpital.

Élise travaille au centre hospitalier régional universitaire (CHRU) de Nancy depuis de nombreuses années. Délivrant habituellement des soins « non essentiels » et « non urgents », elle a été affectée au sein d’un service qui comporte 24 lits destinés aux patients atteints du Covid-19. Cette infirmière témoigne anonymement (sous un prénom d’emprunt) pour raconter, crûment, son travail et dénoncer les conséquences – sur le personnel soignant et les patients – des économies budgétaires exigées par le ministère de la Santé.

Depuis 2014, et jusqu’en 2024, les nombreux plans de « réorganisation » de son hôpital sont censés supprimer, au total, 1000 postes et 460 lits, et regrouper les sept sites du CHRU. Le 8 avril, le directeur de l’Agence régionale de santé (ARS) du Grand-Est s’est fait limoger pour avoir déclaré dans la presse que, malgré le contexte, il ne voyait « pas de raison de remettre en cause » cette restructuration et cette « rationalisation des installations » décidées en comité interministériel fin janvier. Cela signifie t-il que le nouveau plan de réduction des moyens sera abandonné ? Ce n’est pas sûr. En attendant, les soignants souffrent déjà des précédentes saignées dans les effectifs. Et tentent de panser les plaies de la crise sanitaire en cours. Le récit d’Élise est édifiant.

Basta ! : Comment s’est passée votre arrivée dans un service « Covid » ?

La première fois qu’on a fait la transmission des informations avec les médecins, à 14 heures, on commence à parler du premier patient. Je ne comprends pas bien. Ils nous disent : « Untel est Covid positif, il a ça, ça, ça. Non réanimable. » Hop ! On passe au deuxième ! « Non réanimable. » On passe au troisième ! « Non réanimable. » En fait, tous les jours, les médecins font le point sur l’état des patients avec les réanimateurs et décident ensemble si les patients sont réanimables ou pas. Quand nous, l’équipe paramédicale de jour, nous faisons la transmission avec l’équipe de nuit, ou inversement, on précise donc cela : « réanimable », « pas réanimable ». D’habitude, jamais on aurait parlé comme ça des patients !

Qu’est-ce que cela implique, s’ils ne sont pas réanimables ?

Ça veut dire que, si leur état se dégrade, ils ne seront pas transférés en réanimation, et ne seront donc pas intubés. Les médecins estiment qu’ils ne s’en sortiront pas.

Selon quels critères ?

En fonction de leurs antécédents : s’ils ont eu un cancer, s’ils sont en mauvais état de santé de manière générale, s’ils ont des maladies chroniques, s’ils sont très âgés, on ne va pas les réanimer. On ne va donc pas mettre en œuvre tout ce qu’on peut pour les sauver. Une dame de 80 ans, diabétique, se portait « bien » : elle n’avait pas de fièvre, etc. Même chose pour un monsieur de 82 ans qui n’avait pas d’antécédents particuliers, peut-être un peu de diabète. Si leur état s’était dégradé, ils n’étaient pas réanimables.

Avez-vous vu mourir des gens « non réanimables » ?

J’avais un patient qui était en train de mourir. Ils lui avaient mis des sédatifs, « pour qu’il soit confortable » – c’est comme ça que les médecins disent – et qu’il parte tout doucement. Donc, oui, des gens vont mourir. Et meurent déjà dans ce service.

Selon vous, cette personne aurait-elle pu être sauvée si les moyens avaient suivi ?

Je suis infirmière. Je n’ai pas les compétences pour dire « lui aurait pu être sauvé ; lui non ».

Comment réagissent vos collègues face à cette situation ?

Les collègues avec qui j’en ai discuté étaient choqués. Les médecins aussi. Quand je leur ai demandé ce que signifient ces histoires de « réanimables », « pas réanimables », ils m’ont expliqué – cela ne veut pas dire qu’ils sont d’accord – que, oui, il y a des gens que l’on transférera en réanimation et d’autres non, parce que leur état, en gros, ne vaut pas le coup.

J’en ai aussi discuté avec une médecin, parce que c’est quand même difficile de retourner au contact des gens quand on sait qu’ils ne sont pas réanimables. Elle m’a dit que c’est très difficile pour elle de vivre ça aussi, parce qu’elle doit parfois annoncer la nouvelle aux proches, aux familles des patients mourants, avec qui elle n’a encore bien souvent jamais eu le moindre contact. La première chose qu’elle leur dit alors c’est : « Voilà, vue la situation, votre père, votre mère... On aura fait tout ce qu’on pouvait… »

Donc les médecins l’annoncent aux patients et à leurs proches ?

Oui. Ils disent : « Écoutez, on a fait ce qu’on a pu. Là, maintenant, il a de plus en plus de mal à parler, etc. » Quand les gens n’arrivent plus à respirer par eux-mêmes, du moins qu’ils luttent, qu’ils tirent, qu’ils ont beaucoup de mal à trouver de l’air, notre objectif c’est qu’ils soient confortables. On met alors en place de la morphine et de l’hypnovel – un sédatif – pour qu’ils soient paisibles, pour qu’ils ne présentent plus de signes de lutte, et puis les choses vont se passer... On les soulage en attendant qu’ils arrêtent de respirer.

J’ai beau être infirmière, dans mon quotidien, je ne suis que très rarement confrontée à la mort. Je ne suis déjà pas habituée à ce genre de situations. Avec le Covid-19, ce qui est terrible et qui va traumatiser un maximum de soignants et de familles, c’est que les gens meurent seuls. Toutes les visites sont interdites pour les personnes diagnostiquées Covid. Les gens peuvent venir les voir uniquement sur autorisation du médecin et seulement quand c’est la fin... Dans ce cas, la visite ne dure qu’une demi-heure. Quand on sait que la personne va mourir, quand il n’y a plus rien à faire, un seul membre de la famille ou de l’entourage a le droit de venir voir la personne qui va décéder. Une seule fois.

Avez-vous assisté à cela ?

Oui. Il y a quelques semaines, quand je suis allée dans un autre service pour me former, j’ai vu une femme, environ 35 ans, qui venait voir sa grand-mère, plus de 80 ans, qui allait décéder. La petite fille – elle-même infirmière – n’était pas complètement effondrée.

Êtes-vous confrontée aux questions que se posent les familles ?

Toute la journée. On a constamment des appels en provenance des familles des patients. C’est tout à fait normal. C’est le seul lien qu’elles ont. Certains patients ont des portables, et c’est très bien. D’autres ne sont pas assez en forme pour les utiliser. D’autres encore n’ont pas de portable. En tant que personnels soignants, nous répondons aux familles, nous leur donnons des nouvelles. Ce qui est très difficile, c’est que les gens veulent absolument des bonnes nouvelles. Il y a des choses qu’on ne peut pas dire. Il faut qu’on reste factuels : « Il n’a pas de fièvre, il respire sans oxygène, on est resté sur les mêmes taux d’oxygène, ça ne se passe pas trop mal... » La gestion des familles par téléphone est très difficile, car elles attendent énormément de nous.

J’ai proposé à un homme de faire l’intermédiaire avec son épouse. Elle était sous oxygène à haute dose, elle ne pouvait pas entendre son mari au téléphone tellement c’était fort. Ils n’avaient aucune possibilité de communiquer. J’ai donc proposé au monsieur de lui passer des messages. Et à son épouse, de passer des messages à son mari. C’étaient des messages forcément très intimes. Émotionnellement, c’est compliqué à gérer. On se retrouve comme un intrus au milieu du couple, et on répète : « Il dit qu’il vous aime, qu’il faut vous accrocher. » Et la femme qui répond : « Oui, je me bats... »

C’est très dur. À tel point que j’ai appelé la cellule psychologique de soutien aux soignants. J’avais besoin de parler et de savoir si ce que j’avais fait, en servant de messagère à ce couple, c’était correct. J’ai mal vécu cette expérience, je pleurais au téléphone, je me suis dit : « C’est n’importe quoi. Tu n’es pas du tout professionnelle. Tu n’aides personne en faisant ça. » J’avais besoin de le partager. J’ai appelé cette cellule et ils sont d’un bon soutien, cela m’a aidé. Il n’y a pas que des choses négatives, nous sommes aidés. Dommage qu’il ait fallu attendre une pandémie pour avoir ce genre d’outil.

Pour l’accompagnement des patients en fin de vie, qu’y a-t-il de différent avec le fonctionnement habituel ?

En temps normal, les familles peuvent se rendre sur place. Ce n’est pas du tout la même approche. Sans voir le malade, on ne se rend pas forcément compte de ce qu’il se passe. La dernière fois, j’ai parlé à une femme dont le mari était oxygéné à haute dose, il allait certainement décéder, et elle me disait : « Alors, il rentre demain ? » Il y a un décalage complet entre la réalité et ce qu’elle espérait. Je suis restée factuelle, je lui ai répondu : « Là, il a quand même beaucoup de mal à respirer, on est obligé de mettre de l’oxygène à haute dose pour qu’il respire correctement. » Ensuite, je lui ai passé le médecin. Je me suis dit : « Ce n’est pas possible ! Les gens ne sont pas au courant de ce qu’il se passe. » Mais on ne peut pas leur en vouloir. Ils ne sont pas sur place, ils ne se rendent pas compte. Nous avons une pression énorme car les familles attendent beaucoup des nouvelles qu’on va leur donner. Ce travail d’intermédiaire, qui nous prend une grande partie de notre temps, se fait au jour le jour, sans que rien ne soit clairement défini par nos supérieurs. On improvise.

Quelles sont les autres tâches qui occupent vos journées ?

Dès qu’on délivre le moindre soin, on doit s’habiller, se déshabiller avec la matériel de protection. C’est pour notre sécurité, nous le savons. Mais il y a énormément de temps dédié à cela, l’habillage, le déshabillage. L’essentiel de mon travail consiste à surveiller la température et la respiration des patients, c’est-à-dire la saturation en oxygène et la fréquence respiratoire. On fait aussi beaucoup de prises de sang au niveau de l’artère pour voir comment le corps est oxygéné. Ça fait un mal de chien, c’est un peu traumatisant pour les patients. Une nuit, la prescription était de fixer à son lit une mamie de 92 ans, parce qu’elle ne gardait pas son oxygène. Si on ne l’attachait pas, elle enlevait son masque à oxygène et elle aurait présenté une désaturation [une diminution du taux d’oxygène dans le sang, ndlr].

Pourquoi aurait-elle enlevé son masque à oxygène ?

Parce qu’elle a l’impression que ça la gêne pour respirer, alors que c’est censé l’aider. Une autre femme, trisomique, ne comprenait pas ce qui lui arrivait parce qu’elle n’était pas dans son environnement habituel. Nous avons dû l’attacher pour qu’elle garde son masque à oxygène. C’est terrible pour les patients, il n’y a pas de doute. C’est aussi très difficile pour les gens qui le font. J’avais l’impression d’être un bourreau en faisant des choses comme ça.

Les patients atteints du Covid-19 ont-ils d’autres pathologies ? Sont-ils âgés ?

Ils n’ont pas forcément d’autres pathologies. Il n’y a pas de patient « type ». Des gens ont parfois plein d’antécédents, leur corps est « fragile ». Et il y a des gens sans antécédent qui se retrouvent hospitalisés. Pour l’âge, c’est pareil. J’ai eu quelqu’un de mon âge, 39 ans, sans aucun antécédent. Il fallait le surveiller comme l’huile sur le feu, car il avait de très mauvais résultats d’analyse de sang, il pouvait aller en réanimation d’un moment à l’autre. Lui était « réanimable ».

Qu’est-il devenu ?

Quand j’ai quitté mon service, il allait bien. Après, je ne sais pas. Cela aussi, c’est très bizarre. Nous nous occupons de personnes trois jours de suite, pendant douze heures, comme ils ne voient que nous, on essaye de leur changer un peu les idées, on développe donc un lien assez fort, et à un moment ils commencent à aller mal. Cela a été le cas pour un de mes patients. Je ne sais pas ce qu’il est devenu après. C’est très frustrant. D’un côté, on est crevé, on a envie de rentrer chez soi. De l’autre, on a envie de savoir comment vont les gens.

Vous n’avez pas accès aux informations sur ce qu’ils deviennent ou c’est une question de temps ?

Nous n’avons pas le temps ! Les lignes sont saturées par les appels des familles... Un homme m’a dit au téléphone : « Je vous appelle depuis 19 h 30. » Il était 22 h. C’est très angoissant pour les familles qui n’ont pas de nouvelle. Malgré cette attente, les gens nous remercient de tout leur possible. Même si on a plein de boulot, on essaye de prendre le temps de parler de manière posée, d’être humain. Je me suis vue pleurer plus d’une fois au téléphone en essayant de cacher l’émotion.

Depuis 2014, le CHRU de Nancy a connu 40 restructurations, à l’origine de la suppression de 400 postes et 284 lits. D’ici à 2024, 598 postes et 174 lits supplémentaires devraient être supprimés pour répondre aux orientations économiques fixées par un comité interministériel. Comment cette réorganisation se traduit-elle concrètement dans la gestion de la crise sanitaire actuelle ?

S’il n’y avait pas eu de suppressions de postes et de lits, plus de monde aurait été disponible, avec des services mobilisables tout de suite. En ce moment, les tutelles demandent à des personnels hospitaliers retraités s’ils peuvent revenir travailler. Ils font appel à des étudiants de toute la région, même de toute la France. Des étudiantes, diplômées infirmières, mais qui voudraient travailler en puériculture, et n’ont jamais pratiqué, n’ont pas été formées pour cela. Elles sont balancées « infirmières » dans les services.

Il y a aussi des soignantes qui, habituellement, font de la consultation – qui ne sont pas ou plus habituées à donner des soins. Elles n’ont pas fait de prise de sang depuis très longtemps ! Elles n’ont jamais passé une nuit à l’hôpital. Elles ne sont pas formées aux logiciels avec lesquels on travaille depuis plusieurs années. Cela peut paraître accessoire, mais sans maitriser le logiciel on ne peut pas travailler. Bien sûr, nous sommes toutes infirmières, formées, diplômées, mais nous venons de services où l’on n’est pas forcément habituées à traiter des cas aussi lourds.

Je pensais qu’à minima, on serait accueilli dans ces services avec une équipe d’hygiène qui nous dirait : « Voilà comment il faut vous habiller, comment retirer votre matériel pour éviter d’être contaminé, etc. » Ce n’est pas du tout comme ça que cela s’est passé. On prend notre poste et on se débrouille. On croise les doigts pour tomber sur des collègues qui ont un peu d’expérience pour nous expliquer comment il faut gérer le matos.

Manquez-vous de matériel ?

Oui, on manque énormément de surblouses. À tel point que des collègues les économisent. Certains laissent leurs surblouses pendues dans la chambre du patient de sorte à pouvoir les réutiliser la prochaine fois qu’elles y entrent. On a tellement peur de la pénurie qu’on se met nous-mêmes en danger en utilisant de la mauvaise manière le matériel. L’équipe d’hygiène, elle, change ses recommandations pour l’adapter à la pénurie. Finalement, on peut utiliser deux fois une surblouse. C’est hallucinant. Chaque fois qu’on sort de la chambre, on désinfecte les lunettes de protection. À cause de la mauvaise qualité, elles cassent régulièrement. C’est emmerdant.

Et concernant vos conditions de travail ?

À terme, quand les sept sites du CHRU seront regroupés en deux sites sur le plateau de Brabois [au sud-ouest de l’agglomération de Nancy, ndlr], on craint que les postes de travail en douze heures soient généralisés à l’ensemble des services. Pour supprimer du personnel, c’est le fonctionnement le plus « adapté » : plutôt que d’avoir trois équipes de sept heure trente chacune, il n’y a plus que deux équipes de douze heures. C’est comme ça qu’ils suppriment des postes.

Au service Covid-19, j’ai pu tester les journées de douze heures, les semaines de 60 heures, les alternances équipe de jour/équipe de nuit totalement incohérentes et dangereuses. En postes de sept heures trente, il y avait des cycles de travail. On faisait deux jours, on avait deux jours de repos, on faisait une nuit. C’était régulier. Là, il n’y a pas de cycle du tout. Déjà qu’on subit une pression d’enfer pendant la pandémie, alors avec des journées de douze heures c’est vraiment le bagne... Ça génère une fatigue extrême, un décalage complet du mode de vie. Je ne suis pas sure que c’était très judicieux d’instaurer cette organisation du travail en pleine crise sanitaire.

D’autant qu’on ne fait pas douze heures strictes. On fait plus pour transmettre les infos à nos collègues de l’équipe suivante. Quand le CHRU a décidé de passer une grosse partie des services en douze heures, la direction nous disait : « Les transmissions d’informations orales, en gros, on va s’en passer. On ne va plus se parler. On va tout faire sur l’ordinateur et ça suffira. » Donc, en théorie, on est censé prendre seulement cinq minutes pour expliquer la situation de nos huit patients à l’équipe qui prend notre relais.

Sauf que, dans la vraie vie, c’est pas du tout comme cela que ça se passe. On prend beaucoup plus de temps pour transmettre toutes les informations nécessaires pour que nos collègues travaillent dans des les meilleurs conditions possibles. Donc, au final, on reste treize heures d’affilée au boulot, sans compter le temps de trajet. C’est crevant. Nous sommes à bout. La pandémie prouve qu’il faut retrouver les services, les lits et les bras que les plans de « réorganisation » de l’hôpital ont supprimé d’année en année.

Recueilli par Franck Dépretz

Notes
[1] Nous utilisons des termes épicènes et suivons le principe d’accord de majorité pour évoquer le personnel hospitalier.

[2] Les membres délibérants du Copermo sont les directeurs de l’offre de soins (DGOS), de la Sécurité sociale, des finances publiques, du budget, de la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS), le secrétaire général des ministères chargés des affaires sociales, le chef de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), le délégué général à l’Outre-mer. Le directeur de l’Agence nationale d’appui à la performance des établissements de santé et médico-sociaux (Anap) et du Commissaire général à l’investissement font également partie du comité.

[3] http://www.polyprogramme.com/project/regroupement-du-chru-de-nancy-a-brabois

[4] Selon cette circulaire interministérielle :
http://circulaires.legifrance.gouv.fr/index.php?action=afficherCirculaire&hit=1&r=37322

[5] Quelques heures auparavant, Mathieu Klein, candidat socialiste aux municipales de Nancy, président du conseil départemental de Meurthe-et-Moselle, avait, lui, adressé une lettre à Emmanuel Macron [[https://twitter.com/mathieuklein/status/1246442366938107904

[6] https://www.francebleu.fr/infos/sante-sciences/nancy-le-projet-de-demenagement-du-chru-vers-brabois-acte-par-l-etat-1580305248

[7] https://www.bastamag.net/transfert-medicalise-train-tgv-sanitaire-avion-bus-soignant-desengorger-lits-reanimation

[8] https://france3-regions.francetvinfo.fr/grand-est/meurthe-et-moselle/nancy/plan-economies-hopital-nancy-directeur-ars-grand-est-persiste-signe-je-fais-mon-boulot-1811946.html

[9] https://www.arretsurimages.net/articles/le-suicide-mediatique-express-du-directeur-de-lars-grand-est

[10] https://www.estrepublicain.fr/culture-loisirs/2020/04/05/le-coup-de-gueule-de-nicolas-mathieu-contre-l-ars-grand-est

[11] https://www.franceinter.fr/emissions/le-billet-de-nicole-ferroni/le-billet-de-nicole-ferroni-08-avril-2020

[12] https://twitter.com/olivierveran/status/1246744285309001728

[13] https://twitter.com/CHRU_de_Nancy/status/1247185193724674049

[14] https://www.bfmtv.com/sante/le-directeur-de-l-ars-grand-est-limoge-apres-ses-propos-sur-l-hopital-de-nancy-1891310.html

[15] https://www.nouvelobs.com/coronavirus-de-wuhan/20200408.OBS27242/info-obs-macron-limoge-le-directeur-de-l-agence-regionale-de-sante-du-grand-est.html

[16] https://actu.fr/app/mu-plugins/dis-media/public/js/pdfjs/web/viewer.html?file=https://static.actu.fr/uploads/2019/02/Synthc3a8se20IGAS.pdf#page=1&zoom=auto,-14,841

[17] L’autre co-autrice du rapport, Véronique Wallon, a elle-même été chargée de faire appliquer un plan d’économie de 40 millions d’euros aux Hospices civils de Lyon qui supprimera plusieurs centaines de postes lorsqu’elle était directrice générale de l’ARS Auvergne-Rhône-Alpes entre avril 2014 et novembre 2016.

[18] https://www.estrepublicain.fr/edition-de-nancy-ville/2019/07/17/le-copermo-valide-le-plan-d-economies-du-chru-de-nancy

[19] Selon L’Est républicain et France Bleu.
https://www.estrepublicain.fr/edition-de-nancy-ville/2019/09/26/sonnette-d-alarme-tiree-aux-urgences-et-chez-les-pompiers
https://www.francebleu.fr/infos/economie-social/manifestation-des-hospitaliers-et-des-travailleurs-sociaux-nancy-1488909137

[20] http://www.inrs.fr/media.html?refINRS=TP%2018

[21] https://www.reseau-chu.org/article/le-nouvel-institut-lorrain-du-cœur-et-des-vaisseaux-louis-mathieu/

[22] https://www.youtube.com/watch?v=H5nZfIFthQo

[23] D’après les éléments de réponse que le service communication nous a adressés en retour de nos questions.

[24] https://www.bastamag.net/La-loi-Bachelot-ou-comment

[25] https://www.bastamag.net/Coronavirus-Covid19-austerite-hopital-reduction-depenses-publiques-historique-lois-soins-sante