Branche allocation familiale de la Sécurité sociale

Blog de médiapart - Le patrimoine des pauvres, une sale histoire

Octobre 2016, par Info santé sécu social

Le blog de Lizzie Kao

La réforme des APL portée par le gouvernement Valls au nom d’une plus grande justice sociale va prendre en compte le « patrimoine » des bénéficiaires de cette aide afin d’en réduire le montant. Leurs « économies » seraient un luxe. Témoignage d’une « surdiplômée » dans la pauvreté dont les dommages et intérêts obtenus pour avoir été victime d’inceste vont être ainsi récupérés par l’Etat.

Chers Ministres socialistes,

Vous venez d’oser une réforme des APL que vous nous présentez comme la manifestation d’un souci d’introduire une plus grande équité de traitement entre les bénéficiaires de certaines aides sociales. Cette réforme consiste à tenir compte non plus du revenu réel des ménages, mais de leurs ressources totales intégrant leur patrimoine.

Quel beau coup de force symbolique ! Voilà un mot qui amalgame les enfants des classes supérieures, héritiers de fortunes parfois colossales, et les gens de peu qui parviennent à épargner avec difficulté en prévision d’un avenir qui s’assombrit inexorablement.

Dans mon cas, mère isolée d’une petite fille de quatre ans qui, au cours des vingt dernières années, n’ai vécu que trois ans au-dessusdu seuil de pauvreté, ce que la CAF va désormais considérer comme des économies pour réduire mes APL comme mon RSA l’est déjà, ce sont les dommages et intérêts que j’ai obtenus à l’issue de sept années de procédure au pénal contre mes parents qui m’ont abusée (agressions sexuelles et viol sur mineur de quinze ans) durant toute mon enfance.

Le patrimoine dont je dispose actuellement est la réparation du préjudice que j’ai subi. La justice ne répare dans le meilleur des cas qu’avec de l’argent et une condamnation des auteurs de crimes. J’ai aujourd’hui la chance d’avoir un peu d’argent suite à ce préjudice.

Comme 80 % des personnes qui subissent des violences sexuelles durant leur enfance, mes agresseurs étaient ceux qui auraient dû me protéger. Je n’ai plus de parents, je ne bénéficie donc d’aucune aide régulière ou ponctuelle, matérielle ou financière, d’aucun relais ou soutien affectif autour de ma fille.

Depuis des années, je survis en me nourrissant notamment des denrées que la grande distribution déverse quotidiennement dans ses poubelles, qui atterrissent aujourd’hui dans les banques alimentaires. Je m’habille dans les ressourceries ou les zones de gratuité que l’on trouve dans les lieux alternatifs créés par des collectifs de gens solidaires. Bien entendu il en est de même pour ma fille. J’y trouve ses vêtements, ses jouets, ses livres.

En raison de l’histoire qui est la mienne, j’ai dû faire face à un important épisode dépressif, j’ai vu ma santé se dégrader, ma vie sociale réduite à néant et mon avenir professionnel très sérieusement hypothéqué, malgré mon doctorat en sciences humaines et mon parcours scolaire, puis universitaire, marqué par l’obtention de tous mes diplômes avec mention Bien ou Très Bien.

En raison de ce que l’on a coutume d’appeler un accident de la vie, je n’ai aucune chance d’obtenir un jour une retraite digne de ce nom, et je ne peux qu’espèrer que le minimum vieillesse existe encore quand je ne serai plus du tout en âge de faire valoir une quelconque employabilité.

Je me suis toujours battue, je suis persévérante et volontaire, des qualités que loue notre société qui se prétend méritocratique, et dont je suis un pur produit. J’y ai longtemps cru.

Aujourd’hui, j’ai bien compris que tout ça, c’est du pipeau.

Pour justifier votre réforme, vous pourrez invoquer Martin Hirsh qui avait préconisé et obtenu que l’attribution du RSA prenne en compte le patrimoine des pauvres, ces assistés qui coûtent tant à la société, comme on se plaît à nous le répéter inlassablement.

Mon passé d’universitaire, mes années de recherches sur l’histoire de la société assurantielle dans laquelle nous vivons, sur la constitution de l’État moderne et le traitement par celui-ci de l’indigence et de la pauvreté me permettent d’inscrire mon vécu dans le continuum de politiques qui s’étalent sur plusieurs siècles. De mettre à distance mes affects. De relativiser mon cas pour ne pas sombrer dans une rage dévastatrice.

Pour autant, les coups portés au cours des dernières années aux assistés dont je suis, font écho à mon histoire personnelle et me donnent l’impression de subir une double peine. Votre réforme laisse croire que c’est une chance pour moi d’avoir été violée et laissée pour compte par mes parents. Que c’est une chance, dans une société qui minimise continuellement les ravages des violences faites aux enfants (sans que des programmes réellement efficaces en termes de prévention soient mis en oeuvre), d’avoir obtenu réparation par la Justice au bout de tant d’années.

Aujourd’hui, par le truchement de la réforme que vous avez voulu et défendez âprement, l’argent obtenu à cause du préjudice que j’ai subi sera en partie reversé à l’Etat : en réduisant mes APL, comme mon RSA l’est déjà, l’État récupère les dommages et intérêts que j’ai touchés.

Cette lettre qui ne parle jusqu’ici que de moi, et pointe l’absence de distinction que vous faites quant à l’origine de ce que vous appelez du patrimoine, singularise sans doute le problème que je pose. Or lorsque je regarde autour de moi qui touche le RSA et l’APL, je trouve pêle-mêle des diplômés de l’Enseignement Supérieur en galère, des gens dépressifs qui ont eux aussi de sales histoires, des gens qui devraient dépendre de l’Allocation Adulte Handicapés (et qui souffrent de troubles mentaux non diagnostiqués ou qui n’ont pas eu accès à l’AAH), des gens qui ont des problèmes de santé invalidants, des gens qui ont été en grande souffrance dans leur travail et ne parviennent plus à faire face à la violence déniée du salariat d’aujourd’hui.

Il y a en outre, quel que soit leur statut, beaucoup de femmes parmi ces pauvres. Elles sont les plus touchées par les violences sexuelles, et elles sont les plus touchées par la précarité.

Prétendre rétablir la justice sociale en nivelant par le bas les droits sociaux est une aberration.

Je vous demande juste d’assumer vos choix qui, à grand renfort de mots-valises (justice sociale, égalité des chances, équité) calfeutrent la réalité et préservent votre bonne conscience.

Qui devrait être véritablement l’objet de contrôle ? Où est l’argent, le vrai, celui qui s’amasse et se transmet aux héritiers, circule de manière opaque dans des réseaux de pouvoir où la règle n’est pas le mérite mais l’appartenance à une caste et l’aptitude à faire jouer à son profit la cooptation ?

C’est dans cette direction qu’il faut chercher et s’engager.