Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Formindep - Quelques leçons de la crise

Août 2020, par Info santé sécu social

Le 3 juillet 2020

Par Formindep : « Association pour une formation et une information médicale indépendante »

Le monde de la santé est lié de façon systémique aux intérêts industriels, depuis la recherche, la formation des soignants, l’expertise réglementaire, jusqu’aux pratiques des médecins, et l’information du public. Cet ensemble de liens d’intérêts influence les soins, et cette influence présente un risque pour la santé publique comme pour l’équilibre des comptes sociaux. Il constitue une perte de chance pour les patients d’aujourd’hui et de demain.

La crise de la Covid a permis que le problème des conflits d’intérêts soit mis en lumière dans les médias. Malheureusement, ces conflits ont souvent été instrumentalisés, brandis comme autant d’attaques ad-hominem pour masquer l’indigence des arguments scientifiques.

Le Formindep est une association française de soignants, de patients et de citoyens qui travaillent depuis plus de quinze ans sur cette question des conflits d’intérêts. Nous organisons des formations auprès des étudiants en santé, des actions juridiques, des études pour sensibiliser au risque que constitue l’intrusion du marketing dans la santé, la distorsion majeure de la science que cela provoque (biais de publication, optimisation des protocoles etc). Par nos statuts, nous défendons les meilleures preuves scientifiques en médecine et sommes rigoureusement indépendants de l’industrie pharmaceutique, des assurances ou de tout autre groupe qui viendrait pousser ses intérêts au détriment des patients.

Nous n’avons donc pas découvert hier le sujet des conflits d’intérêts. Il existe un large corpus d’études qui a démontré l’ampleur de ces liens, leur corrélation avec les prescriptions, leur influence dans la définition même des maladies, des seuils et objectifs de traitement, dans les recommandations et dans la formation des médecins. Nous souhaitons revenir sur un certain nombre d’éléments que la crise a fait remonter au premier plan, et notamment sur la façon dont la question des conflits d’intérêts est traitée aujourd’hui dans les médias, et parfois mal comprise par le public.

L’existence d’un lien d’intérêt est un paramètre parmi d’autres à prendre en compte dans l’analyse des propos d’un expert, et un élément qui doit l’écarter de certaines prises de décision. L’absence de lien d’intérêt ne valide pas ses déclarations, de même que la présence d’un lien ne les réfute pas.

Il n’est clairement pas des plus judicieux d’interviewer des experts en lien avec un laboratoire sur un de ses produits ou de ses concurrents. Mais en l’occurrence, il est à noter que la revue Prescrire, rigoureusement indépendante des laboratoires, exprime les mêmes réserves sur l’hydroxychloroquine que des experts en lien avec Gilead, car celles-ci sont fondées sur les données de la science et non sur un discours marketing. Ceci n’exempte bien sûr en rien Gilead pour ses pratiques marketing scandaleuses, qu’aborde un récent article du British Medical Journal (1).

Il n’en reste pas moins que l’existence de ces liens d’intérêt dans tous les domaines de la santé n’est pas anodine, et que cette crise de la COVID vient une fois encore mettre en lumière les nombreux dysfonctionnements qui résultent d’autant de choix politiques :

Le désinvestissement de la recherche publique : au lieu d’investir dans la recherche publique, l’Etat a choisi de rembourser par le Crédit Impôt Recherche des recherches privées dont il ne contrôle ni les thématiques (alignées sur les perspectives de développement commercial et non sur les besoins de la santé publique), ni la rigueur (protocoles optimisés pour favoriser les intérêts du promoteur, biais de publication), ni même la réalité. En asséchant la recherche publique, il est aussi de plus en plus difficile de trouver pour l’expertise publique des experts indépendants des industriels.

Les incitations délétères des financements publics pour la recherche, à travers les crédits Merri que reçoivent les CHU. Ces crédits sont basés sur deux indicateurs :
Les SIGAPS : chaque publication rapporte des points dépendant de l’impact factor des revues et du rang de l’auteur. Ceci favorise une course à la publication et encourage le recours au ghostwriting, qui consiste à l’écriture d’articles scientifiques réalisée par des firmes qui les envoient ensuite à des médecins. Ces derniers n’ont plus qu’à apposer leur signature. (2)

Les SIGREC : les inclusions de patients dans les études, le fait d’être promoteur de l’étude rapportent des points. Ceci favorise aussi la course aux études et encourage à réaliser des études promotionnelles financées par des firmes. En effet, les coûts sont déjà intégralement pris en charge via le contrat unique, le travail est rémunéré par les firmes (l’argent peut atterrir dans les fondations des hôpitaux, dans les caisses noires des associations de services, ou dans les poches du PUPH) et l’état donne en plus de l’argent par les crédits Merri. C’est donc un triple jackpot. Les études académiques rapportent plus de points mais sont beaucoup plus lourdes à mettre en œuvre. Il existe bien un autre système finançant la recherche académique : les PHRC mais qui ne se développe guère. (3)

Ceci contribue à la culture du publish or perish (publie ou crève), qui fait que la carrière des chercheurs et leur financement dépendent de la quantité d’articles qu’ils publient, trop souvent au détriment de leur qualité. Dans le contexte d’une crise sanitaire mondiale, on a vu une avalanche de publications bâclées. Les chercheurs avaient déjà lancé l’alerte avec la déclaration de San Francisco (ou DORA) pour mettre fin à ce système délétère.

Le manque de culture critique des médias : rares sont les médecins comme les journalistes à appliquer la loi faisant obligation aux médecins de déclarer leurs liens d’intérêts lorsqu’ils s’expriment publiquement sur un produit de santé. En faisant ce travail préliminaire, les journalistes auraient pu chercher à donner la parole à des experts indépendants.

Par ailleurs, il semble qu’un titre de Professeur confère, aux yeux de nombreux journalistes, une infaillibilité papale. Une fois atteint le grade de PU-PH, il n’est plus besoin de preuve ni d’argumentation, l’argument d’autorité suffit. Le grand professeur sait, c’est ontologique. On en a pourtant vu beaucoup dérailler au fil des ans, se faire charlatans ou mercenaires délaissant leurs fonctions de recherche, d’enseignement et de soins. Mais le statut de PU-PH, c’est le collier d’immunité du médecin.

Le manque de culture scientifique de certains médias : combien de journalistes s’étant exprimés sur la santé ont une formation à la lecture critique d’articles scientifiques ? Le mythe d’une science qui apporterait une certitude en une seule étude est justement contraire à la démarche scientifique. La manière de relayer les résultats des articles en preprints, articles non revus par les pairs et dont beaucoup ne seront au final jamais publiés, participe de ce dévoiement. Il est pourtant bien écrit sur la plateforme de preprints MedRvix, en rouge et en première page (nous soulignons) :
Caution : Preprints are preliminary reports of work that have not been certified by peer review. They should not be relied on to guide clinical practice or health-related behavior and should not be reported in news media as established information.

La peopleisation de la médecine dans les médias : de plus en plus de personnes sans la moindre compétence s’expriment en matière de santé (sur les traitements de la COVID, sur les vaccins, sur des dépistages sans bénéfice avéré etc). Une bonne histoire, un personnage, valent tellement mieux que de froides études cliniques. Le mythe du seul contre tous, tellement romantique, est pris comme brevet de sincérité voire de vérité, pour défendre tout et n’importe quoi. L’antisystème est un système en soi.

Le Lancetgate et le tropisme de l’IHU pour une revue maison illustrent le malaise qui règne dans le milieu de l’édition scientifique. Tout un écosystème de revues prédatrices se nourrit de la culture du publish or perish. Quant aux revues prestigieuses, elles ne sont pas imperméables au marketing, qui les finance en partie, ni indemnes de biais. Elles sont étonnamment peu exigeantes sur la qualité des études, ne contrôlent pas correctement ne serait-ce que la conformité des abstracts aux données de l’article, favorisent les études ‘positives’, ou celles qui peuvent donner lieu à audience et vente de tirés à part, au détriment des études reproduisant une étude préliminaire (cruciales sur le plan scientifique mais nettement moins bankable). Néanmoins, des differences existent aussi parmi les journaux prestigieux. Ainsi 41% du budget du Lancet dépendait de l’achat d’article par l’industrie pharmaceutique il y a quelques années, mais seulement 3% du
British Medical Journal (4). Le BMJ prend d’ailleurs ces problèmes très au sérieux, comme sa série récente d’articles exemplaires sur les influences commerciales en donne encore une fois l’exemple (5).

La transparence continue à être une fin en soi pour certains, comme Mr Delfraissy, président du conseil scientifique, le laisse entendre : « ce qui est important avec les liens d’intérêts, c’est de les rendre publics. » (6) On rappellera que la transparence n’est qu’un moyen permettant d’éviter les dangers liés aux situations où des conflits d’intérêts sont présents (à ce sujet, voir la citation de Vinay Prasad en fin d’article).
En termes de transparence toujours, l’enquête de Pascale Pascariello dans Mediapart a utilement rappelé certaines des lacunes encore existantes (7). Depuis la loi Bertrand, les industriels du médicament sont tenus de déclarer les sommes versées nominativement aux médecins, ces sommes apparaissent dans la base transparence santé (ainsi que sur le site euros for docs), mais de nombreuses fondations ad hoc ont été créées en toute opacité, l’argent versée par l’industrie échappe à toute enquête nominative. C’est ainsi que la fondation méditerranée infection, créée et présidée par le professeur Raoult a reçu près de 900 000 euros de l’industrie, en particulier des laboratoires Merieux (Bio Mérieux se positionne sur le marché des tests Covid) sans que ce conflit d’intérêts manifeste ne soit mentionné par l’intéressé.

Dix ans après l’affaire du Mediator°, les enjeux liés aux conflits d’intérêts semblent encore échapper à de nombreux professionnels de la santé, comme lors de l’audition de Mme Karine Lacombe à l’assemblée nationale. On y retrouve les arguments éculés habituels : besoin des contacts entre médecins et industriels pour l’innovation, importance d’avoir des contacts avec plusieurs laboratoires et pas un seul, la transparence est nécessaire… (8) Déjà quelques cases cochées du Bingo des conflits d’intérêts publié par le BMJ (9) qu’un bioéthicien s’était amusé à realiser à partir de ces arguments ressortis à toutes les occasions et démentis à longueurs d’articles. Laissons d’ailleurs la parole à Ray Moynihan, auteur d’un recent article du BMJ justement, intitulé “les leaders médicaux les plus influents du monde acceptent toujours les pizzas de l’industrie pharmaceutique” (notre traduction) :
« Bien sûr, les opinions divergent sur le fait qu’il soit approprié pour des dirigeants influents d’avoir ou non des liens aussi étendus avec l’industrie. Un argument commun est que les médecins les meilleurs et les plus brillants auront ces liens parce que ce sont ceux avec lesquels l’industrie cherche à travailler. Un autre argument, en lien avec le premier, est que la décision d’un médecin concernant le médicament à prescrire, ou ses conclusions sur une étude qu’il a menée, ne sont pas affectées par l’entreprise qui finance ses études ou sa recherche. Bien que je respecte ces points de vue, je pense qu’ils vont à l’encontre d’une montagne de preuves que ces conflits d’intérêts financiers peuvent fausser et faussent la recherche médicale, l’éducation et la pratique. Ce n’est pas seulement une préoccupation académique. Cette influence contribue à une culture médicale qui exagère les avantages du traitement, minimise les effets nocifs et donnent des diagnostics à beaucoup trop de personnes en bonne santé. Comme d’autres, je pense que le rôle de ces leaders médicaux est si vital pour donner le la à la culture médicale, qu’ils devraient être entièrement libres de liens financiers avec l’industrie » (10).

Les pouvoirs publics, qui ont mis en place les incitations perverses décrites ci-dessus, ont de plus encore une fois brillé par leur négligence, en nommant pour les conseiller des experts en liens d’intérêts avec les laboratoires directement concernés (Gilead, mais aussi Sanofi, laboratoire de l’hydroxychloroquine, qui finance la fondation de l’IHU, etc).

Tous portent leur part de responsabilité dans la crise de confiance que vit le public aujourd’hui, sa recherche de maîtres-à-ne-pas-penser, qui lui offrent des certitudes réconfortantes car simples, fussent-elles fausses. Le « monde d’après » ne pourra pas faire l’impasse sur tous ces sujets. On rappellera ici que de nombreuses propositions ont déjà été formulées pour répondre à ces problèmes, par le médecin et sénateur François Autain en 2006 lors d’un rapport du Sénat (11), en 2011 suite à l’affaire du Mediator° par Prescrire (12) et récemment par le British Medical Journal (5). Bon nombre de ces mesures n’ont pas été appliquées et sont toujours aussi nécessaires aujourd’hui… Pour pallier aux manquements décrits concernant de nombreux journalistes, nous proposerons des interventions autour des stratégies d’influence commerciale en santé, des enjeux liés aux conflits d’intérêts et des moyens d’y faire face spécifiquement à destination des journalistes et associations de journalistes, à partir de septembre 2020. N’hésitez pas à nous contacter si vous souhaitez en savoir plus à ce sujet.

Revenons aux conflits d’intérêts pour finir. La meilleure manière pour qu’il ne soient pas instrumentalisés ou utilisés de manière partielle ou partiale, ce serait encore que les professionnels et autorités médicales aient le moins de lien possible avec les firmes pharmaceutiques. Depuis des années, cette demande est faite : « Il est temps de mettre fin à un certain nombre de pratiques reconnues de longue date qui créent des conflits d’intérêts inacceptables, menacent l’intégrité de la profession médicale et érodent la confiance du public tout en n’apportant aucun avantage significatif aux patients ou à la société » (13) disait le directeur du rapport sur les conflits d’intérêts de l’académie de médecine états-unienne déjà en 2009.

En 2020, la solution aux conflits d’intérêts reste toujours la même, que l’on retrouve par exemple sous la plume du cancérologue Vinay Prasad : « La solution est que les docteurs ne devraient pas être en mesure de recevoir à titre personnel la moindre somme d’argent de la part d’entreprises à but lucratif qui vendent des produits de santé. Cela signifie, pas de repas de labo, pas d’honoraires des fabricants de dispositifs médicaux, pas de cachet de consultant de la part des fabricants de tests. La solution n’est pas la transparence en révélant les liens, la solution, c’est le renoncement à toute gratification en coupant les liens. Ce n’est pas difficile. Les salariés de la FDA doivent le faire, au moins tant qu’ils travaillent pour l’agence. Les juges doivent le faire. Il est possible pour l’oncologie et la médecine en général, d’adopter cette solution. » (14)

(1) BMJ, Commercial Influence and Covid 19, 24/06/2020 https://www.bmj.com/content/369/bmj.m2456

(2) Pour en savoir plus : https://formindep.fr/le-ghostwriting-ou-lecriture-en-sous-main-des-articles-medicaux/

(3) Pour en savoir plus sur les SIGAPS et SIGREC, on peut consulter ces articles de Rédaction médicale : https://www.redactionmedicale.fr/2019/04/la-mafia-des-sigaps-et-autres-indicateurs-pour-allouer-des-ressources.html

https://www.redactionmedicale.fr/2018/01/cour-des-comptes-et-chu-et-sigaps-dans-tout-%C3%A7a-.html

(4) Gøtzsche Peter, Deadly Medicines and Organised Crime, Radcliffe Publischers, Londres,
2013, p.64-69

(5) https://www.bmj.com/commercial-influence

(6) Marianne, Discovery : les experts français qui cherchent un traitement contre la Covid sont-ils sous l’influence des labos ? 18/05/2020

(7) Mediapart, Chloroquine : Pourquoi le passé de Didier Raoult joue contre lui, 20/04/2020

(8) https://www.europe1.fr/sante/coronavirus-didier-raoult-assene-des-verites-sans-preuves-assure-karine-lacombe-3977820

(9) Pour consulter le bingo des COI, voir la page 102 de cette thèse publiée sur notre site https://formindep.fr/wp-content/uploads/2017/08/th%C3%A8se-Paul-9-mars-2017.pdf. Le lien vers l’article original est sinon https://www.bmj.com/content/351/bmj.h6577

(10) https://blogs.bmj.com/bmj/2020/05/28/ray-moynihan-the-worlds-most-influential-medical-leaders-are-still-dining-on-pharmas-pizza/

(11) Contribution de M. François Autain au rapport du Sénat Les conditions de mise sur le marché et de suivi des médicaments – Médicament : restaurer la confiance, 2006, p.101-105. Liste de 33 propositions.

(12) Prescrire, Médicaments : priorité à l’intérêt des patients et à la santé publique, avril 2011, p.304-306. (Liste de 57 propositions)

(13) https://www8.nationalacademies.org/onpinews/newsitem.aspx?RecordID=12598

(14) Vinay Prasad, Malignant – How Bad Policy and Bad Evidence Harm People with Cancer, John Hopkins University, 2020, p.100