Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

France Info - "S’ils nous disent qu’il y a un mec positif, ce sera la guerre…" : face au coronavirus, les prisons au bord de la rupture

Mars 2020, par Info santé sécu social

L’inquiétude grandit chez les détenus et les surveillants, qui ne se considèrent pas assez protégés. "Il faut agir d’urgence, on a trop attendu", déplore Adeline Hazan, la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté.

.. (FRANCEINFO / PIERRE-ALBERT JOSSERAND)

publié le 26/03/2020 | 07:01

"Mon mari me dit : ’J’ai peur de mourir seul comme un chien, derrière les barreaux’." Depuis l’annonce du confinement national décrété par le chef de l’Etat, Audrey, 37 ans, ne dort plus la nuit. Cette mère de famille est terrifiée à l’idée que son conjoint, incarcéré au centre de détention de Muret (Haute-Garonne), près de Toulouse, n’attrape le coronavirus.

"Si le virus rentre à l’intérieur, il va se propager comme une traînée de poudre", s’alarme-t-elle. L’inquiétude des familles fait écho à celle des détenus et des surveillants, qui s’alarment du manque de mesures sanitaires dans les établissements pénitentiaires. "C’est flippant. Notre crainte est liée au confinement et au risque sanitaire", confie à franceinfo Kylian*, qui se trouve en détention provisoire dans une maison d’arrêt située en Ile-de-France.

Des incidents dans une trentaine de prisons
Comme beaucoup le redoutaient, le Covid-19 a commencé à se répandre derrière les barreaux. Au total, en France, sept détenus ont été testés positifs et 315 sont en confinement sanitaire, selon le dernier bilan de la direction de l’administration pénitentiaire (DAP) du mardi 24 mars. Parmi les membres du personnel pénitentiaire, on compte 24 cas avérés et 595 agents en quatorzaine. "Il y a toujours cette petite crainte de ramener le Covid chez nous, d’être contaminé et de contaminer nos proches", souffle Jean-Christophe Petit, du syndicat Ufap-Unsa à la prison de Fresnes. Contacté par franceinfo, le ministère tient à relativiser les chiffres : "Des mesures sanitaires strictes ont été prises et produisent leurs effets car le nombre de détenus diagnostiqués positifs est relativement faible par rapport au reste de la société civile."

Face à la promiscuité et à l’impossibilité d’appliquer les gestes barrières, la panique gagne malgré tout les prisons françaises. Des rébellions se sont organisées via les réseaux sociaux dans plusieurs d’entre elles : dégradations, refus de réintégrer les cellules après la promenade… Une trentaine d’établissements, sur les 187 que compte la France, ont connu des incidents depuis la semaine dernière, selon la DAP. Au centre de détention d’Uzerche (Corrèze), la tension est montée d’un cran dimanche soir. Près de 200 détenus ont pris le contrôle d’un bâtiment et plusieurs départs de feu ont été recensés.

"Ils étaient à quatre en cellule, deux sont tombés malades"
Difficile d’endiguer l’épidémie dans des établissements surpeuplés. Avec plus de 70 000 détenus pour quelque 61 000 places opérationnelles dans les prisons françaises, appliquer de réelles mesures de confinement s’avère illusoire. "Respecter 1 mètre [de distance sociale], c’est impossible", lâche Kylian, qui partage sa cellule de 9 m2 avec un autre détenu. "L’administration fait ce qu’elle peut, mais c’est un milieu qui comporte tellement de risques", souffle François Bès, coordinateur du pôle enquête de l’Observatoire international des prisons (OIP).

Entre les sas où les détenus attendent les balades, les coursives, les escaliers… Ils se croisent en permanence dans de petits espaces.
François Bès, coordinateur du pôle enquête de l’Observatoire international des prisons
à franceinfo

Lors des sorties, difficile d’éviter les contacts. "Depuis lundi, on fait des promenades aile par aile et plus étage par étage pour limiter le nombre de détenus. Mais on ne peut pas les empêcher de se toucher : c’est à chacun de prendre ses responsabilités", explique Alexis Bouchot, délégué FO pénitentiaire et surveillant à la prison de Vivonne (Vienne). Benoît David, avocat et président de l’association Ban public, a ainsi reçu un e-mail affolé de la part de l’épouse d’un détenu sorti se promener avec une personne détectée positive au Covid-19. Pour limiter les risques, certains décident même de ne plus sortir. C’est le cas de Kylian et "de tous ceux qui ont des maladies chroniques", explique-t-il à franceinfo.

La surpopulation se concentre particulièrement dans les maisons d’arrêt, qui accueillent les prévenus et les courtes peines, où les détenus se retrouvent souvent "à trois ou quatre par cellule", indique François Bès. Lydia Trouvé, présidente du Syndicat pour la protection et le respect des prisonnier(e)s, a reçu plusieurs témoignages à ce sujet. "Dans une prison du Sud, une mère de détenu nous a appelés. Ils étaient à quatre en cellule, deux sont tombés malades. Ils ont été confinés, mais rien ne dit que les deux autres ne vont pas l’attraper", explique-t-elle à franceinfo.

Un objectif de 5 000 détenus libérés
Pour désengorger les prisons, la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, a annoncé lundi aux organisations syndicales qu’elle visait la libération de 5 000 détenus. Le ministère de la Justice cible principalement ceux dont les reliquats de peine sont inférieurs à deux mois. Il veut également simplifier les libérations sous contrainte, qui permettent actuellement à certains détenus ayant purgé les deux tiers d’une peine de prison de moins de cinq ans d’achever le dernier tiers hors de prison. "Ça ne concernera évidemment pas les terroristes, les auteurs de violences intra-familiales (...). Il s’agit d’un dispositif qui permet d’assurer à la fois la sécurité des Français et la continuité du service public", a ainsi expliqué Nicole Belloubet, lors des questions au gouvernement à l’Assemblée nationale.

Pour Adeline Hazan, la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté, ces mesures sont insuffisantes. "Plutôt que de faire sortir au compte-gouttes par les juges d’application des peines, on devrait multiplier les grâces individuelles, voire faire voter une loi d’amnistie. A situation exceptionnelle, mesure exceptionnelle", assure-t-elle à franceinfo. L’ONU a d’ailleurs appelé mercredi à la libération urgente de détenus à travers le monde pour éviter que le virus ne fasse des "ravages" dans les prisons.

Les surveillants dans le viseur des détenus
Ce qui inquiète le plus les détenus, ce sont les contacts avec les surveillants. "Ils ont compris que nous sommes les seuls à pouvoir ramener le virus de l’extérieur", explique Alexis Bouchot. "Les surveillants ne sont pas protégés, explique sur franceinfo Régis, incarcéré à Villeneuve-lès-Maguelones (Hérault). On n’est pas en sécurité ! Ils ouvrent les portes tous les jours, ils touchent leurs clés tous les jours. Ils n’ont pas de gants, ils n’ont rien ! C’est une blague !"

La ministre de la Justice, Nicole Belloubet, a annoncé le 17 mars la distribution de 100 000 masques supplémentaires pour les membres du personnel pénitentiaire. Sur environ 30 000 surveillants, cela fait un peu plus de trois masques par agent. "On ne va pas aller loin", regrette Jean-François Forget, le secrétaire général de l’Ufap-Unsa Justice. Les directions des établissements rationnent en conséquence drastiquement l’utilisation des masques de protection respiratoire. "Quelque 116 000 masques ont été acheminés dès le week-end dernier [dans les centres pénitentiaires], répond le ministère. L’administration pénitentiaire a également obtenu l’accord d’utiliser 100 000 masques anciens. Les masques sont prioritairement donnés aux personnels soignants. Nous comprenons l’inquiétude qui est malheureusement la même partout."

La direction nous dit qu’on garde les masques en stock pour le jour où il y aura un cas avéré… Mais ce sera trop tard.
Alexis Bouchot, délégué FO pénitentiaire
à franceinfo

Résultat : la psychose progresse chez les détenus. "Certains nous disent : ’Pourquoi tu viens me voir alors que t’as pas de masque ?’ Les personnels se sentent démunis face à l’ampleur de la propagation de ce virus", explique Christopher Dorangeville, secrétaire général de la CGT pénitentiaire. L’hygiène, de manière générale, laisse à désirer. "Le seul endroit où les détenus peuvent se laver les mains, ce sont les cellules. Et encore faut-il qu’il y ait du savon", explique François Bès. Par ailleurs, le gel hydroalcoolique est prohibé, car l’alcool est interdit en prison. "Des familles ont essayé d’en amener par les parloirs mais ça a été refusé par l’administration. Comme si les détenus allaient boire le gel hydroalcoolique", s’agace-t-il.

"On se prépare à des heures compliquées"
En attendant, pour limiter les risques de contagion, le gouvernement a également décidé de suspendre les visites aux parloirs et toutes les autres activités nécessitant l’intervention d’une personne extérieure. "Il ne reste plus que les promenades et les activités en plein air, explique Christopher Dorangeville, secrétaire général de la CGT pénitentiaire. La nécessaire suspension des parloirs a fait monter la tension. Les détenus ne peuvent plus voir leur famille, ils se retrouvent totalement isolés."

Une maman nous a dit : ’C’est peut-être la dernière fois qu’on a vu nos proches aux parloirs : la prochaine fois, on les reverra au cimetière’.
Une femme de détenu
à franceinfo

"Il n’y a plus d’enseignement, plus d’intervenants culturels. Les visiteurs de prison ne rentrent plus. C’est vraiment l’isolement dans l’isolement, complète François Bès, coordinateur du pôle enquête à l’Observatoire international des prisons. C’est extrêmement difficile pour les détenus comme pour le personnel. Les surveillants doivent faire face à la frustration qui peut se développer dans des excès de violence."

Autre dommage collatéral, la fin des parloirs a entraîné un assèchement de l’approvisionnement en drogue. "L’autre jour, j’ai été témoin d’une bagarre au sujet des stupéfiants", raconte Kylian.

Plus les jours vont passer et plus on va avoir des chiens fous qui sont en manque de came.
Jean-François Forget, secrétaire général de l’Ufap-Unsa
à franceinfo

L’usage de stupéfiants est plus répandu en détention que dans le reste de la société. Plusieurs enquêtes menées ces dernières années estiment que la consommation de cannabis concerne 40% des détenus en prison, selon un récent rapport de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies. "Sans entrée régulière de stupéfiants, cela génère une colère chez certains et des violences entre détenus, s’inquiète Alexis Bouchot, surveillant à la prison de Vivonne. On touche du bois, mais on se prépare à des heures compliquées."

La télévision et du crédit de téléphone offerts

"La suspension des parloirs était une mesure sanitaire nécessaire, mais elle aurait dû être compensée tout de suite par d’autres dispositifs", estime François Bès. Pour tenter de faire baisser la pression, après les mutineries, le ministère de la Justice a annoncé qu’il offrait l’accès à la télévision, une aide en nature pour les plus démunis et un crédit de 20 euros de téléphone pour le mois de mars puis 40 euros pour avril. L’objectif est de permettre à tous les détenus de garder un contact avec l’extérieur. "Ce geste était bienvenu et intelligent", réagit Kylian, en détention provisoire dans une maison d’arrêt d’Ile-de-France. Mais pour beaucoup d’observateurs, cela reste très insuffisant, sans compter que cela peut renforcer la propagation du virus. "On a un téléphone pour 30 détenus et il n’est pas désinfecté", témoigne Alexis Bouchot, surveillant à la prison de Vivonne.

En plus de la psychose liée au virus s’ajoute la psychose du manque de nouvelles de la famille.
Alexis Bouchot, délégué FO pénitentiaire
à franceinfo

"Je suis choqué que la ministre n’ait pas rendu le téléphone totalement gratuit, 40 euros c’est insuffisant, en appelant un portable, ça représente 4 ou 5 heures, s’indigne de son côté Adeline Hazan. Il faut absolument compenser l’absence de parloirs, c’est leur seule soupape." La Contrôleure générale des lieux de privation de liberté propose également de mettre en place des parloirs virtuels via l’application Skype, "là où c’est techniquement possible".

"Il faudrait aussi que les timbres et les enveloppes soient gratuits", ajoute Xavier Denecker, président de l’Association nationale des visiteurs de prison. "On demande l’autorisation de l’usage des portables et des réseaux sociaux pour leur permettre d’avoir au moins une vie sociale et familiale pendant le confinement", renchérit François Bès. Détenir un téléphone portable en prison est actuellement une faute disciplinaire qui peut entraîner un allongement de la peine. "Mon conjoint n’a plus de portable. Il a pris huit ans de plus à cause des téléphones", affirme Audrey, une femme de détenu.

"On a le sentiment qu’ils nous cachent des trucs"

Dans sa maison d’arrêt, Kylian a été reçu, mardi, avec d’autres mutins pour porter ses revendications à la direction. "On a notamment demandé une douche tous les jours et non pas tous les deux jours, on a aussi demandé à augmenter le temps de parloir d’un quart d’heure à la fin du confinement…" énumère-t-il. En sortant de la réunion, il a aussi eu le sentiment que les mesures sanitaires restaient insuffisantes. "Ils ne veulent pas nous affoler. Je peux comprendre. S’ils nous disent qu’il y a un mec positif, après ce sera la guerre…"

L’avocat Benoît David appelle à la vigilance pour éviter un scénario à l’italienne, où la répression des mutineries a causé la mort de plusieurs détenus. "En France, ça ne va pas tenir longtemps comme ça, la peur va les faire craquer", s’inquiète-t-il. En attendant, les syndicats font le dos rond, mais espèrent de nouvelles mesures. "Quand on va travailler en sachant qu’on n’a pas le matériel nécessaire, on a l’impression de ne pas être épaulé par son administration…" souffle Christopher Dorangeville.

Du côté de la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté, l’impatience se mue en agacement. "Je suis très inquiète. Je trouve que les mesures prises par la garde des Sceaux sont tardives", estime Adeline Hazan. "La garde des Sceaux a pris des mesures dès le 14 mars en adressant une circulaire aux parquets pour reporter la mise à exécution des courtes peines d’emprisonnement et encourager les libérations sous contraintes. Depuis le début de la période de confinement, nous comptabilisons 1 600 détenus en moins", répond le ministère. Mais Adeline Hazan réclame d’aller beaucoup plus loin pour désengorger les prisons. "Il faut agir d’urgence, on a trop attendu pour prendre un début de mesures positives. Il y a dix jours de retard dans la gestion de cette crise, il ne faut plus perdre de temps."