Les Ehpads et le grand âge

Groseille - EHPAD, les ressorts d’une indignation

Février 2018, par Info santé sécu social

18 février 2018

Article publié sur le site AntiK - http://www.anti-k.org/

On entend souvent parler, à propos de tout et n’importe quoi, de fractures générationnelles. Si fracture il y a, elle est d’abord dans les liens sociaux que nos sociétés occidentales participent bien souvent à transformer dans le sens de la réduction. Parmi les perdants, il y a les « vieux ». Ces derniers ne constituent pas une catégorie identifiée par l’âge ou l’expérience. Ils sont avant tout ceux qu’on désigne comme incapables de travailler, condamnés à l’improductivité, « has been ». De ce fait ils sont souvent relégués dans des marges sociales où ils sont censés rester entre eux.

Nous publions cet article écrit par des amis lecteurs de Grozeille. Il donne un aperçu de la façon dont on traite aujourd’hui les « vieux » dans nos sociétés. On y trouve, entremêlés au description du fonctionnement des établissements d’hébergement pour personnes âgées, les témoignages de « petites mains du soin », ces personnes qui soignent et participent à faire vivre les gens dans la dignité, parfois contre les principes mêmes de l’institution et toujours malgré des moyens faibles et un quotidien difficile. C’est donc aussi une opportunité pour comprendre les luttes et les réclamations des grévistes des EHPAD. Le tout ouvre sur un horizon de questions décisives encore à poser : comment renouveler les principes du soin, nos rapports aux autres et, surtout, à nous-mêmes comme toujours vieillissants ?

Cet article est le résultat d’une semaine d’observation dans un EHPAD public. Nous tenons à remercier particulièrement le personnel qui nous a accueilli et a pris le temps de parler avec nous, ainsi que les résidents, dont on entend peu la voix dans l’article, et qui font pourtant la vie de l’établissement.

« Toute façon les vieux tout le monde s’en fout. D’ailleurs si y en avait pas on se porterait mieux ». C’est Claire, la cadre de santé d’un EHPAD (Établissement hospitalier pour personnes âgées dépendantes) d’une petite ville de la France, qui nous le fait remarquer amèrement lors de notre premier entretien. On met souvent en avant la sagesse inestimable des « anciens » et leurs souvenirs du « temps d’avant », comme s’ils formaient une sorte de patrimoine humain à préserver. Il n’empêche, en face de personnes âgées dépendantes et malades, il peut arriver d’éprouver les limites de sa patience à force de s’entendre raconter les mêmes histoires, souvent incohérentes, d’expérimenter la lenteur, parfois l’agressivité, ainsi qu’un sentiment de malaise face à ces corps abîmés, trop visibles, odorants.

Quand on entre pour la première fois dans un EHPAD, on est immédiatement frappé par l’odeur, le silence, ponctué par des bruits de déglutition, et par l’apparente apathie des résidents. « L’espace marque de ma puissance, le temps de mon impuissance » écrivait le philosophe Jules Lagneau. La confrontation avec le corps vieilli nous rappelle notre impuissance à maîtriser l’effet du temps sur nos vies, nous donne à voir la fin de la puissance que procure la liberté de se mouvoir dans l’espace, de l’investir et de s’y projeter à sa guise. Il est difficile pour un bien-portant de s’identifier à une personne vieillissante, sûrement plus encore lorsque cette dernière vit dans un EHPAD ; cela explique sûrement en grande partie les difficultés à traiter le problème social que représente le traitement de la dépendance et de la fin de vie dans les sociétés où les solidarités familiales se sont affaiblies. Nous ne pouvons faire l’expérience, ni n’avons même d’indices sur la sensation de la perte irréversible de notre puissance d’agir, l’effet de l’arthrose sur chacun de nos gestes, la dégradation progressive de nos facultés mentales. Bien que la connaissance médicale sur le sujet ne cesse de grandir, laquelle nous permet de mieux concevoir ces phénomènes, l’empathie nécessaire pour se mettre à la place de nos aînés nous manque, quand bien même nous le voudrions, entendu qu’en règle générale nous faisons tout pour y échapper. Bien souvent la rencontre avec une personne dépendante est vécue sous le signe de la culpabilité : je suis trop jeune, pas assez compréhensif, je ne prends pas le temps de prendre mon temps pour m’adapter au sien, plus long, plus dilaté et pourtant si scandé.

Le tabou qui entoure la mort et le vieillissement est l’effet d’un double refoulement, aussi bien sur le plan individuel que collectif, propre à nos sociétés occidentales. La peur de mourir ou de voir son état se dégrader ne peut qu’inciter à fuir la vue du corps vieillissant, quand il est si facile aujourd’hui d’oublier jusqu’à la potentialité de la mort dans sa vie quotidienne. L’allongement de l’espérance de vie et la relative pacification de nos sociétés éloignent de nous l’horizon de notre fin quand partout les réalités prosaïques de la mort sont dissimulées, reléguées dans les coulisses du monde social. Pourtant, si notre société valorise excessivement la jeunesse, nous ne pouvons faire l’économie d’une réflexion sur les conséquences de ce fossé physique, émotionnel et relationnel entre les bien-portants et ceux que l’on considère à bien des égards comme déjà morts, se reposer en somme la question de ce que l’historien et sociologue Norbert Elias appelle la solitude des mourants.

De l’accompagnement ritualisé du mourant à son isolement médicalisé
Nous participons moins qu’avant à la mort d’autrui. Les rites qui organisaient l’expérience collective de la mort au sein de la famille notamment se sont effrités. L’historien Philippe Ariès nous livre une belle description des transformations de la fin de vie, le passage d’une mort qui fait partie de l’expérience quotidienne — au Moyen-âge il n’était pas rare que le cadavre reste plusieurs jours dans la maison — à une mort privée, recélant une sorte de mystère dont il ne faudrait surtout pas parler aux enfants. L’intensité du tabou sur la mort est inversement proportionnelle à celle du tabou sur la sexualité : si la parole sur le sexe s’est « libérée »1, celle qui concerne la mort se fait rare, même dans un endroit où les gens meurent effectivement comme les hôpitaux et plus encore les EHPAD. L’euphémisation de la mort est dénoncée par un aide-soignant, Dylan, que nous avons rencontré lors de notre enquête dans un EHPAD, comme étant une spécificité française aux effets plutôt néfastes :

La mort est toujours taboue aussi. Dans certaines structures on attend qu’ils soient tous dans les chambres pour les faire descendre par les ascenseurs. Enfin… Ici on se cache pas forcément alors on va pas traverser la salle à manger “eh oh c’est untel” [rires]. Quoique on rigole mais dans certaines structures ça se fait. Et je trouve ça plutôt intéressant comme concept. Après voilà en France on est encore très fermés. On a beaucoup à apprendre des pays nordiques et du Canada, ils sont beaucoup plus en avance que nous. […] Donc on l’annonce par le biais de ces petits cadres qu’on met sur le guéridon. Et puis on va les voir, tout simplement. Et par affinité. Celui qui avait plus d’affinités avec Monsieur ou Madame Untel on lui annonce. “Ben écoute, tu sais que Monsieur ou Madame Untel était pas bien, ben écoute il est décédé.” Voilà, il faut arrêter de cacher tout ça, de se dire que la mort c’est tabou ben non c’est pas tabou c’est ça la vie quoi ! Comme je dis encore une fois mais je me répète mais c’est la finalité ici quoi ! Ils le savent !

Dylan voudrait donc banaliser la mort dans un endroit où elle est de fait omniprésente, en désacralisant le corps mort et en replaçant la mort à sa place, comme une étape normale du cycle de la vie. Pourtant il est difficile, dans notre rapport à la mort, — la nôtre et celle des autres — de ne pas projeter une certaine spiritualité ou au moins de ne pas y voir un évènement extra-ordinaire. C’est ainsi que les rites collectifs qui encadrent le traitement des derniers instants de la vie et du deuil fournissent des ressources aux individus pour agir et penser collectivement la mort. Or aujourd’hui, la plupart de ces rites perdent leur sens dans un contexte d’individualisation des sociétés : le rite collectif prend un caractère désuet, aliénant, qui ne permet pas l’expression de la singularité individuelle. Cette injonction à faire son deuil seul pose des problèmes d’expression de la douleur liée à ce dernier, qui n’est plus gérée collectivement et codifiée. Ainsi une jeune femme qui a perdu un proche raconte :

J’étais triste mais j’étais triste seule, j’avais pas envie d’être avec les autres. C’était ma douleur, je pouvais pas la partager, c’était à moi de trouver la solution.

Or cette pression à vivre « sa » douleur, à trouver les ressources en soi-même pour se remettre de la mort d’un proche laisse de nombreux individus dans un grand désarroi. Il n’est pas étonnant de constater que la demande d’obsèques religieuses reste très forte, même pour des gens qui ne sont pas pratiquants ou ne se déclarent même pas croyants2, celles-ci permettant d’ordonner une expérience douloureuse, offrant encore des repères et un lieu pour rendre hommage au défunt. Dans les EHPAD la grande fréquence des décès ne rend pas pour autant ces événements anodins pour les résidents et le personnel, comme nous l’explique Annie, une infirmière :

– Parce que même pour vous les deuils ça doit être compliqué j’imagine.

– Mais ouais ! Quand y en a beaucoup… Là au premier étage y en a eu plein [trois la semaine d’avant notre arrivée], mais c’est terrible. Mais on en parle pas quoi c’est vrai que c’est…

– Ah vous en parlez pas entre vous ?

– Un petit peu, à la pause et tout ça. Mais c’est pas… Les cadres ils s’en foutent pas mais ils sont à autre chose. C’est pas ça qui va rapporter du pognon les gens qui sont décédés. C’est atroce hein mais là ils sont en train d’être pressés par la direction parce qu’on leur dit mais vous avez plein de lits vides et il va falloir les remplir le plus vite possible parce que c’est de l’argent de perdu.

Annie dénonce ici des impératifs gestionnaires qui réifient les relations en ne les envisageant que sous le prisme marchand. Mais elle évoque aussi la difficulté de réaliser un travail émotionnel adéquat, justement en raison de ce tabou de la mort dont personne ne parle vraiment. Le personnel des EHPAD peut aussi vouloir se protéger. Une aide-soignante par exemple nous dit ne jamais aller aux enterrements des résidents, même lorsqu’ils étaient là depuis longtemps et que leur mort les touche profondément ; parce que sinon « on s’en sort pas ». Cette attitude face la mort a également des effets sur notre manière d’agir avec quelqu’un qu’on sait sur le point de mourir. Notre seuil de tolérance à la violence a beaucoup diminué grâce à l’autocontrôle de nos émotions, mais face à cette violence extrême que constitue la mort nous ressentons par conséquent plus fréquemment de la pudeur et de la gêne. On ne sait plus comment accompagner, être présent pour la personne, cette pudeur pouvant aussi être partagée par le mourant qui peut s’isoler, ne pas vouloir déranger et être un poids pour sa famille et ses proches. L’accompagnement des tout derniers moments de la vie est donc problématique. Or en EHPAD ce « moment » ne relève pas du travail professionnel, dans le sens où il n’est pas codifié, mais de la qualité individuelle de chaque soignant. Dylan nous raconte :

Si je dois rester je reste et puis c’est tout. C’est pareil pour les fins de vie. Y a pas très longtemps j’ai passé une heure et demi au chevet d’une personne qui était en train de partir. J’ai prévenu l’équipe qu’il fallait pas me chercher, que j’étais avec cette dame-là. Ça a duré une heure et demi et pendant une heure et demi j’étais avec elle. J’ai pas fait autre chose certes, je faisais rien d’autre, mais pour moi c’est mon boulot. (…) On va aussi travailler avec les familles, parce que faut préparer les familles. Et on accompagne au mieux, et le plus loin possible, et jusqu’au bout si on peut et c’est ce qui est arrivé y a une semaine, où cette petite dame était en train de partir, donc je suis resté de 14 h à 15 h 30 avec elle, jusqu’à ce que son fils arrive, donc je me suis éclipsé à ce moment-là, parce que c’était plus ma place. Je suis parti à 15 h 40 exactement et à 15 h 45 elle passait l’arme à gauche. Donc je me dis mission accomplie quoi. J’ai tenu jusqu’à l’arrivée de son fils et de sa soeur et puis la famille était là pour les derniers instants donc mission accomplie quoi. La fin de vie et les derniers instants on le vit mieux.

Si Dylan considère que c’est « son boulot », ce n’est pas forcément le cas de tous les soignants. Celui-ci prend au contraire des libertés avec son emploi du temps habituel pour rester avec cette dame mourante, un geste qui pourrait lui être reproché. Ce travail relationnel, comme la plupart du travail de care, a tendance à être invisibilisé et laissé à la discrétion de chacun. Aucune fiche de poste, aucun document officiel ne fait mention de la conduite à tenir au moment de la fin de vie, et aucune formation n’est prévue pour aider le personnel à gérer ce moment de la vie en EHPAD. Le problème de cette absence totale de codification (le contraire serait d’ailleurs sûrement considéré comme scandaleux), c’est qu’elle introduit des inégalités entre les mourants, certains ayant la chance de tomber sur des individus sachant gérer cette situation, d’autres non, et complique encore le travail émotionnel pour les soignants.

Paradoxalement, la diminution de la souffrance physique lors de la fin de vie va de pair avec un isolement croissant des vieux : la mort sociale, c’est-à-dire la perte de toutes formes de relations, est une réalité douloureuse, surtout après la mort du conjoint. L’entrée en institution est alors ambivalente, entre choix et contrainte, recréation de lien social et dépression liée à la solitude3. Après tout, les individus en maison de retraite ne se connaissent pas, ils ne s’aiment pas forcément, n’ont pas toujours envie de cohabiter quand la plupart des chambres dans les EHPAD publics restent encore doubles. La nouveauté c’est la prise en charge institutionnelle de la fin de vie, et plus seulement pour les indigents, auxquels étaient réservés les hospices.

Autrefois les gens mouraient plus souvent chez eux, ou en tout cas dans leur cercle de sociabilité, alors qu’aujourd’hui, en raison d’une évolution des modes de vie et des liens intergénérationnels, il est plus fréquent de mourir à l’hôpital ou dans une structure institutionnelle comme les EHPAD. Il ne s’agit pas ici de fantasmer les solidarités familiales qui ne sont pas exemptes de violence, l’action de l’Etat permettant justement de protéger certaines personnes de l’absence ou des dysfonctionnements des solidarités familiales. Mais en tout cas le problème de la solitude des personnes mourantes se posait moins puisque les relations qu’elles entretenaient avec leur entourage jusqu’à leur décès étaient affectivement chargées (positivement comme négativement) au contraire de l’hôpital où la relation entre le patient et l’équipe soignante est supposée neutre. L’autre grand problème est que la prise en charge institutionnelle fait peser sur une petite partie de la population, précaire et féminisée qui plus est4, qui constitue le personnel des EHPAD, la charge de s’occuper de nos vieux.

La vieillesse, au même titre que la jeunesse, n’est après tout qu’un mot, encadré par des normes, des catégories administratives qui structurent notre imaginaire et occultent l’hétérogénéité des expériences du vieillir. Ainsi la figure du senior dynamique, capable de profiter de la sortie de la vie active pour s’accomplir s’oppose à celle du vieillard dépendant qui ne peut effectuer seul les tâches de la vie quotidienne. Dans les débats contemporains pour savoir si la dépendance doit ou non être considérée comme un risque social, se pose finalement la question de savoir qui doit prendre en charge les personnes âgées qui ne peuvent plus vivre seules : les solidarités collectives, familiales ou le marché ? Aucune de ces solutions ne va sans poser de graves problèmes : la vision idéalisée d’une entraide intergénérationnelle se heurte aux réalités des organisations familiales modernes (éloignement géographique, perte de liens sociaux), quand la prise en charge par le marché entérine des inégalités socio-économiques qui ne sont d’ailleurs pas absentes du modèle actuel, puisque les établissements publics accueillent les personnes âgées dépendantes en échange d’une contribution individuelle couvrant les dépenses de logement5, quand la Sécurité Sociale rembourse ce qui a trait à la maladie et les régions le forfait dépendance.

Ce mode de financement tripartite aboutit à des injonctions contradictoires. D’un côté, on demande aux EHPAD de se différencier des hôpitaux en étant plus « humains » et moins portés sur les soins. De l’autre, on objective des « scores » de dépendance et de pathologies à l’aide des grilles AGIR et PATHOS, dont la valeur détermine ensuite les financements accordés à l’établissement. Autrement dit plus les résidents sont malades et dépendants, plus les scores sont élevés, et donc plus l’établissement bénéficiera de financements généreux (même s’il s’agit là d’un bien grand mot). Seulement pour avoir un bon score, il ne s’agit pas seulement d’accueillir les plus dépendants ou les plus malades : encore faut-il le montrer. C’est ainsi que les membres du personnel doivent noter tous les soins qu’ils prodiguent et tous les « indices » de dépendance sur un logiciel. Ce qui amène certains d’entre eux à regretter « passer plus de temps sur l’ordinateur qu’avec les patients ». Double contradiction donc : si l’EHPAD a pour mission de se distinguer de l’hôpital (on parle de résidents, et surtout pas de patients), d’être un « lieu de vie » et surtout pas un « lieu de soins », son financement, lui, reste avant tout assujetti à des injonctions médicales. Et ainsi le budget consacré à l’animation, qui doit justement faire « vivre » l’établissement, reste modique. La segmentation de l’offre est également préoccupante, entre des EHPAD publics surchargés et à bout de souffle et des EHPAD privés qui offrent aux personnes qui en ont les moyens une fin de vie plus douce.

L’humanisation des EHPAD en question
Dans le contexte actuel de mobilisation des personnels des EHPAD, beaucoup d’articles dénoncent le manque de moyens et les conditions de travail désastreuses, et ils ont bien raison. L’enveloppe de 50 millions d’euros que daigne offrir le gouvernement ne peut en rien résoudre les graves problèmes de financement des EHPAD. Voici un témoignage parmi tant d’autres des problèmes que peuvent provoquer le manque de personnel et la rationalisation des tâches à effectuer :

Parce qu’ici t’as 115 patients et t’as trois infirmières, oui trois. Tu peux pas, c’est pas possible, c’est une question de moyens. Donc là, Claire est en train de nous demander de les donner à table [les médicaments]. Je regrette je peux pas. Les médicaments, pour leur donner, il faut être au calme, parce que sinon ça risque de planter quoi. T’as les aide-soignantes qui arrivent avec leurs chariots et leurs plateaux repas, t’as les résidents qui sont là, t’as la télé à fond. Ca va dans tous les sens et toi t’es là en train d’essayer de te concentrer. Faut pas que je me trompe matin midi et soir, faut pas que je me trompe de personne, quelqu’un vient t’interpeller sur un truc ou t’as le téléphone qui sonne… Il faut être peinard pour faire ça. Elle se rend pas compte que quand t’es là depuis 6 h 30 du matin, qu’on te demande à midi de donner des cachetons et que… Faut être hyper concentré quoi ! T’as des risques !

Si de beaux projets naissent dans les EHPAD, c’est avant tout grâce à la volonté et au dévouement des membres de leurs personnels, qui rivalisent d’ingéniosité pour pallier l’absence de moyens. L’ANESM (l’agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux) a beau jeu de vouloir faire de ces établissements des « lieux de vie », et ce depuis les années 1980 ; encore faudrait-il en avoir la possibilité financière.

Dans ce contexte, comment « humaniser » ces établissements ? Il est évident que la question de la maltraitance, dont on entend beaucoup parler à longueur de reportages tapageurs, est avant tout institutionnelle et découle de conditions de travail inhumaines. Le personnel que nous avons rencontré était d’ailleurs très sensible à ces questions. Un effort énorme est fait pour placer la personne âgée au centre du processus de décision, et pour recréer un lieu chaleureux, parfois illusoire puisque les moyens à disposition ne le permettent pas forcément. Un exemple parmi tant d’autres : les infirmières et aide-soignants du deuxième étage ont passé une journée entière à s’occuper de Monsieur Dartagnan, un vieux monsieur qui chutait souvent, et auquel on a mis une ceinture de contention6, mesure totalement incompatible avec les valeurs du personnel de l’EHPAD. Il a donc fallu trouver un moyen pour prévenir le risque de chute sans cette ceinture. Un lit Alzheimer aurait suffi, mais aucun n’était disponible, faute de moyens. Finalement, le personnel est parvenu à régler le problème en disposant des matelas au sol, après avoir convaincu la femme du monsieur du bien-fondé de la décision.

Les professionnels avec qui nous avons parlé partageaient tous une posture militante, mettant en avant le « lieu de vie » et non pas le « lieu de mort » comme cet aide-soignant lorsqu’il nous explique que tout a été fait pour que les résidents puissent voter aux élections présidentielles, même ceux qui ne pouvaient pas se déplacer :

– Oui c’est bien hein. Voilà au point de vue élections on est pas fermés quoi on est un établissement ouvert, c’est un lieu de vie. Je précise bien encore c’est un lieu de vie, c’est pas un mouroir ! *rires* Voilà l’EHPAD de Perceval n’est pas un mouroir c’est un lieu de vie où y’a beaucoup de joie, de bonne humeur, d’ambiance, voilà et y a aussi des moments moins drôles mais c’est la vie c’est comme ça y a pas besoin d’être en EHPAD pour avoir des moments drôles et moins drôles

– C’est un discours qu’on entend souvent ?

– Ouais c’est l’image qu’ont souvent les gens des EHPAD, c’est un mouroir, ça pue.Voilà non, ou alors je me suis habitué à l’odeur mais ça sent pas si mauvais que ça. *rires* Voilà c’est… après les locaux ici sont anciens c’est encore autre chose mais c’est pas… non je me sens bien ici, si on m’emmène voir ailleurs j’irai voir ailleurs mais pour l’instant je fais mon travail avec plaisir.

Il est facile de s’apercevoir que l’EHPAD est loin de l’ « institution totale » goffmanienne7, ou tout simplement du mouroir de la fin du 19ème. Dans la pratique cet objectif d’humanisation est problématique, et pas uniquement en raison du manque — évident — de moyens, comme le montre le sociologue Pierre Nocérino dans son travail ethnographique dans un EHPAD privé à but commercial, catégorie représentant 20% de l’offre française8. Même lorsque l’argent coule à flot, certains enjeux polarisent les tensions comme les repas, et la gestion du budget en général, tout ce qui touche aux « transferts de responsabilités ». Ainsi un résident fumeur, dont c’est le personnel qui gère l’approvisionnement en cigarettes, est limité à une seule cigarette par jour non pour des raisons de santé, comme nous avons pu le croire au début, mais pour lui permettre de respecter son budget relativement limité. Enfin, de nombreux dispositifs sont mis en place pour lutter contre la mort sociale, certains d’ordre individuel (comme les projets personnalisés), d’autres d’ordre collectif (comme les animations ou les sorties, rares mais souvent inoubliables).

Mais ces pratiques, si bien intentionnées soient-elles, peuvent véhiculer un nouveau normatisme, c’est-à-dire imposer des règles du « bien-vieillir » dans une logique propre à l’individualisme néolibéral : jusqu’à la fin il faut avoir des projets, se fixer des objectifs. Une résidente qui ne voudra pas participer à une activité ne se verra pas forcément obligée de le faire mais sera perçue comme déviante. Or, on peut légitimement supposer que la plupart des résidents se contenteraient largement d’une prise en charge plus continue, de toilettes un peu plus longues, de plus temps pour parler avec les aide-soignants, comme le rappelle Annie :

Mais nous c’est pas parce que c’est médicalisé qu’on doit oublier le côté​ ​humain.​ ​Ce​ ​côté-là​ ​au​ ​contraire​ ​il​ ​est​ ​vachement​ ​précieux.​ ​T’as​ ​des​ ​gens au​ ​deuxième​ ​étage,​ ​je​ ​pense…​ ​Je​ ​lui​ ​dis​ ​bonjour​ ​madame,​ ​et​ ​j’attends,​ ​elle​ ​va​ ​me​ ​répondre trois​ ​minutes​ ​après,​ ​mais​ ​elle​ ​va​ ​le​ ​faire​ ​quoi.​ ​Et​ ​c’est​ ​tout​ ​ça​ ​qui​ ​est​ ​hyper​ ​important.​ ​C’est pour​ ​ça​ ​que​ ​c’est​ ​spécifique​ ​la​ ​maison​ ​de​ ​retraite.​ ​C’est​ ​que​ ​tout​ ​est​ ​lent​ ​chez​ ​les​ ​vieux,​ ​et qu’il​ ​faut​ ​attendre​ ​leur​ ​réponse​ ​mais​ ​il​ ​faut​ ​pas​ ​être​ ​pressé.​ ​Et​ ​comme​ ​nous​ ​on​ ​est​ ​souvent pressés…​ ​Eh​ ​ben​ ​t’es​ ​frustré​ ​parce​ ​que​ ​t’as​ ​pas​ ​le​ ​temps​ ​d’avoir​ ​la​ ​réponse​ ​que​ ​t’es​ ​déjà parti.​ ​C’est​ ​horrible​ ​ !​

La vie comme une valeur en soi ? Repenser le soin
La vie biologique n’est pas une valeur en soi. Les prouesses médicales dont notre société est capable semblent avoir produit un consensus général sur la nécessité de garder les gens en vie le plus longtemps possible, parfois au détriment de tout bon sens. L’EHPAD est un lieu exemplaire à ce titre : tout se passe comme si le médical l’emportait sur le social dès que la mort approche. Le premier résident que nous avons rencontré nous a fait part de son souhait de mourir, matérialisé par son refus de manger. Quelle attitude adopter dans ce cas de figure ? La loi Léonetti (2005) interdit l’acharnement thérapeutique mais sa réalisation concrète pose encore problème : où mettre la limite et comment l’objectiver ? Et que faire pour ceux qui refusent de prendre leurs médicaments ? Autrefois, on les y forçait. Aujourd’hui, il arrive qu’on les cache dans leur nourriture. On peut justifier comme déplorer ce type de pratiques ; reste qu’il faut tout de même en parler, et que la préservation à tout prix de la vie biologique n’a rien d’une nécessité, surtout lorsqu’elle aboutit à des aberrations.

Moi​ ​je​ ​suis​ ​pour​ ​l’humanisation​ ​des​ ​hôpitaux​ ​et​ ​pas pour​ ​la​ ​déshumanisation​ ​par​ ​des​ ​soins​ ​barbares​ ​parce​ ​que​ ​je​ ​regrette​ ​mais​ ​poser​ ​une​ ​sonde chez​ ​une​ ​personne​ ​qui​ ​a​ ​perdu​ ​la​ ​tête​ ​c’est…​ ​Avant​ ​de​ ​lui​ ​expliquer​ ​qu’elle ​comprenne ce que​ ​t’es​ ​en​ ​train​ ​de​ ​faire​ ​voilà​ ​t’as​ ​posé​ ​ta​ ​sonde​ ​et​ ​elle​ ​a​ ​braillé​ ​dans​ ​tous​ ​les​ ​sens​ ​hein​ ​ ! Pour​ ​les​ ​prises​ ​de​ ​sang…​ ​Moi​ ​quand​ ​je​ ​vais​ ​faire​ ​des​ ​prises​ ​de​ ​sang​ ​j’y​ ​vais​ ​toujours​ ​toute seule,​ ​j’ai​ ​besoin​ ​de​ ​personne​ ​pour​ ​faire​ ​des​ ​prises​ ​de​ ​sang.​ ​Soit​ ​ils​ ​me​ ​donnent​ ​le​ ​bras,​ ​soit ils​ ​me​ ​le​ ​donnent​ ​pas.​ ​S’ils​ ​me​ ​le​ ​donnent​ ​pas​ ​je​ ​vais​ ​pas​ ​leur​ ​casser​ ​le​ ​bras.​ ​Ils​ ​me​ ​le donnent​ ​pas​ ​je​ ​passerai​ ​plus​ ​tard,​ ​dans​ ​une​ ​heure​ n​dans​ ​deux​ ​heures​ ​mais​ ​elle​ ​sera​ ​pas​ ​faite ou​ ​alors​ ​le​ ​lendemain.​ ​Mais​ ​là​ ​quand​ ​j’entends​ ​dire​ ​“mais​ ​on​ ​va​ ​venir​ ​avec​ ​toi​ ​ !”.​ ​Ben​ ​non vous​ ​venez​ ​pas​ ​avec​ ​moi​ ​soit​ ​ils​ ​veulent​ ​soit​ ​ils​ ​veulent​ ​pas.​ ​C’est​ ​pas​ ​parce​ ​qu’ils​ ​sont déments…​ ​

En tout cas, l’accompagnement médical doit se doubler d’un accompagnement social. Préserver la vie biologique est une chose, accompagner un mourant en est une autre, trop souvent mise de côté, comme en témoigne l’absence de formation à cette pratique. Pourtant, comme le dit Dylan, même si l’EHPAD n’est pas un mouroir, « on sait quelle est la finalité ». La mort fait partie de la vie de l’établissement. Dans cette optique, plutôt que de se contenter d’enjoindre les résidents à donner un sens à leur séjour en EHPAD, il faudrait aussi les aider, eux et leurs familles, à mieux appréhender la fin de leur vie, pas seulement physiquement, mais aussi humainement. Autrement dit, se concentrer un peu moins sur le « soin », et un peu plus sur le « prendre soin ».

– Ah ouais moi je suis comme ça je suis pas médocs à fond. Je suis médocs quand il faut quoi. Les anti-douleurs ouais d’accord, quand il faut, vraiment si y a besoin.

– Et concrètement tu placerais la limite où ? Du quand il faut / quand il faut pas ?

– Eh ben c’est vachement compliqué justement. Y a beau avoir des échelles douleur qui existent, c’est complètement subjectif quoi. Moi quelqu’un me dit “j’ai mal” je me dis il a mal. Je me dis pas il me dit des conneries. […] Et c’est pas forcément un doliprane ou quelque chose qui va soulager, ça peut être autre chose quoi. Moi j’ai bossé 7 ans de nuit j’ai rarement donné des morphiniques ! J’en donnais même pratiquement jamais ! Par contre des placebos j’en donnais. Et puis un petit thé et le petit gâteau qui va avec et puis ça marchait quoi. Je vais pas dire que ça marchait à tous les coups, mais ça vaut le coup d’essayer. Alors y en a qui ont vraiment besoin je vais pas dire le contraire hein. Parce que moi quand je dis ça le cadre il me regarde l’air de dire “mais celle-ci elle fait rien quoi !”. Je suis pas complètement folle non plus. Mais on est trop loin, on est trop loin.

Une personne en fin de vie a sûrement moins besoin de se réaliser que de sentir qu’on se soucie encore de son existence, qu’on la considère comme une personne à part entière. Ainsi une conception du travail médical qui ne prend pas en compte les relations sociales et l’interdépendance des individus est vouée à broyer des vies humaines. Nous parlons de la « dépendance » comme un problème majeur de société, et il faut en effet trouver des moyens de prendre en charge collectivement les personnes âgées qui ne peuvent plus vivre seules, mais n’oublions pas pour autant que nous sommes tous dépendants les uns des autres.

Pour finir voici un magnifique film d’animation, dont les illustrations de l’article sont tirées, réalisé par Cheyenne Canaud-Wallays, une étudiante en art, sur la fin de vie :

https://vimeo.com/220026457

Pour approfondir le sujet, voir le dernier numéro d’ethnographique.org http://www.ethnographiques.org/2017/Amiotte-Suchet_Anchisi

Shirine Abdoul-Carime et Joceran Gouy-Waz

Notes
1. ↑ L’idée qu’il y a un mystère caché à trouver dans le sexe et la sexualité est surement tout aussi aliénante. Foucault souligne bien le rôle qu’ont eu les mécanismes de pouvoir, notamment grâce à des dispositifs de savoir comme la psychanalyse, pour nous rendre le sexe désirable et encourager cette prolifération de discours à son sujet. « Ironie de ce dispositif : il nous fait croire qu’il en va de notre « libération » », La Volonté de savoir.
2. ↑ Enquête des pompes funèbres générales en 2013 : 70% des obsèques en France restent religieuses, malgré un progrès des cérémonies civiles. Ce chiffre est bien plus important que celui des Français qui se déclarent croyants (60%) et des catholiques pratiquants réguliers (5%).
3. ↑ 33% des personnes âgées vivant en EHPAD souffrent de dépression d’après un rapport de la DREES de 2006
4. ↑ 87% du personnel des EHPAD, toutes catégories confondues, sont des femmes d’après les chiffres les plus récents de la DREES (2015).
5. ↑ Les personnes les plus modestes pouvant toutefois toucher les APL.
6. ↑ Cette ceinture, très lourde, visait à le maintenir attaché à son fauteuil roulant.
7. ↑ Un lieu de résidence coupé du monde où les conduites sont entièrement prescrites par l’institution.
8. ↑ 53% des EHPAD sont publics, 27% privés à but non lucratif et 20% privé à but lucratif.