Assistance Publique des Hopitaux de Paris (AP-HP)

HOSPIMEDIA - Deux expertises CHSCT remettent sur le tapis la réforme du temps de travail à l’AP-HP

Mars 2016, par Info santé sécu social

Publié le 22/03/16

Le fait

Fin 2015, histoire de calmer le jeu, l’AP-HP avait retardé sa réforme du temps de travail pour laisser le CHSCT l’expertiser. Quatre mois plus tard, les cabinets viennent de remettre leurs rapports. Leur diagnostic n’est guère enthousiasmant. Martin Hirsch promet d’en tenir compte et vient d’adresser aux syndicats une version remaniée de son projet.

L’analyse

Le 29 mars, la prochaine séance du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de l’Assistance publique-hôpitaux de Paris (AP-HP) s’annonce délicate pour Martin Hirsch. Le directeur général du CHU francilien y présentera les évolutions qu’il compte mettre en œuvre sur son plan de réorganisation du temps de travail, paraphé avec la seule CFDT cet automne et qui a fait descendre à plusieurs reprises l’an dernier des milliers de personnes dans la rue. Parallèlement à ces correctifs seront débattues les conclusions des deux expertises CHSCT demandées fin novembre par les syndicats contestataires : CGT, Sud, FO, CFE-CGC, CFTC et Unsa. L’une a été menée par le cabinet Secafi sur la refonte du temps de travail, l’autre par Émergences sur le déploiement du télétravail chez les cadres. Que disent leurs rapports de fin de mission remis début mars à l’AP-HP et dont Hospimedia a obtenu copie ?

Une balance gains/coûts "très déséquilibrée"

Secafi est loin de se montrer enjoué. Surtout sur les 33,1 millions d’euros (M€) de gains financiers nets annoncés sur 2016-2019, auxquels doivent s’ajouter 41,1 M€ d’économies sur les dépenses de remplacement. "L’ensemble des économies attendues [...] représentent [...] 1% des dépenses de personnel de 2014 [hors médecins, y compris intérim] au compte de résultat principal", souligne le cabinet. Ce qui lui fait dire que "la balance entre les gains nets qui devraient être réalisés et les coûts que cette réorganisation représente pour les agents, notamment au niveau de leurs conditions de travail, paraît très déséquilibrée". Quant à l’espoir que le gain cumulé de la réforme atteigne les 1 406 équivalents temps plein escomptés, cela se fonde sur le postulat que l’absentéisme n’augmentera pas. "Ce qui relève aujourd’hui plus d’un pari que de la certitude", note Secafi. Chiffres et témoignages à l’appui, son rapport balaie large s’agissant des temps et conditions de travail et rappelle des vérités lourdes : un absentéisme qui atteint un seuil "préoccupant" dans certains services, générant tensions et désorganisation ; une "instabilité" des plannings "vivement" ressentie par les hospitaliers, qui vont "jusqu’à juger qu’il s’agit de la norme" ; le "casse-tête" des remplacements qui donne le sentiment de reports de congé "subis et contraints".

L’AP-HP a les moyens financiers pour agir sur les conditions de travail
Pas question pour l’AP-HP de se défausser sur un quelconque déficit budgétaire. L’amélioration de la situation financière du CHU, encore confirmée début mars dans le bilan 2015, lui permet de disposer de moyens pour agir sur les conditions de travail, insiste Secafi. Et cela ne pourra s’envisager que dans une déclinaison locale. Or la politique de prévention des risques psychosociaux est aujourd’hui extrêmement centralisée, constate le cabinet, qui s’interroge : l’AP-HP ne serait-elle pas aller trop loin en termes de décentralisation ? "La prise ne compte de la logique "prévention" ne pourra se faire qu’au plan de sa mise en œuvre locale [...], ajoute Secafi. Pour autant, le projet est [pour l’instant ?] muet quant à la façon dont l’objectif de mettre en place des organisations adaptées aux besoins des patients se fera sur le terrain."

Comme le souligne Secafi, le temps de travail doit s’évaluer en fonction : du rythme (horaires alternés, travail de nuit...) ; de sa durée (temps plein ou partiel) ; de son intensité (cadences) ; de la typologie des patients et de la lourdeur de leur prise en charge ; de la fatigabilité des agents. Face à cela, "un projet de réorganisation du temps de travail qui n’intègrerait pas ces différents paramètres nous semble difficile à légitimer auprès des personnels et fragile dans sa capacité à atteindre les objectifs qui lui sont assignés", met en garde le cabinet. Or la suppression des horaires en 7h50 va par exemple accroître la charge de travail, l’agent devant, en 7h36, absorber un surplus équivalent à la charge de 0,003 agent en 7h50. Autre impact à ne pas négliger, celui sur l’intensité de la charge quotidienne du travail. "Des journées plus courtes pour faire le même travail ?", interroge le cabinet, craignant de facto que les quatorze minutes théoriquement économisées par jour ne soient qu’un vœu pieu.

D’où d’insister : "Le niveau d’effectif fonctionnel doit augmenter à proportion de la durée du travail quotidienne, sans quoi la suppression du 7h50 se traduirait par une intensification du travail." Autre inquiétude : une diminution des temps de chevauchement entre prises de poste, des temps de transmission et des espaces de discussion collective. En outre, la généralisation de la grande équipe, qui cristallise le rejet de la réforme, interroge, tout comme les 12 heures, sur l’articulation entre temps professionnels et privés et impose de stabiliser les plannings à horizon quinzomadaire. Plus globalement, le risque pour Secafi est de bousculer les équilibres nés des arrangements locaux entre cadres et agents, ceux ci devenant comptable de leur travail : "Pourquoi ne pas déclarer les dépassements [d’horaires] qui jusqu’alors ne l’étaient pas ?". Ainsi, "l’irruption d’une logique comptable dans un monde marqué par l’engagement et la coopération informels risque de porter préjudice au modèle".

Un risque d’accroître les RPS chez les cadres

De son côté, Émergences ne cache pas que la réforme des horaires de travail "vise explicitement à maîtriser les coûts par une remise à plat radicale de l’organisation du travail". Et, à ce titre, "les clés du succès" sont à trouver dans les cadres de proximité. D’où sa mission précisément centrée sur ces personnels. Là aussi le constat est patent : forte charge de travail, avec des écarts importants entre temps de travail réglementaire et réel, et manque de reconnaissance (encore plus prégnant pour les faisant fonction). Les causes de ces maux sont multiples. Sont répertoriés par le cabinet : une communication "défaillante" et une "propension autoritaire" du management ; un sentiment d"isolement" des cadres ; "l’absence de respect" de la part des médecins. Or, souligne Émergences, "les principaux points de la réforme vont à l’encontre des grands objectifs du projet. Le risque étant d’accentuer le fossé entre temps de travail réel et réglementaire, de fragiliser les équipes de travail en n’apportant pas de solution à l’absentéisme et in fine d’exposer davantage les cadres aux risques psychosociaux."

Le télétravail ? Un "gadget" qui ne convainc pas les cadres

Le télétravail, qui vient de s’ouvrir aux fonctionnaires, reçoit un accueil extrêmement "mitigé" chez les cadres de l’AP-HP. Seule une minorité y verrait une opportunité, glisse Émergences. Selon le cabinet, la grande majorité "n’envisage même pas la possibilité pratique du travail à distance et même son intérêt pour le travail à accomplir". La principale objection ? La conception même du rôle du cadre de proximité à l’égard de ses équipes. De fait, le télétravail même limité à douze jours par an et sous conditions, constitue "une mesure en contradiction avec les modes de travail en milieu hospitalier. Elle pourrait même, si elle entrait en vigueur selon le projet, constituer une difficulté supplémentaire à l’organisation des plannings". Sans compter que l’avantage paraît "mince" ou "gadget" en comparaison des pertes de jours de réduction du temps de travail (RTT) et forfaits protocoles.

Le cabinet illustre sa critique par plusieurs exemples : la souplesse et la flexibilité apportées par la grande équipe amène également "un risque d’accentuation de l’absentéisme" ; la forte incitation au forfait est vécue comme "une porte vers le non-respect" du temps de travail réglementaire. De fait, "la remise en question par le projet de cette organisation se heurte à la réalité des faits et la compréhension par les cadres de proximité de cette réalité, à savoir que les congés supplémentaires par rapport au régime commun ne sont que des moyens de compenser des heures supplémentaires effectuées de travail et partiellement payée. […] Les cadres savent que dans les conditions actuelles, aucune mesure de la direction ne permettra un retour à des conditions de travail normales sur le plan du respect des horaires en raison de la pénurie de cadres, des équipes".

L’AP-HP prête à s’engager après "un examen attentif"

Ce constat dressé, la direction générale de l’AP-HP n’entend pas pour autant remiser dans les cartons son projet de refonte du temps de travail. Bien au contraire. Elle le fait d’ailleurs savoir dans une note, à laquelle se greffe un projet réactualisé — dont Hospimedia a obtenu copie (à télécharger ci-contre) —, à l’attention du CHSCT et du comité technique d’établissement. Le dispositif ainsi remanié se détaille en une trentaine de pages. En sachant qu’il y est clairement stipulé que la commission de suivi n’associera que les syndicats signataires du protocole du 27 octobre 2015. Dans ces conditions, seule la CFDT peut prétendre y siéger. S’agissant du projet, l’AP-HP assure que les deux expertises ont fait l’objet d’"un examen attentif". Le CHU promet donc plusieurs mesures nouvelles tirées des préconisations et sur lesquelles il se dit prêt à s’engager. Celles-ci sont de treize ordres (voir l’encadré). Suffiront-elles à faire infléchir l’intersyndicale ou à tout le moins une majorité d’organisations syndicales ? Rien n’est moins sûr. Un brin de réponse le 29 mars.

Les treize nouveaux axes de mesures proposés par l’AP-HP :
•renforcer l’appui à l’élaboration des plannings via des formations et tutoriels dédiés ;
•stabiliser les plannings par des enquêtes de satisfaction organisées d’ici fin décembre et créer un indice de stabilité par pôle ou service ;
•améliorer la prise en compte des dépassements d’horaires avec une expérimentation envisagée des badgeuses ; sur ce point, l’AP-HP rappelle toutefois qu’à la différence de nombre d’hôpitaux, elle maintient la pause repas dans le temps de travail pour tous les agents à hauteur de 30 minutes, ce qui lui fait dire : "On peut considérer qu’implicitement, cette intégration dans le temps de repas s’explique par la compensation de possibles dépassements" ;
•instituer un plan d’amélioration de la qualité de vie au travail et de prévention de la désinsertion professionnelle ; à ce titre, un plan de lutte contre l’absentéisme est annoncé d’ici avant l’été (indicateurs d’alerte, entretiens de retour, valorisation du présentéisme, réflexion sur le dimensionnement des équipes de suppléance...) ;
•accompagner le passage à l’équipe de journée avec un comité de pilotage pouvant être mis au niveau des groupes hospitaliers ;
•favoriser l’équité au travail en partageant les éléments de comparaison pour repérer les services défavorisés nécessitant des renforts des surdotés qui verront leurs effectifs ajustés ;
•améliorer la concordance des temps médicaux et non médicaux, "un projet prioritaire en 2016" ;
•renforcer la médecine du travail en accompagnant les praticiens désireux de s’y atteler et en rénovant ses locaux ;
•lutter contre la précarisation des personnels, l’AP-HP indiquant être "disposée" à discuter d’un deuxième plan de déprécarisation pour 2017-2019 dans la suite du protocole acté au printemps 2015 avec la seule CFDT ;
•associer systématiquement les agents par consultations ou réunions aux changements et à la vie de leur service ;
•parfaire les transmissions avec un nouveau processus orienté autour des "évolutions à signaler" concernant l’état de santé ;
•faire évoluer le logiciel de gestion des plannings Gestime avec notamment un accès proposé sur smartphone ;
•expérimenter le télétravail sur un an pour voir s’il est "opportun" de le maintenir, l’élargir ou le supprimer.

Thomas Quéguiner