L’hôpital

HuffPost - L’hôpital public battra-t-il bientôt pavillon privé ?

Mars 2022, par Info santé sécu social

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"Même si les contextes restent bien entendu différents, il convient de repérer les similitudes entre les systèmes privés et publics, et de s’inquiéter des logiques managériales qui traversent les hôpitaux publics", prévient ce médecin.

Par Philippe Bizouarn Médecin anesthésiste-réanimateur au CHU de Nantes, membre Victor Castanet, auteur du livre choc Les Fossoyeurs, décrit avec minutie le système Orpéa, où le profit est le seul but, conduisant à l’inhumanité des soins prodigués aux plus vieux. Moins de moyens pour soigner, pour plus de rentabilité financière pour les hauts dirigeants et les actionnaires. Les mots très forts de Victor Castanet résonnent hélas à l’oreille des soignants de l’hôpital public.

Même si les contextes restent bien entendu différents, il convient de repérer les similitudes entre les systèmes privés et publics, et de s’inquiéter des logiques managériales qui traversent les hôpitaux publics.

L’hôpital public en course vers la privatisation
Par son obsession de la comptabilité pour rentabiliser les soins, par l’utilisation des seuls tableaux Excel comme support à la discussion, par la numérisation des pratiques et la traçabilité de celles-ci, par l’éloignement du terrain des directions, l’hôpital public se rapproche de ce que Victor Castanet a pu montrer lors de son enquête.

De la même manière, une curieuse ressemblance avec ce qui se passe dans ces établissements privés se fait jour à l’hôpital public : incitations à augmenter l’activité et les actes rentables, développement de l’ambulatoire parfois sans justification et qui conduit à la diminution mathématique du nombre de lits de longue durée. A l’hôpital, comme chez Orpéa, il manque des moyens pour bien soigner (les gants de toilette sont comptés), les patients sont parfois maltraités et mis en danger (attentes prolongées aux urgences, AVC mal traités par manque de lits dans les unités spécialisées). Enfin, comment ne pas craindre une transformation de l’hôpital public en une forme de privatisation à marche forcée, quand le travail qui se fait, auprès du patient – ce travail qui donne du sens au métier (cette main tenue, cette longue conversation pour soulager) – ne compte plus pour établir les comptes, car non mesurable ?

Logiques managériales
La logique qui prévaut à l’hôpital public est en effet celle de l’entreprise confiant les rênes de son administration aux consultants et cabinets de conseil privés, en oubliant que les soignants travaillent pour le soin des patients, et non pour l’unique équilibre des dépenses et recettes. Une vaste enquête, à la manière de celle de Victor Castanet, s’avèrerait nécessaire au sein des hôpitaux publics, pour mettre en évidence combien les conditions de travail dégradées ne permettent plus de soigner correctement les citoyens de toute condition, en appliquant « à la lettre » les méthodes managériales ne laissant aucune place à la créativité propre de tout soignant face à l’autre vulnérable. Nous craignons, nous soignants de l’hôpital public, de connaître une partie des résultats de cette enquête, mais pouvons-nous nous résigner à ce que les hôpitaux publics deviennent des structures “orpéa-isées” ?

« La logique qui prévaut à l’hôpital public est en effet celle de l’entreprise confiant les rênes de son administration aux consultants et cabinets de conseil privés, en oubliant que les soignants travaillent pour le soin des patients, et non pour l’unique équilibre des dépenses et recettes. »

Il n’est pas question ici de forcer l’analogie entre pratiques des cliniques et Ehpad commerciales où les actionnaires poussent au profit sans foi ni loi, justifiant les pratiques non éthiques au sein de ces structures privées, et entre les pratiques managériales à l’hôpital public, mais d’inviter à reconnaître comment le New public management a conduit à une confrontation entre les normes professionnelles des métiers du soin et les normes néolibérales des affaires. Il s’agit de montrer comment ce nouvel ethos des affaires a colonisé les esprits et les pratiques au sein des hôpitaux publics, produisant de ce fait une nouvelle manière d’accueillir et de soigner : “La rencontre entre ces deux langages, ces deux imaginaires, se fait parfois dans la douleur et la violence”, nous suggère Roland Gori dans son ouvrage La fabrique de nos servitudes.

Tableaux comptables
Nos dirigeants sont persuadés que seuls les tableaux chiffrés – les tableaux Excel, symboles de notre modernité – peuvent représenter dans leur totalité le réel du travail qui se fait, en oubliant, comme le constate Michel Foucault dans “Naissance de la clinique”, que “sous sa fonction apparemment analytique, le tableau n’a pour rôle que de répartir le visible à l’intérieur d’une configuration conceptuelle déjà donnée”, et que l’évaluation des pratiques à partir de ces tableaux comme figure du style managérial n’est pas la seule qui vaille. Pour reprendre encore Michel Foucault : “Est-il encore possible d’intégrer dans un tableau, c’est-à-dire dans une structure à la fois visible et lisible, spatiale et verbale, ce qui est perçu à la surface du corps par l’œil du clinicien, et ce qui est entendu par ce même clinicien du langage essentiel de la maladie ?”. Le langage arithmétique adopté par les managers publics a instillé jusque dans nos esprits soignants la loi de l’objectivité calculatrice supposée dire ce qui est et prévoir ce qui doit être, justifiant dès lors toute politique de santé publique dite “réaliste”.

Un nouveau gouvernement hospitalier est à inventer, pour reconnaître à chacun la place qu’il mérite à l’hôpital, et permettre de relier les irréconciliables : les administrations qui administrent en comptant, et les travailleurs du soin qui agissent auprès des patients sans compter. John Dewey reste un bon guide, quand il oppose le monde des affaires si éloignée des terrains, et celui des acteurs, au cœur de l’action : “De même qu’une industrie dirigée par les ingénieurs sur la base des faits technologiques serait très différente de ce qu’elle est actuellement, l’assemblage et la publication des nouvelles seraient très différents si l’on permettait aux journalistes de faire prévaloir leurs intérêts véritables”.