Les Ehpads et le grand âge

Infirmiers.com - Aide-soignant en Ehpad : le "sale boulot" ?

Août 2019, par Info santé sécu social

Un archétype de ce qu’on appelle le « sale boulot » : voilà la représentation que la société a du métier d’aide-soignant. C’est ce que nous explique Dominique Lhuilier, professeure émérite au Cnam, dans un Podcast. Cette psychologue du travail nous révèle surtout pourquoi cette vision négative colle ainsi à la peau du métier... Merci au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) pour ce partage.

"Les métiers qui sont en charge du traitement de la mort, du corps mort, sont des métiers qui sont faiblement valorisés, qui sont peu attractifs", Dominique Lhuilier.

Pourquoi le métier d’aide-soignant en Ehpad serait-il considéré par la société comme le sale boulot par excellence ? Le négatif psycho-social, avance Dominique Lhuilier, condamne à l’invisibilité l’ensemble des métiers intimement liés à nos tabous profonds, ces sales boulots dont la profession de soignant en Ehpad est un véritable archétype. Le négatif psychosocial recouvre en fait des pans entiers de la réalité sociale qui sont tendanciellement relégués, oubliés, et frappés de désaveux, voire de déni. Pourquoi le négatif ? Parce que le fait de reléguer dans les coulisses ou dans des poches d’oubli ces secteurs d’activité, ces métiers, mais aussi ces objets sur lesquels ces métiers interviennent, permet de préserver une représentation positive de la société, de la vie sociale. Tout est là. Pour conserver coûte que coûte une bonne image de la société, certains métiers sont sacrifiés, trop intimement associés à nos tabous profonds, à savoir : la mort, la maladie, la souillure ou encore, pour ne prendre que ces exemples, le chaos ou la délinquance. Dès lors, les soignants, s’ils ne sont pas les seuls concernés (puisque d’autres métiers sont frappés du même rejet : éboueur, surveillant de prison…), sont au moins en bonne place dans les métiers frappés de désaveux. Et si le phénomène s’explique par des arguments rationnels, il n’en est pas moins relativement inconscient.

Reléguer dans les coulisses (…) ces métiers intimement liés à nos tabous profonds, mais aussi ces objets sur lesquels ces métiers interviennent, permet de préserver une représentation positive de la société, de la vie sociale.

Les métiers en charge du corps mort peu valorisés
Un rejet qui va nous amener, donc, à trier dans les représentations sociales, ce qui relève du négatif. Quelques exemples : les métiers qui sont en charge du traitement de la mort, du corps mort, sont des métiers qui sont faiblement valorisés, qui sont peu attractifs, souligne ainsi la psychologue du travail. Le négatif psychosocial porte d’abord sur des objets ou des situations sociales qui viennent contrecarrer notre désir de sécurité et d’assurance, de pacification aussi (par exemple la délinquance, la violence, la mort, la maladie, le sale, le déchet…) Ces métiers sont comme contaminés par l’image négative de ce qu’ils traitent. Le surveillant de prison serait ainsi comme contaminé par l’image négative du délinquant, du criminel ; les personnels qui travaillent dans les Ehpad sont immédiatement associés à la fin de vie, à la dégradation somato-psychique du grand-âge... et donc mal considérés.

Les personnels qui travaillent dans les Ehpad sont immédiatement associés à la fin de vie, à la dégradation somato-psychique du grand-âge.

Ce qui reste en bas de l’échelle, au cœur du « sale boulot »
Everett Hughes, l’un des principaux représentants de la pensée sociologique moderne, a particulièrement travaillé sur la division du travail en milieu hospitalier et il montre que, finalement, chaque profession gagne en prestige et en reconnaissance au fur et à mesure qu’elle délègue au niveau inférieur les tâches qui sont considérées comme les moins gratifiantes, les moins prestigieuses, décrypte Dominique Lhuilier.

Ainsi, le médecin a beaucoup délégué aux infirmiers, les infirmiers ont gagné en reconnaissance sociale en déléguant aux aides-soignants... Or, ce qui reste en bas de l’échelle, c’est au cœur du sale boulot - en même temps, il ne faut jamais oublier que dans tous les métiers il y a aussi une hiérarchie des tâches attribuées qui sont, en haut, des tâches plutôt valorisées, gratifiantes, et aussi, d’autres tâches qui le sont beaucoup moins. Si on prend l’exemple des aides-soignants, on voit quand on échange avec eux, qu’ils/elles parlent surtout de leur relation avec les patients et les familles et qu’ils/elles ont tendance à occulter dans le discours une autre part importante de leur activité qui les confrontent au sale, à la souillure, aux excréments, au change...

D’une manière générale, nous vivons d’une manière plus supportable quand nous oublions que nous sommes mortels et du coup, tout ce qui viendrait rappeler la vulnérabilité ou la finitude (la mortalité) a tendance à être occulté, marginalisé. C’est proprement le cas en Ehpad. Et en même temps, quand on observe le travail dans les Ehpad, on voit la délicatesse avec laquelle le lien se construit et parfois aussi comment des relations privilégiées se construisent. Et ces relations privilégiées contribuent beaucoup à humaniser la vie en Ehpad, que ce soit au niveau des patients ou des soignants.

Ramener l’humain dans l’organisation du travail en Ehpad, tel est le défi à relever pour rattraper le retard français dans la prise en charge de ses aînés.

La coopération, l’entraide, pour améliorer le travail
Au-delà des constats, Dominique Lhuilier fait aussi des propositions de réforme en profondeur à mener pour revenir à un exercice à la fois efficace et moins usant. Je pense que pour améliorer les conditions de travail des soignants, on pourrait se saisir d’une piste centrale qui serait : le développement de collectifs de travail. Pour éviter que chacun soit dans l’obligation de faire face, seul, aux difficultés du travail. Donc s’assurer des possibilités d’entraide, de soutien en cas de difficultés, de coopération, de régulation collective des difficultés du travail, y compris sur le plan des affects… Et pour cela, il y a des mesures à prendre : l’organisation des temps de travail, les temps de pause qui permettent aux collègues de se retrouver et d’échanger, les recouvrements de temps au moment de la relève... Il y a aussi un autre instrument intéressant qu’on ne met pas suffisamment en place (par manque de moyens en général) : la tenue de groupes d’analyse de pratiques professionnelles avec des réunions qui, une fois par mois, permettent aux soignants de prendre le temps d’une réflexion sur ce qu’ils font, sur comment ils le font, comment ils pourraient le faire autrement, mieux, pour le patient mais aussi pour préserver leur propre santé, et donc prévenir cette usure prématurée qui est vraiment un problème majeur dans ces métiers-là.

Entraide, soutien, coopération… les maîtres-mots qui font la matière-même de ce travail du prendre soin pour la psychologue du travail. Souhaitons donc que ce soit bien là le sens du projet de loi de la ministre des Solidarités et de la Santé. Agnès Buzyn a en effet annoncé en mars dernier vouloir revaloriser les métiers du grand âge par la création de 80 000 postes en Ehpad d’ici 2024 et en engageant, notamment, une réflexion concernant la ré-ingénierie de la formation initiale afin de s’adapter aux réalités du terrain.

A partir d’un podcast réalisé par Laetitia Casas, journaliste à Direction de la communication du Cnam.