L’hôpital

Infirmiers.com - "L’effondrement des urgences ? On le redoutait... on y est"

Juin 2022, par Info santé sécu social

Mise à jour le 10.06.22

Y aura-t-il, comme beaucoup le prédisent, une syncope généralisée des services d’urgences cet été, avec des morts à la clé ? Pour l’heure, 120 services d’urgence ont été forcés de limiter leur activité ou s’y préparent, selon l’association Samu-Urgences de France, et, fait à la fois inédit et inquiétant, de gros établissements sont concernés comme le CHU de Bordeaux. Dans ce contexte, la ministre de la Santé a annoncé une série de "premières mesures" sans attendre les conclusions d’une mission flash commandée par le gouvernement sur les urgences, mais les soignants, épuisés, inquiets, attendent des mesures d’une tout autre ampleur.

Cet été, il va y avoir des morts, des gens qui vont mourir parce qu’ils n’auront pas de prise en charge adaptée en temps et en heure, qui vont stagner sur des brancards, sans une surveillance suffisante. Il faut dire les choses telles qu’elles sont, a prévenu Christophe Prudhomme, porte-parole de l’Association des médecins urgentistes de France (AMUF). On risque d’être dans une situation très, très problématique cet été et je crains fort qu’il y ait des drames, a alerté de son côté sur RTL le chef des urgences de l’hôpital Avicenne à Bobigny (Seine-Saint-Denis), Frédéric Adnet. Depuis plus d’un mois, les soignants montent au créneau, annonçant un véritable désastre sanitaire pour la période estivale, si rien n’est fait. Fermetures de nuit, délestages sur d’autres hôpitaux, accès filtrés par les Samu : faute de soignants, au moins 120 services d’urgence ont été forcés de limiter leur activité ou s’y préparent, selon une liste établie par l’association Samu-Urgences de France (SUdF), à la fin mai.

Un été redouté

L’été aux urgences, c’est connu, est toujours un peu plus en tension que le reste de l’année. Pourtant, l’année 2022 pourrait marquer une inquiétante première. Cette année est particulière par le nombre et la taille des services victimes du manque de personnels, et surtout par la précocité avec laquelle se présentent les difficultés, explique Pierre Schwob-Tellier, co-président du Collectif Inter-Urgences et infirmier de nuit aux urgences de l’hôpital Beaujon (Clichy). Normalement c’est le mois d’août qui est problématique, précise-t-il. Thierry Amouroux, porte parole du Syndicat National des Professionnels Infirmiers (SNPI), fait le même constat : On n’est qu’au mois de juin et déjà, c’est la catastrophe ! On sait qu’en juillet-août, on va fermer 10 à 15% de lits supplémentaires qui vont s’ajouter à ceux qui sont déjà fermés. Cet été on sait aussi qu’on va assister à une nouvelle vague de départs de soignants. Aujourd’hui, on en est à 60 000 postes infirmiers vacants dans les hôpitaux de France... Rien qu’à l’AP-HP : entre le 1er juin 2021 et le 31 décembre 2021, il y a eu 2 900 départs infirmiers, 1 735 recrutements et donc entre 1200 et 1600 infirmières qui manquent chaque mois.

Au total, quasiment 20% des quelque 620 établissements français - publics et privés - hébergeant un ou plusieurs services d’urgences sont touchés. Signe supplémentaire d’une crise inédite, 14 des 32 plus gros hôpitaux français (CHU et CHR) figurent sur cette liste. La situation aux urgences en ce moment est dramatique, tout comme dans les services d’hospitalisation, résume Thierry Amouroux. C’est la première fois qu’en France, dans une ville de la taille de Bordeaux (800 000 habitants), les patients qui arrivent aux urgences après 17h ou le week-end sont reçus par des bénévoles secouristes dans une tente. Seules les urgences vitales arrivent à rentrer dans le bâtiment. Cela montre l’état de déliquescence des hôpitaux. Cela fait des années que nous dénonçons la situation et aujourd’hui, on a atteint l’inimaginable : des femmes qui accouchent au bord de la route dans des voitures de pompiers faute de maternité de proximité, des patients qui, en dehors de ces 120 services en souffrance, attendent des heures d’être vus par un médecin et peuvent rester plusieurs jours sur un brancard dans un couloir... faute de lit d’hospitalisation. L’hôpital s’effondre.

Des femmes qui accouchent au bord de la route dans des voitures de pompiers faute de maternité de proximité, des patients qui attendent des heures d’être vus par un médecin et peuvent rester plusieurs jours sur un brancard dans un couloir... faute de lit d’hospitalisation. L’hôpital s’effondre.

Les annonces ? De la fumée...

Pour Pierre Schwob-Tellier, l’infirmier de l’hôpital Beaujon, les dernières annonces de la ministre de la Santé Brigitte Bourguignon ne sont pas à la hauteur des enjeux. Si le service d’urgence dans lequel il exerce (de taille moyenne : 35 000 passages à l’année contre 90 000 passages par an environ pour les gros services d’urgence) ne rencontre pas de problème d’attractivité pour l’instant, confie-t-il, les soignants n’y souffrent pas moins à la fois d’épuisement (avec de nombreux arrêts maladie) et d’un manque d’aval absolument catastrophique dans les services d’hospitalisation. Une situation qui nous conduit à garder nos patients de 24 à 48h sur des brancards aux urgences, se désespère-t-il.

La ministre, qui avait annoncé deux semaines de concertation avec les soignants sur la question, plus large, de la pénurie de personnels à tous les niveaux du système de santé, a déclaré qu’il était impératif de trouver des solutions pour que les Français ne soient pas privés de soins. Et ce, sans attendre les conclusions de la mission flash lancée par Emmanuel Macron. L’exécutif a ainsi décidé de réactiver le doublement de la rémunération des heures supplémentaires du personnel non médical, et du temps de travail additionnel des médecins, pour l’ensemble de la période estivale. Afin de mobiliser plus de personnel dans les hôpitaux, les élèves infirmiers et aides-soignants ayant achevé leur formation initiale en juin et juillet pourront aussi commencer à exercer immédiatement, sans attendre la remise officielle de leur diplôme. Et pour répondre aux mêmes impératifs, les soignants retraités volontaires qui reprendront leur activité cet été bénéficient d’une facilité de cumul avec leur pension de retraite. Enfin, côté organisation des soins, Brigitte Bourguignon a instamment demandé aux ARS de remobiliser les dispositifs territoriaux de gestion de crise, avec pour objectif de coordonner structures publiques, privées et professionnels libéraux. Ces premières mesures seront bientôt complétées par les propositions de la mission Braun (la fameuse mission flash demandée par le chef de l’Etat), a-t-elle conclu, dont les résultats sont attendus avant le 1er juillet.

Ces annonces, c’est de la fumée, sourit Pierre Schwob-Tellier. Pour l’heure il n’y a rien pour donner aux gens envie de revenir. Ça fait trois ans qu’on colmate les brèches mais prendre le problème par le prisme des urgences est une erreur, la situation dans ces services n’est qu’un symptôme de la maladie du système de santé global. Il faut regarder du coté de l’aval post-hospitalier, diagnostique-t-il. Car aujourd’hui, les urgences se retrouvent avec 3 missions au lieu d’une d’après l’infirmier de nuit : assurer l’accueil et le service d’urgences, palier l’absence de médecine de ville et ainsi garantir un accès au soin pour tous, et enfin faire office de plateau technique de l’hôpital qui n’a plus les moyens de prendre les patients. Aujourd’hui on est dans la phase d’effondrement redoutée depuis 3 ans par le Collectif Inter-Urgence. On n’a pas de solution miracle pour redonner aux gens envie de travailler à l’hôpital mais la question c’est : comment faire revenir les paramédicaux ? Comment redonner du sens et de l’attractivité à notre métier ?

"Le bateau coule et Mme Bourguignon nous donne un verre d’eau pour écoper"

"Point de rupture"
Les soignants sont à un point de rupture, a estimé jeudi 9 juin Rémi Salomon, président de la Commission médicale d’établissement (CME), l’instance représentative des médecins au sein des hôpitaux de Paris (AP-HP), sur France Info. On est arrivé à un point de rupture, à une bascule, avec une sorte de découragement, de désengagement des soignants, a -t-il déclaré, qualifiant de tout début l’annonce ce 8 juin par la ministre de la Santé, Brigitte Bourguignon, d’un doublement du paiement des heures supplémentaires des soignants. Il va falloir aller beaucoup plus loin et aussi plus vite. Dans le détail, les annonces de la ministre sont considérées comme des mesurettes par nombre de soignants, au mieux, peu à même de répondre à la situation ou sinon carrément hors-sol. Sur les élèves infirmiers immédiatement employables : Mathilde Padilla, présidente de la Fédération Nationale des Etudiants en Sciences infirmières (FNESI), rappelle qu’il s’agit d’une mesure très encadrée, ce qui risque de limiter son recours : l’étudiant intéressé doit obtenir l’autorisation de son IFSI, la décision est ainsi à l’appréciation du cadre référent formateur et l’étudiant doit obligatoirement être encadré par un infirmier diplômé d’Etat sur le terrain. De plus, cela concernera assez peu d’étudiants comme ce sera du volontariat, résume-t-elle. La mesure, qui a suscité une vague d’indignation de la part des professionnels sur Twitter (qui disent notamment qu’ils n’ont pas le temps d’encadrer les étudiants) ne répond pas durablement à un besoin, d’après Mathilde Padilla : les étudiants, comme les professionnels, sont épuisés, n’oublions pas que le Covid est passé par là. La plupart d’entre eux ne souhaitent pas commencer à travailler dès cet été, avant la remise de leur diplôme. A la Fnesi, on attend de rencontrer la ministre pour lui proposer des solutions.

Sur les heures supplémentaires payées double, le côté positif, c’est que ceux qui avaient prévu de faire des missions seront mieux payés à hauteur de leurs compétences et responsabilités, se réjouit Thierry Amouroux. En revanche, ce n’est pas ça qui va compenser les postes manquants cet été et sur le fond, vous avez un message étrange envoyé aux soignants, épuisés, en souffrance et à qui... on propose des heures supplémentaires. Solution pour la ministre de la Santé face à la crise des urgences et de l’hôpital, se remettre en configuration Covid. Intolérable pour le personnel qui ne peut continuer ainsi sans pouvoir prendre de vacances et souffler un peu, tonne de son côté le responsable CGT Santé Christophe Prudhomme sur Twitter.

Sur le cumul emploi-retraite facilité pour les soignants enfin : c’est une bonne chose parce que pendant la période Covid, de nombreux infirmiers retraités avaient dépassé le plafond cumul emploi retraite et avaient dû rembourser la caisse de retraite, souligne Thierry Amouroux. Malgré tout, la réponse n’est pas à la hauteur des enjeux. L’idée même de la mission flash après les multiples rapports de ces dernières années montre que le gouvernement n’a pas compris l’urgence de la situation et que les réponses n’iront pas dans le bon sens.

L’obligation d’appeler le 15 pour filtrer l’accès aux urgences fait grincer des dents
Chargé par Emmanuel Macron d’une mission flash sur les soins non programmés, le président de l’association Samu-Urgences de France, François Braun, a assuré devant la commission des Affaires sociales du Sénat qu’il ne produirait pas un rapport mais entendait bien rédiger l’ordonnance attendue par les hospitaliers et faire le tri parmi toutes les solutions qui sont envisagées. Certaines ne font pas débat, comme la reconnaissance de la pénibilité du travail de nuit, majoré de seulement 1,07 euro de l’heure pour les infirmiers, et la valorisation des actes effectués par les médecins libéraux de garde. Mais d’autres idées inquiètent, comme l’obligation d’appeler le 15 pour filtrer l’accès aux urgences, mise en oeuvre à Cherbourg ou à Bordeaux. François Braun a ainsi affirmé ce 9 juin que l’accès aux urgences ne peut plus être open bar et défendu ce principe de tri des patients.

Cela pose plusieurs problèmes : on n’arrive plus à garantir l’accès au soin aux patients et on y renonce complètement avec cette mesure, explique Pierre Schwob-Tellier. Par ailleurs, cela incrimine les patients alors que c’est bien le système qui est défaillant. De plus, on va se retrouver avec une explosion des appels au 15, comme pendant le Covid, ce qui risque d’allonger le délai de prise en charge au niveau des régulateurs Samu... Quand on pense que chaque minute compte pour les patients avec des soucis cardiaques ou qui souffrent d’un AVC, on a de quoi être inquiets, renchérit Thierry Amouroux.

Tribune : « D’urgence et dans la durée, relever un système de santé à genoux »
De l’avis de tous, les urgences sont la vitrine du mal-être de l’hôpital en général qui n’arrive plus à répondre aux besoins de santé de la population. On est très inquiets pour cet été, assure Thierry Amouroux. Depuis deux ans, on est dans une spirale infernale et beaucoup de soignants ont perdu espoir. Il faut inverser la vapeur, régler le problème structurel. On ne veut plus cautionner. Les gens veulent que le pays mette les moyens sur la table afin que les soignants puissent enfin travailler correctement.

Dans une lettre ouverte, adressée au président de la République, la Fédération hospitalière de France (FHF), la conférence des directeurs d’hôpitaux, des établissements spécialisés, des doyens des facultés de médecine, des représentants de médecins… formulent des propositions pour relever un système de santé à genoux. C’est tout l’hôpital public qui porte cette interpellation, toute la communauté médicale hospitalière, résume Frédéric Valletoux, le président de la FHF. Revalorisation significative des rémunérations, refondation totale de la prise en charge des soins non programmés avec des permanences à l’hôpital, comme en ville, campagne de sensibilisation de la population, meilleure régulation des installations pour lutter contre les déserts médicaux... Les 100 prochains jours seront déterminants, estiment les signataires. Pour sortir la tête de l’eau.

Susie BOURQUIN