Environnement et facteurs dégradant la santé

JIM - La saga politico-scientifique du glyphosate : retour sur d’inquiétantes dérives

Février 2018, par Info santé sécu social

Tribune

Après de longs mois de discussions et de revirements, l’Europe a finalement accordé une nouvelle autorisation au glyphosate pour une période de cinq ans. Cette décision, qui pourrait ne pas être suivie en France, a suscité l’indignation de nombreux groupes d’écologistes qui ont fait de la lutte contre le glyphosate (et à travers cette substance contre Monsanto) un combat emblématique. Ces organisations mettent en avant la dangerosité du produit en s’appuyant notamment sur le classement par le Comité international de recherche contre le cancer (CIRC) de la substance parmi les agents probablement cancérogènes.

Cependant, ce choix du CIRC est largement critiqué dans la communauté internationale scientifique, comme nous le rappelle le professeur de toxicologie Alfred Bernard (Université catholique de Louvain). Ce spécialiste revient pour nous sur ce qu’il nomme la « saga » du glyphosate en évoquant tant ses aspects scientifiques que politiques et en regrettant que ce faux scandale nous détourne de véritables enjeux de santé publique ; le glyphosate étant un exemple, emblématique là aussi, de la façon dont la détestation que suscitent certaines firmes (détestation qui s’accompagne parfois de prétentions financières) peut parfois se révéler aveuglante.

Par le professeur Alfred Bernard*

Le glyphosate est l’ingrédient actif de plusieurs herbicides vendus dans le monde (plus de 750 formulations commerciales) dont le fameux Roundup de Monsanto. C’est un herbicide foliaire systémique à large spectre très efficace pour détruire les adventices et autres plantes indésirables. Les herbicides à base de glyphosate sont utilisés depuis plus de 40 ans par les agriculteurs, les sylviculteurs et les particuliers. Sa production a considérablement augmenté avec le développement des grandes cultures de plantes transgéniques (coton, soja, maïs,..) rendues résistantes au glyphosate. La production annuelle de glyphosate est estimée à plus de 700 000 tonnes, ce qui fait du glyphosate l’herbicide le plus utilisé dans le monde.

Le succès du glyphosate tient au fait qu’il n’agit qu’en application foliaire (aucune activité pré-émergente), ce qui permet de semer ou de planter très rapidement après désherbage. D’un point de vue toxicologique, l’intérêt du glyphosate tient à son mécanisme d’action qui est très spécifique des plantes puisqu’il repose sur l’inhibition d’une voie métabolique (synthèse des acides aminés aromatiques) inexistante dans le monde animal. A priori donc, le glyphosate apparait comme un produit phytosanitaire beaucoup moins dangereux pour l’homme et l’environnement que les insecticides, lesquels empoisonnent le système nerveux des insectes et des mammifères via les mêmes mécanismes.

Le CIRC, seul contre tous
La saga du glyphosate débute en mars 2015 lorsque le centre international de recherche sur le cancer (CIRC), un organisme dépendant de l’OMS, décide de classer le glyphosate dans le groupe 2A, c’est-à-dire parmi les agents probablement cancérogènes pour l’homme. Cette décision du CIRC se fonde sur des études épidémiologiques de type cas-témoins rapportant un excès de lymphome non-hodgkinien lors d’expositions professionnelles à des herbicides à base de glyphosate. Mais comme le reconnait le CIRC, il s’agit de preuves limitées car cet excès de lymphome non-hodgkinien n’est pas confirmé par les premières observations de l’« Agricultural Health Study », une étude de cohorte prospective menée aux USA sur plus de 50 000 agriculteurs. Ce classement du CIRC va déboucher sur une controverse scientifique sans précédent dans laquelle le CIRC va se retrouver très vite isolé. Pratiquement toutes les autres agences de sécurité sanitaire dans le monde vont prendre le contrepied du CIRC en déclarant le glyphosate cancérogène improbable pour l’homme, la molécule de glyphosate n’ayant pas les caractéristiques d’un agent génotoxique ou d’un perturbateur endocrinien. Parmi ces agences, citons les deux principales agences de l’union européenne en charge des risques sanitaires à savoir l’autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) et l’agence européenne des produits chimiques (ECHA) auxquelles est venue s’ajouter en janvier de cette année l’agence américaine de protection de l’environnement (EPA). A souligner que la controverse existe même au sein de l’OMS puisque le comité mixte d’experts pour l’alimentation de l’OMS et de la FAO qualifie également le glyphosate de cancérogène improbable pour l’homme. Entre temps, fin 2017, la dernière mise à jour des résultats de l’ Agricultural Health Study était publiée confirmant l’absence d’association entre le glyphosate et le lymphome non-hodgkinien.

Des conflits d’intérêt à géométrie variable
Comment expliquer cette totale discordance entre les conclusions du CIRC et celles des autres agences internationales de sécurité sanitaire ? Certes, lorsque les preuves sont limitées, la décision d’un comité scientifique dépend en grande partie du jugement personnel des experts avec les inévitables risques de conflit d’intérêts tant décriés dans les médias. Lorsqu’on songe aux énormes enjeux financiers qu’implique l’interdiction du glyphosate, on peut légitimement craindre un intense lobbying de la part des industriels. Mais encore faudrait-il que ce lobbying soit particulièrement efficace pour réussir à infléchir les avis de la majorité des agences sanitaires dans le monde sachant qu’elles ont toutes considérablement renforcé les procédures garantissant l’indépendance des experts avec dans certains cas des sanctions à la clef.

L’industrie n’est cependant pas la seule source possible de conflit d’intérêts. Aux USA en particulier, le classement d’un agent comme cancérogène avéré ou probable pour l’homme ouvre la voie à d’importants procès en indemnisation qui sont une véritable mine d’or pour certains bureaux d’avocats. Cette situation peut être une source de conflit d’intérêt si d’aventure un expert ayant contribué à la classification d’un agent cancérogène avait par la suite la possibilité d’aider un bureau d’avocats œuvrant à l’indemnisation des victimes. On peut aussi penser que certains experts ne sont pas insensibles à la pression de l’opinion publique très remontée contre le glyphosate (et Monsanto) ou encore aux retombées médiatiques découlant du classement en cancérogène pour l’homme du pesticide phare du géant américain. Bref, on l’aura compris, dans un dossier comme celui du glyphosate, les sources possibles de conflit d’intérêts ne manquent pas.

Le précédent du café
Une autre hypothèse qui pourrait très bien expliquer la controverse au sujet du glyphosate est celle d’un sur-classement pour des raisons méthodologiques. D’abord, dans son évaluation, le CIRC a considéré aussi bien le glyphosate en tant que principe actif que les préparations commerciales à base de glyphosate, lesquelles contiennent divers co-formulants destinés entre autres à faciliter l’absorption foliaire du glyphosate. Ainsi, selon l’EFSA, la génotoxicité du glyphosate décrite dans certaines études ne serait pas due au glyphosate mais à certains co-formulants. Autre élément, le classement du glyphosate dans le groupe 2A repose uniquement sur des études cas-témoins habituellement moins probantes que les études prospectives en raison des nombreux biais possibles liés au fait que l’évaluation de l’exposition se fait de façon rétrospective. L’hypothèse d’un sur-classement méthodologique du glyphosate par le CIRC est d’autant plus plausible qu’il y eut des précédents dont le dernier en date était celui du café.

Pendant de nombreuses années, le CIRC a classé le café parmi les cancérogènes possibles pour l’homme (groupe 2B). En 2016, cependant, le CIRC dut revoir sa copie et déclasser le café lorsqu’il s’avéra que le risque de cancer pour l’œsophage n’était pas lié au café mais à la température élevée de la boisson. L’association entre café et cancer de l’œsophage était donc une association secondaire due à un facteur confondant à savoir la température élevée de certains cafés. Les boissons très chaudes et pas uniquement celles à base de café (plus de 65°C) sont à présent dans le groupe 2A à côté du glyphosate.

L’arbre qui cache la forêt
Dès la publication du rapport du CIRC, des responsables politiques et diverses associations ou groupes de pression sont montées au créneau pour réclamer l’interdiction du glyphosate et le recours à des méthodes de désherbage alternatives. Dans bien des cas le discours politique se caractérise par une double distorsion des données scientifiques. Dans un premier temps, les risques de cancer évoqués par le CIRC du glyphosate sont extrapolés à l’ensemble à la population générale alors qu’il s’agit d’un cancer du sang très particulier que le CIRC associe uniquement à des expositions professionnelles. Dans un deuxième temps, le discours se met à invoquer le principe de précaution dès lors qu’il apparait que les conclusions du CIRC sont contestées par pratiquement toutes les autres agences de sécurité sanitaire. Certes, la référence au principe de précaution peut se justifier lorsqu’il s’agit de gérer les risques de substances susceptibles d’agir à très faibles doses (ex : agent génotoxique ou perturbateur endocrinien) et pour lesquelles on dispose de très peu de données chez l’homme. Mais, en l’occurrence, dans le cas du glyphosate, on a un recul d’exposition humaine de plus de 40 ans et l’on dispose de suffisamment d’études chez l’homme et l’animal pour en apprécier raisonnablement les risques. Dans le cas du glyphosate comme de bien d’autres contaminants, en réalité on voit se profiler d’inquiétantes dérives dans la communication et la gestion des risques.

Un rejet de l’expertise scientifique
Il y a d’abord une forme de défiance à l’égard de l’expertise scientifique menée par les agences officielles de sécurité de l’environnement ou de l’alimentation. Certains groupes politiques ont même décidé de porter cette défiance sur le terrain judiciaire en déposant plainte contre leurs propres agences sanitaires. C’est un phénomène inquiétant car ce rejet de l’expertise scientifique est en quelque sorte un rejet de la science qui laisse la voie libre à l’instrumentalisation des risques par diverses parties prenantes. Plus inquiétant encore, le débat sur le glyphosate et de façon générale sur les résidus de pesticides a pour effet de détourner l’attention du public des vrais risques de cancers liés à notre alimentation. Il faut rappeler que la consommation régulière de fruits et légumes (notre principale source de pesticides) réduit les risques de cancer et de maladies cardio-vasculaire de pratiquement 30%. Cet effet protecteur fut mis en évidence il y a plus de 40 ans, à une époque où pourtant on utilisait des pesticides bien plus dangereux avec des normes moins sévères voire inexistantes. Faut-il aussi rappeler que dans la classification du CIRC le groupe 2A comporte, à côté du glyphosate, la viande rouge et que nos charcuteries trônent dans le groupe 1 des cancérogènes avérés en compagnie de l’amiante et de la fumée de cigarette. Dans le groupe 2 A des cancérogènes probables, on retrouve aussi l’acrylamide, un cancérogène génotoxique qui se forme inévitablement lorsque nous cuisons nos frites, chips, baguettes, pistolets et pâtisseries. Les doses d’acrylamide que nous absorbons quotidiennement sont plus bien importantes que celles du glyphosate. Et pour ces cancérogènes issus de la cuisson et transformation des aliments, il ne s’agit pas de risques professionnels mais de risques qui touchent l’ensemble de la population. Dans la prévention des risque de cancer liés à notre alimentation, le glyphosate est plus que jamais l’arbre qui cache la forêt.

* Directeur de recherches FNRS,
Professeur à l’Université catholique de Louvain, Belgique