Environnement et facteurs dégradant la santé

L’Humanité - BORDELAIS. LE PESTICIDE N’ARROSE PAS QUE LA VIGNE

Avril 2019, par Info santé sécu social

Jeudi, 11 Avril, 2019
Alexandra Chaignon

L’Humanité publie, en exclusivité, une étude réalisée dans le Médoc par deux associations auprès de femmes enceintes, d’enfants et de salariés des vignobles. Celle-ci révèle une contamination aux fongicides les plus dangereux. À mille lieues de l’affichage des organismes viticoles.

« Ça fait vraiment peur. On ne pense pas que l’on est autant exposé au danger, mais malheureusement oui… Je vais en parler à mon médecin. » Ce témoignage provient d’une travailleuse de la vigne du Médoc. Anonyme. Le raisin étant le poumon économique de la région, remettre en question les pratiques des viticulteurs reste en effet tabou. Il y a quelques mois, elle a accepté de participer à une enquête d’exposition aux produits phytosanitaires, menée par le Collectif Info Médoc Pesticides et l’association Eva pour la vie. L’objectif : voir si ces molécules, et notamment les plus dangereuses, diminuent dans l’usage viticole, comme le prétendent les organisations bordelaises.

Pour cette salariée, les résultats sont malheureusement à la hauteur de ses angoisses, avec un taux de fenhexamide (un fongicide utilisé pour traiter la vigne) plus de 12 fois supérieur à la norme ! « Les résultats parlent d’eux-mêmes, observe Marie-Lys Bibeyran, la présidente du Collectif Info Médoc Pesticides. La réalité du terrain est implacable et alarmante. Encore une fois. » En février 2013, une enquête similaire menée par l’ONG Générations futures avait en effet révélé une forte contamination de personnes pourtant exposées aux pesticides de manière indirecte. « Cinq ans après, on voulait savoir où nous en sommes », précise-t-elle, se gardant bien de comparer les deux démarches, faute de conditions identiques.

« Je ne crois que le terrain et ce n’est pas brillant »
L’analyse globale des échantillons de cheveux de l’ensemble des personnes testées – dix riverains (cinq femmes enceintes et cinq enfants) et un groupe de dix travailleurs viticoles, qui ne manipulent ni ne font les traitements, tous répartis sur onze communes du Médoc – indique des résultats peu encourageants : sur les 30 pesticides recherchés, 53 % ont été détectés. Et, parmi eux, 37,5 % sont des cancérigènes possibles, 69 % des reprotoxiques possibles et 37,5 % des perturbateurs endocriniens suspectés. Et surtout 81 % d’entre eux sont classés CMR, pour cancérigènes (pouvant entraîner un cancer), mutagènes (entraînant des mutations génétiques) et reprotoxiques (altérant la fertilité). « Les entreprises viticoles du Médoc veulent faire croire que leurs pratiques ont évolué et que les molécules les plus dangereuses ne sont plus utilisées. Moi, je ne crois que le terrain. Et ce n’est pas brillant », confie la militante.

Manquement des employeurs aux obligations de sécurité
Alors que, ce printemps, les rangs des vignes sont encore passés du vert à l’orange à force de pulvérisations, force est de constater que les habitants du Médoc restent les grands oubliés, les plus fragiles notamment. Chez les cinq femmes enceintes, 10 pesticides ont ainsi été retrouvés, dont 50 % sont suspectés d’être des perturbateurs endocriniens, qui ont la capacité d’altérer le fonctionnement du système hormonal. Des résultats d’autant plus inquiétants qu’il est scientifiquement acquis que l’exposition du fœtus à ces molécules chimiques peut induire des pathologies pour le bébé.

Pour les enfants, âgés de 3 à 15 ans au moment du prélèvement, 7 pesticides ont été détectés sur 30, dont le Diuron, interdit depuis 2008 ! L’échantillon le plus contaminé concerne un enfant de 10 ans, en pleine croissance, chez qui on a détecté 4 reprotoxiques, 3 cancérigènes et 3 perturbateurs endocriniens. « Ces résultats sont à mettre en parallèle aux scandales sanitaires : les bébés nés sans bras, les excès de cancers pédiatriques à Sainte-Pazanne, après l’affaire de Preignac. C’est une bombe à retardement », prévient Marie-Lys Bibeyran.

Mais, sans surprise, ce sont les salariés viticoles qui demeurent les plus « contaminés » : chez eux, 14 pesticides ont été détectés, dont 7 ont été quantifiés, parfois dans des taux anormalement élevés. « Des échantillons sont particulièrement inquiétants, notamment celui de Boscalid (taux 14 fois supérieur) qui peut bloquer une enzyme et provoquer chez l’homme des encéphalopathies sévères et des tumeurs cancéreuses », précise la militante. « Selon l’Inserm, l’exposition aux pesticides peut engendrer des lymphomes non hodgkiniens, la maladie de Parkinson, des myélomes (cancers du sang), des cancers de la prostate. Mais aussi des problèmes de fertilité et des troubles cognitifs », énumère le docteur Pierre-Michel Périnaud, président d’Alerte des médecins sur les pesticides. Un lien que fait d’ailleurs une des ouvrières de la vigne testée : « Les résultats sont en cohérence avec les difficultés que j’ai eues pour avoir mes enfants. (…) Je pense que la présence dans mon corps de ces pesticides est une explication plus que probable. »

« Je suis choquée mais pas surprise, conclut Marie-Lys Bibeyran. La persistance des pesticides pose le problème des pratiques culturales. En clair, on est loin d’être débarrassé des molécules les plus dangereuses, contrairement aux discours. Mais c’est aussi le reflet d’une problématique plus large sur les conditions de travail, avec des manquements délibérés des employeurs à leur obligation de sécurité envers leur personnel. Ce sentiment d’impunité est accentué par le fait qu’il y a peu d’autres sources d’emploi et une tradition de toute-puissance de l’activité viticole sur le territoire médocain. »

Comment faire cesser cette situation d’empoisonnement généralisé ? Pour les militants antipesticides, la solution passe par un changement des pratiques, à commencer par l’interdiction des molécules classées CMR, comme le recommande un rapport de l’ONU, pour aller vers une viticulture biologique ou biodynamique. Pour Valérie Murat, présidente d’Alerte aux toxiques, « une première étape vers la sortie des pesticides serait l’accompagnement gratuit dans des programmes de traitement du vignoble sans CMR ». « Quand on les met en cause, les organismes répondent qu’ils respectent la loi. En un sens, ils ont raison. C’est au législateur de bouger. Il n’est pas normal que, si le danger est avéré, les produits soient encore sur le marché. Il faut revoir les autorisations de mise sur le marché », estime pour sa part Stéphane Le Bot, secrétaire adjoint de l’union locale CGT de Pauillac.

Signe que la situation évolue cependant, la conversion au bio s’accélère : 8 % du vignoble bordelais est désormais conduit en bio. « On constate une tendance, notamment sur les grands crus classés », corrobore Claire Laval, coporte-parole de la Confédération paysanne de Gironde. « La pression de la société a entraîné une vraie prise de conscience sur la dangerosité des produits. Le discours orchestré du “si c’est homologué, c’est que c’est sans danger” avancé par les grandes instances viticoles n’est plus pris pour argent comptant. »

Un décalage entre les annonces et les pratiques réelles
N’en demeure pas moins de fortes oppositions, dissimulées derrière un discours bien rodé sur les « bonnes pratiques environnementales ». Comme le dit la syndicaliste, « il y a toujours un combat d’arrière-garde pour essayer de brouiller les cartes ». Ainsi, selon le Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux (CIVB), « 60 % du vignoble étaient certifié par une démarche HVE (pour haute valeur environnementale – NDLR) en 2017, contre 35 % en 2014 ». La même institution assure aussi qu’entre « 2014 et 2016 le vignoble de Bordeaux a divisé par deux l’utilisation de pesticides classés CMR, soit – 55 % en trois ans ». « La HVE est un outil de communication, mis en place à grand renfort de subventions, qui n’a aucune valeur », poursuit Claire Laval. « Il est non contraignant et ne répond à aucun cahier des charges précis, on peut utiliser des pesticides, y compris des CMR », poursuit Valérie Murat. La preuve par les chiffres : les analyses effectuées par les deux associations montrent le décalage entre les annonces et les pratiques réelles. Comme le conclut François Veillerette, directeur de l’ONG Générations futures, « la révolution de la viticulture bordelaise n’a pas encore eu lieu ».

Alexandra Chaignon