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La Provence : Coronavirus : le "Ségur de la Santé" dans un état critique

Juin 2020, par infosecusanté

La Provence : Coronavirus : le "Ségur de la Santé" dans un état critique

Les négociations sur la grande réforme de la santé patinent, les hospitaliers s’impatientent

Par Sophie Manelli

VENDREDI 12/06/2020

Annulé. Sans préavis. La deuxième des trois réunions plénières du comité Ségur, qui devait délivrer hier un grand "bilan d’étape" des négociations ouvertes le 25 mai par le gouvernement pour transformer en profondeur le système de santé français n’a pas eu lieu. Ainsi en a décidé au dernier moment Nicole Notat, l’ancienne patronne de la CFDT, nommée "comtesse" du "Ségur de la Santé" (du nom de l’avenue du ministère), dont elle pilote les réunions. "Madame Notat a préféré que la journée soit consacrée à un nouveau thème : l’informatisation des hôpitaux..." a annoncé hier le Pr Jean-Luc Jouve, l’un des porte-parole les plus actifs du comité inter-hôpitaux (CIH). Dans l’amphi-HA1 de la Timone, les protestations fusent. Une cinquantaine de soignants, médecins, cadres, personnels infirmiers ont profité de leur temps de pause à la mi-journée pour venir écouter les dernières nouvelles de Paris pour l’hôpital. Et "elles ne sont pas bonnes" annonce d’emblée Jean-Luc Jouve. Laconique, mais cachant mal son exaspération, le chef du pôle pédiatrique de l’AP-HM évoque la manière dont se tiennent les "ateliers" du Ségur, auxquels il participe. Des visioconférences réunissant 40 personnes au minimum, où le temps de parole de chacun est forcément limité à quelques minutes. "Le staff d’Olivier Véran nous a proposé de lui communiquer nos projets, mais on n’a pas accès aux écrits des autres, et c’est l’équipe du ministère qui fait la synthèse", soupire le pédiatre marseillais, qui craint que ce Ségur ne se résume à une "mascarade", où "tout serait déjà plié d’avance entre les technocrates de Bercy et ceux de Matignon".

"On nous prend pour des cons"
Les dernières réunions ne l’ont pas rassuré. "On nous ajoute sans arrêt des thématiques. Mercredi par exemple, c’était la transition écologique à l’hôpital. On a passé une heure à débattre des sacs biodégradables et de la taxe carbone"... Quant à la réforme de gouvernance de l’hôpital, une des revendications fortes de médecins qui réclament une gestion plus médicale de l’hôpital,"le terme même n’est plus utilisé : on parle désormais d’amélioration des conditions de travail et de simplification des organisations". Grognements dans la salle : ce même amphi HA1 de la Timone où se réunissait il y a quelques semaines encore, la cellule de crise biquotidienne de cet hôpital placé en première ligne face à l’épidémie de Covid, qui a réussi en quelques jours à faire face à la vague de malades et au manque de matériel. Ceux qu’Emmanuel Macron a désigné comme des "héros nationaux" savent que sans leur implication et leur sang-froid, rien de cela n’aurait été possible. "Mais on ne peut pas tenir éternellement sur notre sens de l’éthique", enrage un infirmier de réanimation, qui voit déjà se reconstituer le "système d’avant" : le manque de personnel, de lits, la course au matériel, les pressions financières. "Derrière les discours d’émotion de Macron, il y a des technocrates qui nous baladent et nous engagent sur une voie de garage", estime le Pr Jouve. Dans son service, où les petits patients doivent à nouveau être pris en charge au plus vite afin de préserver leur rentrée scolaire en septembre, "9 lits sur 28 sont fermés, par manque de personnel infirmier".

Bref, "le gouvernement doit arrêter de nous prendre pour des c...", lâche une cadre de santé. Et si la prime de 500 à 1 500 euros d’ores et déjà accordée à tous les personnels hospitaliers impliqués dans la crise est appréciée, "cela ne doit pas servir d’emplâtre pour faire oublier tous les problèmes". Des revendications portées par le collectif depuis des mois, mais lancinées depuis des années par les syndicats hospitaliers : revalorisation des salaires et des carrières, au moins pour atteindre la moyenne de l’OCDE, arrêt de la fermeture des lits, embauche de personnel, réforme de la gouvernance.

Lancé le 25 mai, le Ségur de la santé doit rendre ses premières propositions à la mi-juillet. Emmanuel Macron a souhaité aller vite mais cela laisse peu de temps pour de si vastes sujets. Le traitement de choc promis pour l’hôpital se résumera-t-il à une opération de com’ ? C’est la crainte du personnel hospitalier et des syndicats (Sud Santé a déjà claqué la porte), qui appellent à une grande journée de mobilisation le 16 juin. "Le problème c’est qu’on n’est pas des gilets jaunes, on ne va pas bloquer des ronds points et le gouvernement le sait très bien. Quand on est en grève, on travaille quand même sous réquisition, et ce n’est pas de la viande qu’on a entre les mains", dit un médecin. Hier, un nouveau "jeudi de la colère" a rassemblé des blouses blanches devant la Timone et l’hôpital Nord, salués par de nombreux coups de klaxons et applaudissements des passants. Avec la médaille et les primes décernées par le gouvernement, il s’agit pour l’heure des seuls remerciements.

Journée de mobilisation mardi 16 juin
Autre signe de tension, Sud Santé a claqué la porte du "Ségur", dénonçant le "manque de moyens" et de "marge de négociations" de ce "brainstorming national". Une décision qui n’a pas fait d’émules pour le moment chez les autres syndicats, à qui revient la mission de négocier les rémunérations et carrières. "Pour l’heure, rien n’est chiffré. Nous espérons que tout n’est pas décidé d’avance, que la prime n’a pas été donnée pour faire baisser la pression, passer l’été, et que la montagne accouche d’une souris", analyse Audrey Jolibois (FO-AP-HM).

Au CHU de Marseille, une partie des 400 agents (dont 200 soignants) recrutés pour faire face à la crise Covid vont voir leur CDD prolongé. Une bouffée d’oxygène pour le personnel, "épuisé, mais déterminé et plein d’espoir", note Valérie Hébois, infirmière anesthésiste et membre du CIH. "Pendant la crise on s’est enfin rendu compte que quand il y a plus de personnel, bizarrement, ça marche !", souligne Éric Auduy, de la coordination nationale infirmière (CNI). Des renforts qui restent indispensables pour faire face à la ’2e vague’, celle des patients non Covid qu’il faut désormais prendre en charge".

Un appel national unitaire à la mobilisation a été lancé pour le mardi 16 juin, qui sera sans doute partagé par le CIH. Un écueil se présente toutefois : celui de la récupération de la colère de l’hôpital par d’autres mouvements sociaux, voire politiques. "Il ne faudrait pas que nos revendications soient diluées dans d’autres luttes", estime Marie-Dominique Biard (CNI).

Des "héros" bien mal en point
D’après diverses enquêtes, au moins 50 000 soignants en France auraient été contaminés depuis le début de la crise. Le 4 juin, Santé Publique France rapportait 30 258 cas d’infection en milieu hospitalier et 16 300 en Ehpad. On dénombre 16 morts parmi eux. Et ce recensement ne concerne que 1160 hôpitaux sur 3000. La caisse de retraite des médecins de France révèle pour sa part que 6 000 médecins libéraux ont fait, depuis mars, une demande d’indemnisation d’arrêt de travail, soit environ 5% de la profession. 46 d’entre eux sont morts du virus. Pour beaucoup d’autres, cette crise, majeure, soudaine, inédite, laisse des séquelles psychologiques dont on ignore encore la portée. "Cette activité sous forte tension s’est déroulée dans un climat d’angoisse, sous la menace permanente d’un manque de lits, de locaux, de médicaments, de professionnels qualifiés et de dispositifs de protection pour les malades aussi bien que pour le personnel soignant. Médecins, infirmiers et aides-soignants étaient conscients des risques encourus pour eux et pour leurs proches, certains devant vivre en hôtel pour protéger leur famille" , rappelle l’Académie nationale de Médecine. Dans un récent avis, elle préconise un suivi pour tous les soignants qui ont été impliqués. L’Académie s’alarme de leur état psychologique : "Le nombre croissant de décès chez les malades hospitalisés a eu d’importantes répercussions sur le moral des soignants, confrontés aussi à la douleur des familles. Des troubles psychologiques sont observés (hyperémotivité, niveau d’anxiété élevé, insomnies), allant jusqu’au syndrome de stress post-traumatique avec une incoercible répétition diurne et nocturne (cauchemars) des souvenirs les plus pénibles et une angoisse de mort ; liés aux conditions de travail éprouvantes imposées pendant plusieurs mois aux équipes de soins, ils se manifestent chez nombre de soignants après la crise, au moment de la décompression. Méconnaître cette complication ferait le lit de troubles psychiques ultérieurs, entraînant l’incapacité à rester dans une profession de soins, jusqu’à des troubles dépressifs et addictifs avec leur contingent de conduites suicidaires".

L’Académie nationale de médecine a déjà recommandé que les conséquences de la Covid-19 chez les soignants contaminés dans l’exercice de leur métier soient prises en charge au titre des accidents du travail, ou, à plus long terme, au titre des maladies professionnelles indemnisables. Elle recommande, qui plus est, un examen médical systématique par les médecins de prévention, à renouveler pendant trois ans, pour identifier d’éventuels symptômes psychiques, la prescription de mesures thérapeutiques telles que des aménagements transitoires des conditions de travail ou encore la mise en place de groupes de parole.