Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Le Monde - « La politique de "stop and go" que nous menons se révèle extrêmement coûteuse »

Novembre 2020, par Info santé sécu social

Le 2 novembre 2020

L’économiste Camille Landais analyse les spécificités de cette crise difficile à modéliser et plaide pour une adaptation en fonction des données sanitaires.
Camille Landais est professeur d’économie à la London School of Economics et membre du Conseil d’analyse économique rattaché à Matignon. En 2016, il a reçu le Prix du meilleur jeune économiste français et le Philip Leverhulme Prize in Economics.

Emmanuel Macron a annoncé un nouveau confinement, moins strict que celui du printemps, pour, espère-t-il, ne pas confiner l’économie. Est-ce possible ?

La façon qu’on a d’opposer économie et santé est problématique. Ne pas contrôler l’épidémie, c’est s’exposer à un coût humain monstrueux, il n’y a donc pas d’arbitrage à faire. Nous n’avons d’autre choix que d’endiguer l’épidémie. Mais la focalisation sur le coût économique est réductrice. Il faut parler d’un coût social, ou sociétal. Les mesures prises en ce moment nous affectent bien au-delà de ce que l’on a coutume d’appeler économie : elles visent notre capacité à nous déplacer, à voir nos proches, à utiliser les services publics comme l’éducation. Ce sont des dimensions qui ont une valeur immense mais qu’on ne mesure pas dans le PIB. On n’a pas de manière simple de chiffrer ces coûts, alors on a envie de les oublier. Mais on se rend compte que ce sont eux qui déterminent l’acceptation sociale des mesures.

Que voulez-vous dire ?

Nous avons aujourd’hui un arsenal de mesures dont on connaît, plus ou moins, les effets sur la diffusion de l’épidémie : fermer les bars, réduire les réunions de famille, fermer les écoles, les lieux de travail, limiter les déplacements. Mais que connait-on de leur coût sociétal ? A peu près rien ! Les Français préfèrent-ils fêter Noël en famille ou continuer à travailler et à se déplacer normalement ? Pour le savoir, il faudrait associer de façon plus étroite la population, créer un contenu démocratique, aux prises de décisions. Il est impossible d’aller ainsi d’état d’urgence en état d’urgence, sans concertation.

Avons-nous véritablement d’autres options ?

Ces derniers mois ont confirmé quelques faits simples, mais robustes, au sujet de l’épidémie. D’abord le virus est extrêmement contagieux, il est dix fois plus létal que la grippe, il touche toutes les tranches d’âge et la seule solution pour acquérir une sorte d’immunité collective c’est d’avoir un vaccin, qui sera disponible, au mieux, mi-2021.

Autrement dit, le virus est là pour durer. Ce qu’il nous faut penser c’est donc un pilotage de long terme. Il nous faut de la visibilité, de la prévisibilité. Et un cadre démocratique. La politique de « stop and go » que nous menons actuellement, en confinant, déconfinant, reconfinant se révèle in fine extrêmement coûteuse.

Est-ce possible d’avoir de la prévisibilité face à un phénomène aussi inédit ?

La situation est inédite, oui, mais nous avons compris une chose : dès que le « R0 » [le taux de reproduction du coronavirus] bascule au-dessus de 1, c’est le signal que nous aurons une nouvelle vague épidémique. Et ça, nous le savions dès le mois de juillet. A partir de cette donnée, on peut envisager un pilotage à moyen ou à long terme en anticipant toutes les mesures qu’il nous faudra prendre pour répondre à toute augmentation de R0 au-dessus de 1. Cela pourrait ressembler à un système de « cap-and-trade », c’est-à-dire de permis à points.

N’est-ce pas ce que le gouvernement a tenté de faire en disant à la rentrée que nous devrions « vivre avec le virus » ?

Non. Au mois de juillet, en observant le R0 dépasser 1, on a pris des mesures, certes, mais sans se fixer d’objectif clair, de quota. Il y a eu sans doute un péché d’optimisme. On a cru que même en passant au-dessus de 1, les gestes barrières suffiraient ou que le système de « tester et tracer » ferait des miracles. Au final, on a été obligé de prendre des mesures abruptes et extrêmement coûteuses plutôt que de prendre plus fermement des petites mesures dès le départ et de les maintenir. On sait aujourd’hui qu’il y a trop d’externalités en jeu, que freiner le virus ne peut se faire sans mesures contraignantes. Il nous faut donc suivre la même logique que pour l’environnement : s’imposer des quotas en amont pour éviter de payer une facture trop lourde à l’arrivée.

Concrètement qu’est-ce que cela signifie ?

Dans un système de permis à points, nous avons, pour chaque niveau de R0 un menu d’options, un ensemble de points, pour nous maintenir dans les clous : fermer les bars et restaurants rapporte beaucoup de points car les études montrent que cela fait baisser le R0 significativement, empêcher les grands rassemblements, procure aussi beaucoup de points, etc. Ensuite, on laisse la collectivité choisir en avance parmi les différents menus d’options, pour atteindre le quota fixé par les scientifiques.

Mettre en place en permanence de telles mesures restrictives peut-il être acceptable ?

Ce qui me fascine depuis le début de cette épidémie, c’est la formidable responsabilité collective dont fait preuve la population. Les gens sont relativement altruistes, et prêts à accepter des mesures contraignantes pour aider à freiner l’épidémie. Il faut donc associer de façon beaucoup plus étroite les citoyens aux décisions. Le chef de l’Etat ne peut décider seul de ces arbitrages. C’est un problème collectif qui se pose à nous dans la durée. On ne peut, tous les six mois, avoir des mesures aussi extrêmes prises dans une telle opacité démocratique. Il nous faut une concertation citoyenne, sous peine de saper les conditions d’acceptabilité de telles mesures.

Comment mener cette concertation citoyenne ?

Il faudrait sans doute commencer par mener une grande enquête représentative auprès de la population pour mesurer précisément ces coûts. Le problème c’est que le système de représentation traditionnelle comme le Parlement sont peu adaptés a cette question si particulière qu’est le virus. Trop de politique entrerait en jeu. Mais on peut retenir par exemple l’idée de comités citoyens tels que l’Irlande l’a fait pour arbitrer sur des sujets inflammables comme l’avortement, ou comme notre convention citoyenne pour le climat.

Cela peut se faire au niveau local, à partir d’un large comité représentatif de personnes tirées au sort. Ce comité établira la liste des mesures à privilégier pour répondre à différents niveaux de R0 en piochant dans les six ou sept options proposées par le comité scientifique. Cela permet d’instaurer plus de transparence tout en apportant de la visibilité. C’est la seule manière d’embrasser la dimension sociale et non uniquement économique des mesures sanitaires. Sans cela c’est la catastrophe.

Cela ne reste toutefois pas indolore pour l’économie…

Non. Et la derrière pierre angulaire de ce plan est de mettre en place en amont des aides et des transferts pour les secteurs qui seront visés par les mesures décidées à l’avance par la collectivité. Si, par exemple, on décide de fermer les cinémas et les théâtres pour pouvoir passer un Noël en famille, il faut dans ce cas mettre en place tous les transferts nécessaires pour soutenir la culture.

Quels effets à long terme pourra avoir cette pandémie ?

On aura de facto un tissu économique et un marché de l’emploi laminés, et une dette colossale qui pèseront dans les débats pour les dix à quinze années à venir. Mais il y a aussi beaucoup de choses qui ont émergé de cette crise, comme la preuve que des régimes démocratiques peuvent répondre a ces crises inédites, grâce à la responsabilité collective. C’est quelque chose qu’il faut chérir et faire fructifier.

En dépit de cette seconde vague, le gouvernement maintient son plan de relance, n’est-il pas devenu obsolète ?

Dans le plan de relance, beaucoup de choses, comme la baisse des impôts de production ou les programmes d’investissement seront de toute façon lentes à se mettre en place. Mais l’urgence n’est plus là. Il va y avoir des mesures d’urgence absolue à prendre pour sauver le tissu économique et le marché de l’emploi. La question des minima sociaux et de l’accompagnement des plus vulnérables va aussi inévitablement se reposer.

Lors du premier confinement une épargne massive s’est constituée, faut-il s’y attaquer ?

Cette question se posera plus tard quand on évoquera la relance. Et surtout quand nous serons sortis du tunnel et que l’on cherchera à allouer les coûts induits par cette crise. La question de la fiscalité du patrimoine se reposera inévitablement à ce moment-là.