Dans un rapport publié début septembre, Amnesty International évalue à plus de 7 000 le nombre de décès des professionnels de santé consécutifs à la pandémie
Infirmière, médecin, radiologue, agent d’entretien, anesthésiste, pédiatre, réceptionniste, directeur… leurs noms, âges et lieux de travail se suivent dans une liste qui semble infinie. Tous morts du Covid-19
Le site Medscape.com – « premier site d’information pour les médecins et les professionnels de santé dans le monde » – actualise, depuis le début de la pandémie, un « mémorial » pour rendre hommage à celles et ceux qui sont en première ligne, ceux-là même que le grand public applaudissait vigoureusement depuis les balcons au printemps, et qui payent un lourd tribut à cette crise sanitaire inédite.
Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), si les personnels soignants représentent quelque 3 % de la population mondiale – et moins de 2 % dans les pays à revenus faibles ou intermédiaires –, ils comptent pour 14 % des cas d’infection signalés à l’OMS, un chiffre qui atteindrait, dans certains pays, 35 %. Mais, précise l’organisation, « nous ne disposons pas actuellement d’estimation du pourcentage global des décès parmi les agents de santé, seulement quelques informations parcellaires qui ne peuvent en aucun cas donner une vision globale de la situation ». A Genève, où se situe le siège de l’OMS, on évoque des milliers de morts.
« Ces statistiques sont complexes car tous les pays ne disposent pas du même système de remontée d’informations », prévient le docteur Edward Kelley, le directeur soins de santé intégrés de l’agence des Nations unies. De plus, ajoute-t-il, « nous ne savons pas où ces personnes ont été infectées. Dans la grande majorité des cas, il est plus probable que ce soit dans un cadre privé, familial ou dans les transports ».
Dans un rapport présenté le 3 septembre, Amnesty International estimait que plus de 7 000 soignants étaient morts dans le monde des suites d’une infection au Covid-19, « une crise d’une ampleur phénoménale ». Alors qu’à la mi-juillet, ce nombre était de 3 000, cela signifie qu’en deux mois, le nombre de décès de soignants a plus que doublé. « Au moment où la pandémie régressait un peu en France, elle explosait au Mexique, au Brésil, aux Etats-Unis et dans d’autres pays, ce qui explique cette augmentation importante du nombre de décès chez les soignants, qui ont perdu leur vie pour avoir simplement fait leur travail », avance Camille Dechambre, d’Amnesty International, qui suit la situation liée au Covid, notamment les violations des droits à la santé.
Mille trois cent vingt morts au Mexique, 1 077 aux Etats-Unis, 634 au Brésil, 573 en Inde, 240 en Afrique du Sud, 188 en Italie… la liste présentée dans le rapport, concernant 63 pays, est spectaculaire. Pour autant, les chiffres avancés sont probablement sous-évalués dans la mesure où la remontée des informations reste parcellaire. En France, par exemple, le total atteindrait 27 morts. « Alors que le site Medscape compte 27 décès pour la France, Santé publique France n’en annonce que 16. Or, dans le cadre de notre enquête, la Caisse autonome de retraite des médecins de France signalait déjà 26 décès », précise Camille Dechambre.
Des données sous-estimées
Aujourd’hui, la direction générale de la santé (DGS) fait toujours état de « 16 décès chez le personnel salarié en établissements de santé », sachant que 33 210 cas d’infection ont été rapportés chez les professionnels de santé (84 %) et les professionnels non soignants (16 %). Dans le cadre de cette enquête du Groupe d’étude sur le risque d’exposition des soignants aux agents infectieux (Geres), près de 1 200 établissements avaient répondu, soit « 70 % des professionnels exerçant en établissements de santé », reconnaît-on au ministère. Les données ne sont donc pas exhaustives, d’autant que l’enquête est basée sur le volontariat.
Au 22 septembre, le « mémorial » de Medscape.com comportait plus de 2 000 noms, en provenance de quelque 80 pays. Mettre des noms sur les personnels soignants décédés, dire quelques mots de leur histoire, le « mémorial » se construit grâce aux signalements volontaires de la communauté médicale internationale, grâce aussi à des coupures de presse collectées çà ou là qui souvent offrent un visage à la victime.
Sur cette base, dont s’est aussi servi Amnesty International pour rédiger son rapport, l’âge des victimes s’étend de 22 ans à 99 ans. Les soignants décédés qui y sont recensés sont les plus nombreux aux Etats-Unis, avec 379 morts, puis au Mexique, 339 morts. Viennent ensuite l’Italie, la Grande-Bretagne, le Brésil et l’Iran, la France arrivant en quinzième position de ce macabre classement avec 27 morts.
Mais, ici comme pour les autres statistiques existantes, les données sont sous-estimées puisqu’elles reposent sur la capacité, et la volonté, de récolter l’information, qui n’est pas la même dans tous les pays. Ainsi, s’agissant de la Chine, « seuls » 12 noms ont été recensés, auxquels le site ajoute 18 cas dits « anonymes mais localisés », soit une trentaine de morts chez les soignants dans un pays qui comptait, officiellement, 4 738 morts du Covid-19, le 25 septembre. En Somalie, par exemple, explique encore le docteur Kelley, alors que le pays annonçait une centaine de morts dans la population, « de nombreux cimetières sont apparus à la périphérie de Mogadiscio, qui n’étaient pas là avant ».
Au-delà de l’exposition sanitaire due à leur métier, les personnels soignants sont soumis au stress dû à un rythme de travail excessif, à la pression des directions et à l’angoisse de contaminer les malades et leur entourage familial. « Les soignants vivent avec le stress de ramener l’infection à la maison. Et cela touche aussi les personnels chargés de l’entretien, du nettoyage qui, eux, n’ont pas toujours bénéficié des protections individuelles et étaient encore plus exposés », rappelle le docteur Edward Kelley.
Le « mémorial » de Medscape fait également état de suicides parmi les soignants. Ainsi John Mondello, 23 ans, qui, à New York, faisait partie des brigades d’intervention dans les zones infectées et qui, raconte la note qui lui est consacrée, « ne supportait plus son travail et la pression due aux nombres de morts ». Lorna Breen aussi, 49 ans, directrice des services d’urgence dans un hôpital new-yorkais, ou encore cette infirmière italienne d’un hôpital de Monza, Daniella Trezzi, 34 ans. « Bouleversée par la crainte de transmettre le virus à d’autres, apprenant qu’elle était malade », raconte le site, elle a mis fin à ses jours.
Le rapport d’Amnesty International, comme l’OMS, explique cette vulnérabilité, liée, surtout au début de la pandémie, à un manque chronique de moyens de protection dans la plupart des pays cités. L’OMS a réagi et expédié des millions d’unités d’ « équipements de protection individuels » dans 172 pays, respirateurs, masques, écrans faciaux, blouses, gants… Et rappelle aux gouvernements « la nécessité de réduire la charge de travail et le stress, ainsi que d’apporter un soutien psychosocial dans ces circonstances particulières », explique le docteur Edward Kelley.
De son côté, Amnesty International pointe des soignants « réduits au silence, exposés et agressés ». « Les personnels de santé, qui sont en première ligne, doivent être protégés et, à la place, ils sont souvent harcelés, sous pression, voire, dans certains pays, emprisonnés », dénonce Camille Dechambre. Et de signaler les cas de neuf personnes travaillant dans le secteur de la santé qui ont été détenues, accusées de « diffusion de fausses nouvelles », en Egypte. Ou encore de soignants licenciés pour avoir dénoncé leurs conditions de travail et le manque de matériel de protection, par le biais de vidéos, telle Tainika Somerville, aide-soignante dans l’Illinois. Pour garantir la sécurité des patients, il faut assurer celle des agents de santé, appuie l’OMS.
par Rémi Barroux