Environnement et facteurs dégradant la santé

Le Monde - Lubrizol - Quid des échantillons sanguins ? « C’est peu de dire que les leçons de Seveso n’ont guère été retenues »

Octobre 2019, par Info santé sécu social

Samedi 12 octobre 2019, par FOUCART Stéphane

Après l’incendie de Rouen, les autorités se sont lancées dans une frénésie d’échantillonnage où tout doit être contrôlé. Tout, sauf semble-t-il les victimes directes de la catastrophe, note, dans sa chronique, Stéphane Foucart, journaliste au « Monde ».

Le 10 juillet 1976, non loin de Seveso, dans le nord de l’Italie, une explosion secoue une usine de production de substances chlorées destinées à la pharmacie. Un nuage de dioxine (dite TCDD 2,3,7,8) se disperse sur une zone de 18 km2, provoquant des troubles passagers mais aucun décès. Deux semaines plus tard, sous l’impulsion d’un jeune médecin de la région, Paolo Mocarelli, des milliers d’échantillons sanguins étaient prélevés sur les personnes exposées et conservés en chambre froide.

Interrogé sur les décisions à prendre après une catastrophe industrielle comme celle de Lubrizol, M. Mocarelli l’assure : passé l’urgence, prélever des échantillons sanguins sur les populations concernées est « la première chose à faire ». Sans cela, ajoute-t-il, il est impossible d’espérer connaître les conséquences à long terme de la catastrophe, en mettant en regard les résultats des analyses menées sur les individus avec leur destin sanitaire – voire celui de leurs enfants.

Sans cela, comme le note malicieusement l’épidémiologiste Rémy Slama dans son livre Le Mal du dehors (Quae, 2017), on pourrait continuer à penser que la seule victime, indirecte, de l’accident de Seveso, a été l’ancien directeur de l’usine, assassiné par un groupe proche des Brigades rouges en 1980.

« Un programme à long terme de surveillance sanitaire »

En septembre 2018, Paolo Mocarelli (université de Milan-Bicocca), Brenda Eskenazi (université de Californie à Berkeley) et leurs collègues ont rassemblé dans la revue Environment International l’essentiel de la connaissance accumulée sur les conséquences de l’accident de Seveso, et dressent un tableau très différent.

La mortalité par cancer du sein, par exemple, mesurée à partir de 1996, est plus élevée de 60 % parmi les habitants de la zone la plus contaminée, où moins de 800 personnes vivaient au moment de l’accident. La mortalité par cancer du sang est plus que doublée pour les habitants de la zone la plus contaminée, et accrue de 60 % chez ceux de la zone de contamination intermédiaire, où 4 700 personnes vivaient alors.

Le lien strict de causalité avec l’explosion demeurera à jamais indémontrable, mais ce sont là les effets attendus d’une telle exposition. De même, la mortalité par maladie coronarienne chez les hommes ou par hypertension chez les femmes est également augmentée dans des proportions semblables, pour les habitants des zones les plus touchées, dans les décennies suivant l’accident… Des troubles thyroïdiens chez les femmes et une baisse importante de la fertilité chez les hommes exposés avant la puberté aux émanations de l’explosion ont aussi été relevés.

« La recherche épidémiologique n’a été possible à Seveso que grâce à la mise en place d’un programme à long terme de surveillance sanitaire de la population, écrivent Brenda Eskenazi, Paolo Mocarelli et leurs coauteurs. Cela inclut, élément critique, la collecte et le stockage d’échantillons biologiques d’individus affectés. »

Connaissances incommodes

C’est peu de dire que les leçons de Seveso n’ont guère été retenues. En France, après l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen le 26 septembre, les autorités se sont pourtant lancées dans une frénésie d’échantillonnage. L’air, les sols, les eaux de surface, le lait, les œufs, les animaux d’élevage, les cultures : tout doit être contrôlé. Tout, sauf semble-t-il les victimes directes de la catastrophe. A ce jour, aucun plan de prélèvements n’a été conduit sur les populations exposées. Tout est en place pour que des connaissances incommodes ne soient jamais produites, et que tous les événements sanitaires ultérieurs puissent être mis sur le dos, large et confortable, de la fatalité.

Cette tentation est toujours forte. Le 2 octobre, la ministre de la santé, Agnès Buzyn, était interrogée sur France Inter, dans la foulée de l’incendie de Lubrizol, et de la situation confuse qui prévalait alors à Rouen, et l’entretien dériva vers les inquiétudes des Parisiens relatives au plomb. « Il faut savoir rester scientifique, a répondu Mme Buzyn. Nous connaissons très bien la toxicité du plomb et les maladies liées au plomb : s’il y avait des centaines de personnes malades du plomb en France ou à Paris, ça se saurait. Le nombre de personnes contaminées au plomb à Paris est de l’ordre d’une dizaine ou d’une vingtaine par an, et ce sont toujours des gens contaminés par leur logement. »

Tentons une transposition. « S’il y avait des centaines de personnes malades du tabac en France, ça se saurait, pourrait-on affirmer avec un identique aplomb. Le nombre d’hospitalisations chaque année pour cause d’intoxication à la cigarette est presque nul. » La cigarette tue pourtant chaque année plus de 75 000 personnes en France, essentiellement par le biais de cancers et de maladies cardio-vasculaires.

Et le plomb ? Le consensus actuel veut qu’il n’existe pas de seuil d’exposition sans risques. Chaque fraction de microgramme de plomb par litre de sang vient avec ses effets potentiels sur le système nerveux central, les reins, le système cardio-vasculaire, l’appareil reproducteur, l’intestin… Aucune étude récente ne permet – à notre connaissance – de dériver une estimation de sa contribution à la mortalité française.

Mais, aux Etats-Unis, un tel travail a été conduit par l’épidémiologiste Bruce Lanphear (Simon Fraser University) et une équipe de chercheurs américains. Publiés en mars 2018 par la revue The Lancet Public Health et considérés comme solides par la communauté compétente, leurs résultats sont stupéfiants : ils suggèrent qu’outre-Atlantique l’exposition environnementale de la population générale au plomb est responsable de plus de 400 000 morts par an, principalement par maladies cardio-vasculaires. C’est plus de 18 % de la mortalité américaine, soit un décès sur six ! Comme à Seveso ou à Rouen, il faut chercher pour trouver.

Stéphane Foucart