Luttes et mobilisations

Le Monde (Tribune) - « Aux urgences, les soignants grévistes expriment une souffrance jamais atteinte dans leur carrière »

Août 2019, par Info santé sécu social

Les sociologues Fanny Vincent et Pierre-André Juven remarquent, dans une tribune au « Monde », que, si l’ampleur de la grève dans les urgences est sans précédent, les revendications que portent les soignants n’ont rien de nouveau. Il est temps de les entendre.

Loin de faiblir, le mouvement de grève entamé dans les services d’urgences au mois de mars n’a fait que s’amplifier ces dernières semaines. D’une dizaine de services, la mobilisation s’est étendue à plus d’une centaine aujourd’hui, d’après le collectif Inter-Urgences, et la motivation des soignants semble suffisamment robuste pour que le mouvement ne s’essouffle pas aussi facilement que l’espère le gouvernement. Le constat d’un hôpital à bout de souffle est partagé par la totalité des protagonistes : les grévistes bien sûr, les « experts » du système de santé également, mais aussi et surtout les responsables politiques au plus haut sommet de l’Etat. Le président de la République n’a-t-il pas déclaré, le 15 avril 2018, lors d’une interview face à Jean-Jacques Bourdin et Edwy Plenel, que l’hôpital était « étranglé » ?

L’exaspération des soignants grévistes est on ne peut plus nette. Elles (car ce sont majoritairement des femmes, faiblement rémunérées) expriment une souffrance jamais atteinte dans leur carrière, pour certaines longues de plus de vingt ans. Elles racontent les « pleurs dans les vestiaires », les collègues qui « tombent les unes après les autres », les arrêts maladie qui permettent à peine de récupérer de longues périodes d’épuisement physique et mental. Elles détaillent les épreuves quotidiennes : chercher des collègues dans d’autres services pour gérer les flux de patients, assurer l’organisation d’un service sans en avoir les moyens, répondre aux familles qui demandent des nouvelles, chercher du matériel en état de fonctionnement. « Nous avons demandé des pieds à perfusion, des brancards qui roulent, on nous les a refusés », peut-on entendre. La réalité cogne dur aux urgences.

Les grévistes parlent aussi du mépris de leur ministre, Agnès Buzyn, qui aura du mal à faire oublier certaines déclarations, et principalement celle du 4 juin sur France Inter, où, d’un ton moralisateur, elle sermonne les soignants, expliquant qu’être mis en arrêt maladie, « ce n’est pas bien », « c’est dévoyer ce qu’est un arrêt maladie ». Ces soignants ne se sont pourtant pas « mis en arrêt » tout seuls ; ils et elles sont allés consulter des médecins qui ont jugé que leur épuisement professionnel était tel que retourner travailler mettait en cause leur sécurité et celle des patients. Alors qu’en temps « normal » le nombre d’arrêts maladie par an et par agent de la fonction publique hospitalière est à un niveau largement supérieur à la moyenne des autres secteurs (10,2 jours contre 7,9), et que les études du ministère du travail montrent que l’absentéisme pour raisons de santé est corrélé à la dégradation des conditions de travail.

Négocier avec les paramédicaux

Tout se passe comme si les pouvoirs publics n’acceptaient de considérer l’urgence de la situation que lorsque celle-ci finit par être largement médiatisée. Le reste du temps, la surcharge de travail et la fatigue physique et morale qu’elle génère sont invisibilisées et ignorées. Aussi, s’indigner, comme le fait la ministre, d’un report de travail sur les collègues en période de grève paraît bien étrange lorsqu’il s’agit en fait d’une situation habituelle pour les urgences publiques.

Le fait que la ministre ne se soit adressée, pendant plusieurs semaines, qu’aux urgentistes, c’est-à-dire aux médecins, invoquant notamment l’absence de solutions miracles pour résoudre les problèmes de démographie médicale (le temps de formation d’un urgentiste étant de plusieurs années), a aussi été perçu comme une forme de mépris de classe à l’égard de la situation que vivent et dénoncent les paramédicaux, sur qui se reportent, en cascade, les conséquences du manque de temps des médecins. Et alors que le ministère pensait être tiré d’affaire par la mise en place d’une énième commission d’enquête et par des discussions avec SAMU-Urgences de France, les paramédicaux n’ont pas bougé d’un iota. Le collectif Inter-Urgences le dit clairement : c’est avec elles et eux qu’il faudra négocier, sans quoi la mobilisation perdurera.

Réouverture de lits d’hospitalisation

Les soignants portent aujourd’hui trois revendications. La première, qui est affichée comme une priorité absolue, concerne l’augmentation des effectifs, c’est-à-dire la création de postes pérennes, et non pas de CDD de quelques mois. La deuxième porte sur les revalorisations salariales. Néanmoins, celles-ci peuvent prendre deux formes. Si une revalorisation du point d’indice ancrerait durablement une augmentation, la mise en place ou l’augmentation de primes serait une solution bien plus fragile et aléatoire. Une partie n’entrera pas en compte dans le calcul de la retraite, et elles seront laissées à la discrétion des établissements – dont on sait que certains, dans une situation financière particulièrement dégradée, ne pourront pas les verser, alors même que c’est sans doute dans ces établissements que les soignants en ont le plus besoin. Rappelons qu’une infirmière gagne en moyenne entre 1 700 et 1 800 euros net par mois, et qu’une aide-soignante gagne en moyenne 1 400 euros net.

« Entre 2003 et 2016, les capacités d’hospitalisation ont diminué de 64 000 lits, soit une suppression de 13 % »

La troisième revendication concerne l’arrêt de la fermeture et la réouverture des lits d’hospitalisation. Entre 2003 et 2016, les capacités d’hospitalisation ont diminué de 64 000 lits, soit une suppression de 13 %, alors que, dans le même temps, seulement 26 000 lits d’hospitalisation partielle (soit moins de vingt-quatre heures) ont été créés. Le fossé est conséquent. Ce sont, en premier lieu, les patients et les soignants des urgences qui en pâtissent.

Si l’ampleur du mouvement, parti du service d’urgences de l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, mi-mars et aujourd’hui devenu national, est inédite, les revendications que portent les soignants n’ont, elles, rien de nouveau. Ce sont les mêmes depuis plusieurs dizaines d’années (qu’on se souvienne de la grève de 1988 ou de celle de 1991), et cela est dramatique. Les modalités d’action non plus ne sont pas totalement nouvelles. Si la multiplication soudaine des arrêts maladie a pu surprendre et soulever de vives critiques, à Saint-Nazaire par exemple, les infirmiers et les aides soignants se souviennent qu’en 2011 ce sont ces mêmes arrêts qui ont permis d’obtenir 3 postes supplémentaires à l’issue d’un mouvement de grève très dur.

Ce qui se joue aujourd’hui dépasse de loin le cadre local. Il faut à présent que les pouvoirs publics entendent les paramédicaux, et non pas les seuls médecins. Il faut surtout qu’enfin ils acceptent de se départir de leur refus obstiné de répondre aux demandes de moyens humains, matériels et financiers. L’« optimisation des capacités de production » a été atteinte il y a maintenant longtemps. Tous les indicateurs sont dans le rouge. Le « courage politique », ce n’est pas tenir mordicus les comptes publics, c’est penser et agir pour préserver les vies humaines, celles des patients et celles des soignants.

Pierre-André Juven (sociologue) et Fanny Vincent (sociologue)