Les retraites

Le Monde - La réforme des retraites mise à mal par le Covid-19

Avril 2020, par Info santé sécu social

Au sein de la majorité et des organisations syndicales et patronales, beaucoup plaident pour l’abandon du texte

La ré­forme des re­traites a ré­sisté à l’une plus longues grèves de notre his­toire – six à sept se­maines d’ar­rêt de tra­vail à la SNCF et à la RATP. Suc­com­bera-t-elle au Co­vid-19  ? De­puis plu­sieurs jours, une pe­tite mu­sique monte dans les al­lées du pou­voir, ins­til­lant l’idée que ce grand des­sein du quin­quen­nat pour­rait être dé­claré mort et en­terré. Edouard Phi­lippe a contri­bué à don­ner corps à une telle hy­po­thèse. Le 3 avril, sur le pla­teau de TF1, le pre­mier mi­nistre lance : « Nous de­vons sus­pendre au maxi­mum les désac­cords. Le chef de l’Etat a de­mandé une union na­tio­nale. Il a an­noncé la sus­pen­sion d’un cer­tain nombre de ré­formes qui n’ont plus lieu d’être dans la si­tua­tion ac­tuelle. »

Ma­ti­gnon re­fuse de com­men­ter plus avant ce dos­sier, ar­guant se concen­trer ex­clu­si­ve­ment à la ges­tion de la crise sa­ni­taire et à la ré­ces­sion éco­no­mique qui en dé­coule. Idem dans l’en­tou­rage du se­cré­taire d’Etat chargé des re­traites, Laurent Pie­tras­zewski. Mais nom­breux sont ceux qui, au sein de la ma­jo­rité et du gou­ver­ne­ment, n’hé­sitent pas à des­si­ner la pers­pec­tive d’une fin pro­chaine de ce pro­jet, ap­prouvé, début mars, en pre­mière lec­ture à l’As­sem­blée na­tio­nale. Une adop­tion dans la dou­leur, avec l’aide de l’ar­ticle 49.3 de la Consti­tu­tion, qui per­met de faire pas­ser un texte sans vote. « Notre de­voir est de ras­sem­bler tous les Fran­çais au­tour d’un petit nombre de prio­ri­tés, et dans un délai très court, es­time Gilles Le Gendre, pré­sident du groupe LRM du Pa­lais-Bour­bon. Nous de­vrons donc faire des choix. Entre deux ré­formes éga­le­ment utiles, il fau­dra pri­vi­lé­gier celle qui ras­semble le mieux. »

La to­na­lité est la même du côté de Cen­dra Motin, dé­pu­tée LRM de l’Isère et rap­por­teuse de l’un des deux textes – le pro­jet de loi or­ga­nique – ins­ti­tuant le sys­tème uni­ver­sel pro­mis par Em­ma­nuel Ma­cron : « Même si nous n’avions pas le choix, tout le monde est trau­ma­tisé par le 49.3. Re­prendre la ré­forme telle qu’elle a été votée, ce n’est pas une bonne idée. Et je ne pense pas qu’il y ait beau­coup de col­lègues qui aient envie de la dé­fendre telle quelle, même si cela ne veut pas dire qu’il ne faille rien faire. » «  Sur ce sujet, je ne sais rien de dé­fi­ni­tif, glisse un pi­lier de la ma­jo­rité. Mais j’ai du mal à croire que ce débat re­prenne de sitôt.  »

Confi­dences sai­sis­santes

Un mi­nistre se montre beau­coup plus ex­pé­di­tif : « Cette ré­forme était de­ve­nue un bou­let et je ne suis pas cer­tain que dans le pays, il y ait vo­lonté pour qu’on y re­vienne. Cela peut être remis à un pro­chain quin­quen­nat. » Le même sou­ligne qu’il vaut mieux se fo­ca­li­ser sur l’ « in­ves­tis­se­ment dans les ser­vices pu­blics et l’hô­pi­tal ». « Plu­sieurs chan­tiers sont to­ta­le­ment plom­bés po­li­ti­que­ment, abonde un dé­puté LRM. L’as­su­rance-chô­mage, les re­traites : toutes ces ré­formes doivent être aban­don­nées. »

De telles confi­dences sont sai­sis­santes, com­pa­rées à la dé­ter­mi­na­tion dont fai­sait preuve le pou­voir en place. Le 4 mars, M. Phi­lippe as­su­rait que les textes se­raient dé­fi­ni­ti­ve­ment adop­tés « avant l’été ». Après deux an­nées de ges­ta­tion, il ne man­quait plus que quelques étapes : l’exa­men au Sénat et la prise en compte, éven­tuelle, des re­com­man­da­tions faites par la confé­rence sur le fi­nan­ce­ment. Cette ins­tance in­for­melle, à la­quelle par­ti­cipent les par­te­naires so­ciaux, de­vait for­mu­ler, en avril, un « éven­tail » de re­com­man­da­tions pour – entre autres – apu­rer le dé­fi­cit du sys­tème de pen­sions, qui pour­rait at­teindre 12 mil­liards d’eu­ros en 2027. Cet agenda, dont le gou­ver­ne­ment se pré­va­lait il y a un mois et demi, semble au­jour­d’hui dater d’il y a un siècle, voire tenir de la fic­tion. Car un seul im­pé­ra­tif compte, dé­sor­mais : la lutte contre le Co­vid-19. Le 16 mars, en même temps qu’il an­non­çait le confi­ne­ment de la po­pu­la­tion, M. Ma­cron a dé­cidé que « toutes les ré­formes en cours se­raient sus­pen­dues, à com­men­cer par la ré­forme des re­traites ». De la sus­pen­sion à la mise en bière, il n’y au­rait donc qu’un pas  ?

Né­ga­tif, ré­pond, en sub­stance, Guillaume Gouf­fier-Cha, rap­por­teur gé­né­ral LRM du pro­jet de loi, pour qui tout n’est qu’une ques­tion de pa­tience et de « ca­len­drier ». Si ce chan­tier ne consti­tue pas « la prio­rité des prio­ri­tés », il ne faut, à ses yeux, pas le ren­voyer aux ca­lendes grecques. « J’ignore si on peut re­prendre le texte cet été mais il a été adopté à l’As­sem­blée na­tio­nale et doit pour­suivre son che­min au Sénat, as­sène le dé­puté du Val-de-Marne. La crise du co­ro­na­vi­rus n’a pas fait dis­pa­raître les en­jeux sur l’équi­libre bud­gé­taire et la sim­pli­fi­ca­tion por­tés par la ré­forme. » Pré­sident du groupe MoDem de l’As­sem­blée na­tio­nale, Pa­trick Mi­gnola consi­dère que l’am­bi­tion ini­tiale « reste plus que ja­mais d’ac­tua­lité », du fait de « l’ob­jec­tif de jus­tice so­ciale » qu’elle pour­suit. « L’une des in­ten­tions de dé­part est d’aug­men­ter les pe­tites pen­sions des agri­cul­teurs, des in­dé­pen­dants et d’amé­lio­rer celles des femmes, très pré­sentes dans les pro­fes­sions qui sont mon­tées en pre­mière ligne contre l’épi­dé­mie, sou­ligne le dé­puté de Sa­voie. Cette vo­lonté de ré­pa­ra­tion doit se tra­duire par des me­sures, ins­crites dans les pro­chaines lois de fi­nances pour 2021. »

Les avis sont par­ta­gés, parmi les tech­no­crates qui connaissent par­fai­te­ment la thé­ma­tique. « La ré­forme des re­traites est une des pre­mières vic­times – et pas la plus grave – du Co­vid-19, tranche l’un d’eux. Je me de­mande à quel point ça ar­range l’exé­cu­tif. Leur his­toire était mal partie.​Certains doivent être sou­la­gés… » Un autre trouve, au contraire, que la crise ac­tuelle « va­lide to­ta­le­ment l’idée d’un sys­tème uni­ver­sel », parce qu’elle concourt à l’ins­tau­ra­tion d’un « pi­lo­tage glo­ba­lisé » et per­met une so­li­da­rité entre les ca­té­go­ries d’ac­tifs.

Du côté des par­te­naires so­ciaux, la vo­lonté est de tour­ner la page – y com­pris chez les syn­di­cats dits « ré­for­mistes », qui sou­tiennent ou re­gardent avec bien­veillance le prin­cipe d’un sys­tème uni­ver­sel. « Le sujet, quand on sor­tira de la crise, ce sera celui de la co­hé­sion so­ciale, de l’em­ploi, de l’évo­lu­tion du tra­vail, de la lutte contre les in­éga­li­tés, in­dique le se­cré­taire gé­né­ral de la CFDT, Laurent Ber­ger. Nous ne mo­bi­li­se­rons pas notre éner­gie sur la ques­tion des re­traites. Il est exclu de se mettre sur la fi­gure pour ce dos­sier, ça n’au­rait pas de sens. » Le pré­sident de la CFTC, Cyril Cha­ba­nier, « doute », pour sa part, que « l’on re­dé­marre là-des­sus à l’au­tomne, compte tenu de toutes les autres ques­tions qui se po­se­ront à ce mo­ment-là, qu’il s’agisse de la pro­bable mon­tée du chô­mage, du creu­se­ment de la dette pu­blique ou de la dé­gra­da­tion des comptes de la Sécu ».

« La ré­forme n’ira pas au bout »

Au sein des confé­dé­ra­tions hos­tiles à la ré­forme, le pro­pos est en­core plus dé­fi­ni­tif. « L’ur­gence, dans les mois qui viennent, n’est pas de re­mettre de la contro­verse sur ce sujet », dit Yves Vey­rier, le di­ri­geant de FO. « Il ne faut ab­so­lu­ment pas res­sor­tir ce pro­jet de l’ar­moire, il y aura bien d’autres pro­blèmes à gérer, ren­ché­rit Fran­çois Hom­me­ril, le pré­sident de la CFE-CGC. Sinon, ça tien­drait de la pro­vo­ca­tion. » «  La ré­forme n’ira pas au bout  », pro­phé­tise Ca­the­rine Per­ret, la nu­méro deux de la CGT.

Même le pré­sident du Medef, Geof­froy Roux de Bé­zieux, juge que, « très fran­che­ment, ce n’est pas la prio­rité. Quand l’épi­dé­mie aura été maî­tri­sée, dans un ­contexte de ré­ces­sion in­édite, le sujet nu­méro un sera de faire sur­vivre les en­tre­prises et de sau­ver les em­plois ». « Il me semble que l’on aura bien d’autres choses à faire que de re­prendre cette ré­forme qui n’était, à l’ori­gine, pas mo­ti­vée par l’ur­gence mais par un choix ­politique d’une or­ga­ni­sa­tion plus équi­table du sys­tème », en­chaîne Eric Che­vée, vice-pré­sident de la Confé­dé­ra­tion des pe­tites et moyennes en­tre­prises. « Je le dis sans hé­si­ta­tion : cette ré­forme est morte », cer­ti­fie Alain Gri­set, pré­sident de l’Union des en­tre­prises de proxi­mité, pour qui il convient de construire « une sorte d’union na­tio­nale ».

Le pro­jet sera-t-il ex­humé sous une autre forme plus tard  ? Des fi­gures de la ma­jo­rité veulent le croire. « Je suis convaincu que les fon­de­ments de la ré­forme – créer un sys­tème uni­ver­sel par points –, sont bons, dé­fend Sta­nis­las Gue­rini, dé­lé­gué gé­né­ral de LRM. Le pro­jet de re­fon­da­tion que l’on devra pro­po­ser pour l’après-crise nous per­met­tra peut-être de lui don­ner da­van­tage de sens en­core, en liant le sujet des ­retraites à celui des mu­ta­tions du mar­ché du tra­vail. Dans ce cadre, je pense qu’il faut res­ter très ou­verts sur le ca­len­drier. » Tôt ou tard, la ques­tion devra de nou­veau être dé­bat­tue. Avant la pré­si­den­tielle  ? L’ini­tia­tive se­rait plus que té­mé­raire, « mais vous ver­rez que dans deux ans, on fera la re­traite à 65 ans [au lieu de 62, au­jour­d’hui], parce qu’il y aura ­besoin de faire des éco­no­mies… », pro­nos­tique un dé­puté macroniste.​Un autre, issu de l’aile droite de la ma­jo­rité, sug­gère d’ailleurs de ne pas at­tendre : « A titre per­son­nel, j’ar­rê­te­rais cette ré­forme de re­traites à points et je fe­rais une ré­forme avec une me­sure d’âge  ! » Pré­ci­sé­ment ce que sou­hai­tait au dé­part M. Phi­lippe.

L’idée fait bon­dir le nu­méro un d’une cen­trale syn­di­cale : « Vous pen­sez qu’en sor­tant de la crise, il y en a qui vont pro­po­ser 65 ans  ? Il fau­drait être dingo  ! » M. Roux de Bé­zieux, dont l’or­ga­ni­sa­tion a tou­jours dé­fendu une dis­po­si­tion de ce type, ne plaide pas en ce sens, du moins pas à court terme : « Les pro­blèmes fi­nan­ciers n’ont pas dis­paru avec le Covid mais la crise va nous mo­bi­li­ser à 100 % et du­ra­ble­ment. »

« Pour le mo­ment, tout le monde est re­de­venu key­né­sien donc pen­dant un ou deux ans, on va lais­ser cou­ler, dé­crypte une source proche du dos­sier. Mais après la ­présidentielle on fera les comptes et on s’aper­ce­vra que les dé­fi­cits sont beau­coup plus éle­vés que prévu… » Avec le risque que la ­volonté du re­tour à l’équi­libre prenne le pas sur les grands prin­cipes por­tés par M. Ma­cron avant son ar­ri­vée à l’Ely­sée.

par Raphaëlle Besse Des­mou­lières,ber­trand Bis­suel Raphaëlle Besse Des­mou­lières,ber­trand Bis­suel Et Oli­vier Faye