Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Le Monde.fr : A l’hôpital Robert-Debré, l’« explosion » des troubles psychiques chez les enfants

Novembre 2020, par infosecusanté

Le Monde.fr : A l’hôpital Robert-Debré, l’« explosion » des troubles psychiques chez les enfants

Par Pascale Santi

Publié le 26/11/2020

Dans le nord-est de Paris, on constate un doublement des tentatives de suicide chez les mineurs de moins de 15 ans par rapport à l’année dernière.

En ce lundi de novembre, il y a affluence à la consultation d’orientation psychiatrique de l’hôpital pour enfants Robert-Debré, situé dans le nord-est de Paris, l’un des plus gros d’Ile-de-France. Marco (les prénoms ont été changés), 15 ans, qui souffre de trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH), a très mal vécu le premier confinement. Il s’est mis à jouer aux jeux vidéo, a décalé son sommeil. L’idée d’un nouveau confinement, de ne plus pouvoir aller au skate park, de ne plus voir ses amis, l’a paniqué. Il n’est pas retourné au lycée après les vacances de la Toussaint, et a été hospitalisé en raison d’idées suicidaires.

Ce même jour, à quelques couloirs de là, aux urgences pédiatriques, un garçon de 14 ans attend de voir un pédopsychiatre. Il s’est jeté sur les rails d’un train qui, heureusement, est passé de l’autre côté. Quelques jours auparavant, il avait fui l’école et erré, en Ile-de-France.

Depuis la rentrée de septembre, un enfant de moins de 15 ans arrive ainsi presque chaque jour aux urgences de Robert-Debré pour une tentative de suicide, contre environ un tous les trois jours un an avant. Selon un tableau de bord de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) du 19 novembre recensant l’activité hors-Covid des 39 hôpitaux – majoritairement franciliens – du groupe, les hospitalisations en pédiatrie pour raisons psychiatriques ne cessent d’augmenter depuis août. Elles se situaient fin octobre à 3 600, contre 2 400 un an plus tôt, soit une hausse de 50 %.

Crise économique, attentats, incertitude sur l’avenir, scolarité perturbée, etc., les enfants et adolescents sont en première ligne de cette deuxième vague. Le professeur Richard Delorme, qui dirige le service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de Robert-Debré, a adressé un message d’alerte à l’Agence régionale de santé (ARS) d’Ile-de-France et aux autorités sanitaires. Les tentatives de suicide (TS) chez les mineurs de moins de 15 ans enregistrées dans son établissement en septembre-octobre ont doublé par rapport à la même période de 2019, passant de 20 à 40. Les relevés d’idées suicidaires ont augmenté de plus de 100 %. Et cette tendance se poursuit en novembre.

Ces situations complexes surviennent alors que son service est déjà en tension. Le nombre d’urgences pour motif pédopsychiatrique a doublé en dix ans, à environ 2 000 par an. « Depuis début septembre, à chaque fois que je suis appelée aux urgences, c’est pour l’explosion des TS et idées suicidaires, des troubles anxieux », constate le docteur Alicia Cohen-Freoua, de garde ce lundi. « La vague, nous la voyons depuis la rentrée. Nous gérons des situations de crise, avec des enfants à hospitaliser, et pour qui il faut organiser un suivi, nous manquons de lits », constatent Marion Priam et Cathy Gaudin, infirmières.

A l’instar d’autres établissements, ce service de 207 personnes, dont 140 temps plein, souffre d’un manque chronique de personnels, surtout d’infirmiers, et cela depuis plusieurs années, même s’il y a peu d’absentéisme. Une cinquantaine de patients y sont hospitalisés et le nombre de consultations devrait frôler les 10 000 cette année. Les délais pour obtenir un rendez-vous peuvent aller jusqu’à un an.

Inquiet des chiffres de tentatives de suicide, Richard Delorme a voulu en savoir plus. L’équipe s’est plongée dans les registres des urgences. En 2013, il y avait eu 8 TS entre septembre et octobre. Il déplore le manque de données à l’échelon national, alors que plusieurs études menées en Chine, à Taïwan ou en Europe rapportent une augmentation des idées suicidaires et des tentatives de suicide chez l’enfant depuis la pandémie. Aux Etats-Unis, la proportion de visites aux urgences liées à la santé mentale des enfants âgés de 5 à 11 ans et de 12 à 17 ans a augmenté respectivement d’environ 24 % et 31 %, selon des données des Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC), l’autorité sanitaire fédérale, publiées vendredi 13 novembre.

Richard Delorme est conscient que ces chiffres sont à prendre avec des pincettes, au regard de la situation géographique de l’hôpital et de la période, plus propice aux dépressions saisonnières. « Notre hôpital se situe à proximité des arrondissements et zones les plus touchés par le Covid, plus précaires », constate-t-il. Il a pris son téléphone, a interpellé ses collègues. Nombre d’entre eux partagent cette inquiétude - même si la situation varie d’une région ou d’un établissement à l’autre.

Dans la cour du service d’hospitalisation, Sandra, 14 ans, déambule avec son éducatrice, en mâchant les lanières de son sweat-shirt. Elle est arrivée ici trois jours plus tôt pour une TS et des troubles anxieux importants liés au confinement. Trois autres enfants sont là en hôpital de jour afin de réévaluer la prise en charge ou le diagnostic.

Depuis la rentrée, après une baisse de fréquentation de mi-mars à mi-mai, comme dans tous les hôpitaux, « nous voyons des patients avec des troubles plus sévères. C’est comme si on ne voyait plus les petites urgences » – les troubles du comportement, les agitations –, explique le docteur Alicia Cohen-Freoua. « Le confinement de mars a eu un retentissement particulier sur les enfants avec un handicap, perturbant l’accès aux soins et le quotidien des familles d’enfant présentant un trouble du neurodéveloppement », détaille Valérie Vantalon, médecin au sein de l’équipe des troubles du spectre autistique.

Outre l’école fermée, la prise en charge (orthophonie, psychomotricité…) s’est quasiment arrêtée pour les enfants présentant un trouble. Certains établissements (instituts médico-éducatifs…) ont fermé, obligeant les enfants à revenir à la maison. « C’était dur, mon fils de 10 ans, autiste, était réfractaire à toutes les activités avec moi, les parcs étaient fermés, il ne comprenait pas la marche sans but, j’allais parfois faire des tours de périphérique en voiture », se souvient Asma, venue pour une consultation.

« Je ne suis pas une assistante de vie scolaire, je ne suis que maman », dit la mère de Nathan, âgé de 8 ans, venu voir le docteur Vincent Trebossen, pour un déficit de l’attention avec hyperactivité, et touché par une maladie rare. « Nathan a perdu tous ses repères, il a besoin de savoir ce qu’il va se passer le lendemain, le fait d’être vu en visio ne le rassurait pas », dit sa mère. « Sans la mobilisation de l’équipe soignante, ça aurait été la catastrophe, le confinement se serait mal terminé pour toute la famille », raconte Alexandra, mère de Théo, 7 ans et demi, qui souffre de troubles du spectre de l’autisme (TSA) et de trouble attentionnel. « Tout devait être réorganisé, l’arrêt de l’école, de toute la prise en charge, nécessitait que l’on soit avec eux tout le temps », dit Emilie, qui élève seule Maël dans un F2. « Il tournait en rond et les gestes barrières n’étaient pas faciles à gérer ».

Tandis que certaines familles ont plutôt bien géré cette période, d’autres enfants l’ont très mal vécue, faisant face à une augmentation du harcèlement en ligne ; mais aussi à des violences intrafamiliales, dont témoigne la hausse des appels au 119. Afin de venir en aide à ces parents qui devaient prendre en charge seuls leurs enfants, le service s’est réorganisé, ne faisant venir que les patients les plus critiques. Il a publié des conseils sous forme de fiches ou vidéos. Depuis mars, le site a enregistré pas moins de 700 000 connexions, précise le Dr Benjamin Landman, chef de clinique, qui s’est improvisé webmaster le temps du confinement. Une nouvelle version du site, qui s’appellera www.clepsy.fr est prévue dans les jours à venir, grâce à une aide de l’ARS. « Le but est de rendre les parents acteurs de la prise en charge de leurs enfants », résume Benjamin Landman.

Un peu plus loin, l’unité des troubles du comportement alimentaire (TCA), qui accueille des enfants de 7 à 12 ans, avec neuf lits d’hospitalisation, fait face à une augmentation des demandes depuis ce printemps, alors que la situation est déjà habituellement tendue. « Depuis mai-juin, nous avons l’impression que nous avons plus d’enfants avec des TCA restrictifs sévères », explique le docteur Coline Stordeur, chef du pôle des TCA, qui voit aussi, en plus de l’anorexie mentale, davantage d’autres troubles tels que l’émétophobie (phobie des vomissements), et de plus en plus d’enfants très anxieux, avec un trouble obsessionnel compulsif (peur d’attraper le Covid-19 et d’autres maladies) et avec une restriction majeure de l’alimentation.

Une enfant de 10 ans a par exemple rapporté qu’« un voisin est mort du Covid ». « J’ai peur d’être à la rue », a fait valoir un garçon de 9 ans, dont l’un des deux parents venait de perdre son emploi. Pour beaucoup, les capacités d’adaptation au stress sont dépassées, la courbe de poids s’est effondrée au printemps. Un patient de 10 ans a commencé à se restreindre en mars, il a perdu 11 kg. Agée de 10 ans et demi, Malika a été admise quatre jours plus tôt, après un séjour dans un service de pédiatrie générale en Ile-de-France. Déshydratée, elle pèse 22 kg pour 1,40 m, contre 33 kg il y a six mois. « Il faut donner plus de moyens à l’hôpital, ce n’est pas normal d’attendre une place trois semaines », dit sa mère, en consultation en visioconférence avec le docteur Anaël Ayrolles.

Autre conséquence des deux confinements : une aggravation des comportements addictifs liés aux jeux vidéo, mais aussi à tous types d’écrans. « Cela a un impact majeur sur les relations familiales, la scolarité, le sommeil », indique le docteur Benjamin Pitrat. L’addiction aux écrans, qui représentait 10 % de ses consultations il y a sept ans, en représente 90 % aujourd’hui. Dans certains cas, « lorsque les parents arrêtent l’écran, cela amène l’enfant à des crises qui peuvent être impressionnantes : insultes, portes brisées à coups de pied, menaces de suicide… », dit-il.

Le docteur Alexandre Hubert, responsable du centre médico-psychologique (CMP) du 20e arrondissement, affilié à Robert-Debré, s’inquiète de l’aggravation de la crise : « Nous n’avons plus de formes light, nous n’avons que du lourd tout de suite » : une mère qui a perdu son travail a demandé à son fils sa cagnotte pour payer les courses. Ils en sont venus aux mains. La précarisation des familles s’est accentuée dans le 20e. « Si les parents ne savent pas comment ils vont manger, stimuler leur enfant autiste en lui lisant une histoire ne peut être leur priorité », regrette le docteur Hubert, qui projette de repérer de façon précoce les troubles psychiatriques avec une équipe mobile, dans les crèches.

L’histoire d’Amir, 17 ans, condense celle de beaucoup de mineurs isolés, dits « non accompagnés », dont la situation s’est encore précarisée depuis le premier confinement avec la fermeture de structures d’accueil. Arrivé aux urgences pour overdose (cannabis et alcool) et scarifications dans la nuit du jeudi 12 au vendredi 13 novembre, il avait été vu pour la première fois en décembre 2019 à Robert Debré pour des troubles anxieux majeurs. « Il était tombé dans la consommation de stupéfiants, poussé par des gens mal intentionnés », résume Emmanuelle Peyret, addictologue. Amir nous raconte son départ du Maroc, seul, à l’âge de 9 ans, caché sous un autobus, puis passant d’un pays à l’autre. « Tu n’es pas seul, on ne te juge pas », le rassure François-Henry Guillot, éducateur spécialisé dans l’unité d’addictologie. « Depuis la levée du premier confinement, on est débordés par l’arrivée aux urgences de mineurs isolés en overdose de stupéfiants. Certains sont enrôlés dans des réseaux de délinquance, dit Emmanuelle Peyret. Du jamais-vu. »