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Le Monde.fr : Amazon se lance discrètement dans la santé

Février 2020, par infosecusanté

Le Monde.fr : Amazon se lance discrètement dans la santé

Le champion mondial de l’e-commerce a entamé une offensive dans la sphère médicale. Moins visible que celle de Google, sa stratégie, globale, inclut télémédecine, pharmacie et assurance.

Par Alexandre Piquard Publié aujourd’hui à 00h14, mis à jour à 20h38

Imaginons une Américaine nommée Jenna Miller. Après une journée passée le nez pris, elle décide dans la soirée de se soigner. Elle ouvre sur son téléphone l’application Amazon Care et clique sur « discussion en ligne avec une infirmière ». De l’autre côté de l’écran, la soignante est assistée par Health Navigator, un logiciel d’aide au diagnostic et à l’orientation des patients grâce à l’intelligence artificielle. L’infirmière conclut à une sinusite et conseille à Mme Miller de voir un médecin dans les vingt-quatre heures. Le lendemain matin, la malade opte pour une « consultation vidéo », toujours par l’intermédiaire d’Amazon Care.
A distance, le médecin prescrit un antibiotique et un traitement d’accompagnement. L’échange oral est retranscrit à l’écrit par le logiciel de reconnaissance vocale Transcribe. Puis inscrit dans le dossier de la patiente, stocké en ligne par l’hébergeur AWS.
Le soir, Mme Miller reçoit chez elle ses médicaments, livrés par la société Pillpack. Le lendemain matin, sur l’enceinte connectée Echo de sa cuisine, l’assistant vocal Alexa lui rappelle de prendre ses pilules. Le coût des soins est, lui, pris en charge par Haven, l’assureur-santé de l’employeur de Jenna Miller.

Le point commun entre les services mentionnés dans cette fiction est qu’ils appartiennent tous à Amazon. Le champion de l’e-commerce est pourtant plus connu pour la vente de livres, de vêtements ou d’appareils électroniques que comme un acteur de la santé. Après avoir révolutionné le commerce, l’entreprise de Jeff Bezos pourrait-elle bousculer notre accès aux soins médicaux ?

« Porte d’entrée numérique »
Elle n’est pas encore aussi avancée que le suggère le cas d’usage inventé pour Mme Miller : Amazon Care n’est pour l’heure proposée qu’aux seuls employés d’Amazon installés au siège américain de l’entreprise, à Seattle (Etat de Washington).
De même, les premiers produits de l’assureur Haven, cofondé en mars 2019 par Amazon, la banque JPMorgan et le fonds du milliardaire Warren Buffett, Berkshire Hathaway, ne concernent que quelques dizaines de milliers des 1,2 million de salariés de ces trois entreprises, selon l’agence Bloomberg. Enfin, les services mentionnés dans l’exemple ne sont pas tous connectés entre eux, à ce stade.

Mais depuis les premières communications autour d’Haven en janvier 2018, les observateurs spéculent sur la place qu’Amazon pourrait prendre sur le gigantesque marché de la santé (8 400 milliards de dollars, dans le monde, selon le cabinet Research and Markets, soit 7 701 milliards d’euros).
Le géant du Net communique peu. Beaucoup le voient proposer un jour une « porte d’entrée numérique » vers les services de santé. « Jeff Bezos a un actif formidable avec les 120 millions d’abonnés à son programme de fidélité Prime. Imaginez ce que ça va être quand il va lancer Prime Santé – ce qu’il fera, j’en suis convaincu », s’est ainsi enthousiasmé, en novembre 2018, John Doerr, un des premiers investisseurs d’Amazon.

A l’offensive depuis 2016
« En cherchant à devenir assureur, Amazon adopte une stratégie globale dans la santé », décrypte l’analyste Mike Feibus. L’entreprise de Jeff Bezos est même « plus ambitieuse » que d’autres géants du numérique, croit-il.
Google, actif dans le secteur depuis plus de dix ans, a investi dans des activités jusqu’ici séparées : l’allongement de la vie avec sa filiale Calico, les lentilles de contact pour diabétiques avec Verily, l’aide aux médecins par l’intelligence artificielle avec Google Cloud… Apple est surtout connu pour ses montres Apple Watch, qui permettent, notamment, de mesurer la fréquence cardiaque. La force d’Amazon serait son approche centrée sur les consommateurs, intégrée et simple.

Jeff Bezos prépare son offensive dans la santé depuis 2016. Dans la pharmacie, Amazon lance dès le début 2018 Basic Care, une ligne de produits sans ordonnance – du paracétamol aux chewing-gums à la nicotine. Puis rachète, pour 750 millions de dollars, Pillpack. Cela lui apporte des licences de ventes de médicaments aux Etats-Unis.
Côté interface avec le patient, Amazon cofonde en 2019 Haven, lance ensuite Amazon Care, avec un premier prestataire médical pour assurer les consultations, puis rachète Health Navigator. Pour Alexa, des fonctionnalités de santé sont développées par des partenaires : commande d’ordonnances, aide pour faire de l’exercice…

Fortes ambitions
Côté professionnel, AWS, la filiale d’hébergement et de services en ligne d’Amazon, conquiert de nombreux clients : les géants pharmaceutiques Johnson & Johnson ou Pfizer, le spécialiste de l’informatique de santé Cerner… Amazon propose aussi aux hôpitaux du matériel médical, des lits aux cathéters.
Symbole de ses fortes ambitions, Amazon débauche parmi les entreprises du secteur. Sa recrue la plus prestigieuse est Atul Gawande, un chirurgien et professeur à l’université de Harvard. Cet auteur et chroniqueur au magazine The New Yorker prône l’amélioration du système de santé par des petits « changements incrémentaux », à l’opposé d’une « vision héroïque ». Il s’y essaiera en tant que PDG de Haven.

Jusqu’où ira Amazon ? Haven démarchera-t-il un jour d’autres employeurs ? « Si nous trouvons de bonnes solutions, nous allons les partager avec tout le monde », n’a pas caché Jamie Dimon, le PDG de JPMorgan.
« Amazon pourrait à terme créer une sorte de place de marché de services dans la santé, croit même Jeff Becker, analyste chez Forrester. Si vous avez besoin d’une radiographie ou d’une prothèse de hanche, vous pourriez enfin comparer les offres de prestataires agréés, en fonction des coûts et de la qualité. » La santé serait vendue comme une paire de chaussettes…
Respect de la vie privée et du secret médical
Aux Etats-Unis, l’entreprise pourrait tenter de court-circuiter des intermédiaires comme les centrales d’achat de médicaments. Et Haven essayer de remplacer, pour les prestataires de soins, l’onéreuse facturation à l’acte par un système de paiement intégrant des critères de résultats. Enfin, Amazon pourrait, par l’intermédiaire d’Alexa, se lancer dans le suivi en aval des traitements, un territoire convoité.
Le système de santé américain, souvent décrié comme « le plus cher et le moins performant du monde » – il pèse 16,9 % du produit intérieur brut (PIB) du pays –, est particulièrement adapté aux projets d’Amazon. Haven est une réponse à la hausse des coûts pour les employeurs, qui assurent un tiers des salariés aux Etats-Unis. Mais est-il exportable ? En France, avec la Sécurité sociale, la situation est différente.

« La santé est un marché très local, reconnaît Anurag Gupta, analyste chez Gartner. Mais, à terme, il y a pour Amazon une possibilité de bâtir une offre à destination de grands employeurs privés. » De plus, Alexa, AWS ou une interface comme Amazon Care intéresseront hors des Etats-Unis, pense l’analyste. Quant aux médicaments, certains pays dont la France envisagent d’assouplir les règles de vente.
Bien sûr, la percée d’Amazon dans un domaine aussi sensible pose des questions. Le géant de l’e-commerce est déjà sous l’œil des autorités de la concurrence. Dans la santé, outre les questions de souveraineté, le point crucial est le respect de la vie privée et du secret médical. Dans l’hébergement de données de santé, pour se démarquer d’Amazon, Microsoft souligne qu’il se garde d’être à la fois prestataire et concurrent de ses clients…
« Les clients d’AWS gardent la propriété et le contrôle de leurs données, qu’ils peuvent chiffrer », rétorque Amazon. L’entreprise ajoute respecter les réglementations, comme la certification « hébergement de données de santé » en France.

« Positions de force »
Des clients français comme Doctolib confient d’ailleurs des données à AWS. Mais d’autres activités peuvent présenter des risques. Pour Haven ou Amazon Care se pose la question de l’accès des employeurs-assureurs aux informations du salarié.
Alexa recueille aussi beaucoup d’éléments confidentiels. Mais l’utilisateur peut les effacer et l’assistant vocal respecte Hipaa, la réglementation américaine sur les données médicales. « Hipaa est une vieille loi inadaptée, objecte Adrian Gropper, directeur technique de l’association américaine Patient Privacy Rights. Elle autorise de nombreux motifs de transferts de données sans le consentement des patients. » Google a ainsi eu accès aux dossiers de centaines d’hôpitaux américains à l’insu des malades.
De plus, prévient M. Gropper, les algorithmes développés par les géants du numérique pourraient leur assurer « des positions de force ».
Enfin, on peut imaginer qu’Amazon soit tenté par la publicité ciblée. En 2017, l’entreprise a déposé un brevet pour protéger l’idée qu’Alexa puisse détecter, grâce à la voix d’un utilisateur, des maladies comme le rhume, puis proposer un médicament produit par un annonceur, a relevé l’analyste Justin Smith sur son site de veille indépendant sur Amazon. Le groupe répond que ses nombreux dépôts de brevets « ne reflètent pas nécessairement les développements actuels des produits et services ». « La vie privée est de la plus grande importance à nos yeux », assure l’entreprise.
Jeff Bezos a aussi des concurrents
En France, Dominique Pon, nommé par le gouvernement responsable de la transformation numérique en santé, défend une « vision régalienne » comme « alternative » aux solutions des géants du numérique : la puissance publique devrait fixer les règles et créer elle-même « un grand espace numérique garanti où tout l’écosystème puisse proposer ses applications ».
Dans le privé, l’entreprise de Jeff Bezos a aussi des concurrents : d’autres employeurs américains, comme le distributeur Walmart ou la fédération Healthcare Transformation Alliance ; des acteurs de la santé, comme le nouveau géant converti à la télémédecine CVS-Aetna ; des start-up, comme 98point6, Zocdoc ou Doctissimo… Et bien sûr Google ou Apple.
« Amazon et Haven ne sont pas seuls mais ils ont réussi à capter l’air du temps, analyse Marvelle Sullivan, une ancienne de la division santé de JPMorgan. Leur offensive a lancé un débat plus large sur l’avenir du secteur. » Cette consultante indépendante compare Amazon à Tesla dans la voiture électrique : un nouvel arrivant très visible, qui aiguillonne.

Pour la société de veille CB Insights, la question est désormais : « Est-ce qu’Amazon peut installer sa marque grand public dans la santé plus vite que les acteurs du secteur peuvent s’améliorer ? » Dans les deux cas, les patients-citoyens devront rester vigilants.

Alexandre Piquard