Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Le Monde.fr : Après deux mois de confinement, une rancœur encore plus forte accumulée contre le gouvernement

Mai 2020, par infosecusanté

Le Monde.fr : Après deux mois de confinement, une rancœur encore plus forte accumulée contre le gouvernement

« Gilets jaunes », réforme des retraites... la défiance à l’égard du pouvoir n’est pas nouvelle. Mais selon des élus locaux et des hauts fonctionnaires, elle est à un niveau jamais atteint.

Par Raphaëlle Besse Desmoulières et Sylvia Zappi

Publié le 12/05/2020

Les semaines de confinement ont passé et les craintes de se retrouver avec une Cocotte-Minute sociale n’ont cessé de grandir. Elus locaux, syndicalistes, hauts fonctionnaires sont inquiets. Dans quel état d’esprit les Français, confrontés à la pire pandémie du siècle et à une crise économique sans précédent, vont-ils se trouver au moment où le gouvernement incite à la reprise du travail ? Les derniers sondages d’opinion marquent un enracinement patent d’une colère à l’égard de l’exécutif et de sa gestion de la crise sanitaire : selon une enquête du Cevipof, menée entre le 2 et le 7 avril, ce sentiment serait partagé par 53 % des personnes interrogées.

Cette défiance à l’égard du pouvoir n’est pas nouvelle. Le mouvement des « gilets jaunes » avait déjà révélé un mécontentement social des classes populaires sans équivalent. La mobilisation importante contre la réforme des retraites de l’hiver avait démontré que ce rejet de la politique du gouvernement était très partagé chez les salariés. Délicat de faire des pronostics sur une nouvelle explosion sociale mais la vigilance est de mise au gouvernement. Un haut fonctionnaire, rattaché au ministère de l’intérieur, en convient : « Il est difficile de lire dans la boule de cristal. Cependant, on voit bien que la fracturation de la société se creuse encore, l’affaiblissement de l’autorité de l’Etat s’accroît. La période “gilet jaune” n’est pas cicatrisée. »

Les échos recueillis auprès des élus locaux ne sont guère plus optimistes. Partout, ils sentent une défiance et une perte de crédibilité de la parole publique à un niveau jamais atteint. Et alors que les territoires ont été inégalement touchés par l’épidémie de Covid-19 et que tout le monde n’a pas la même expérience du confinement, ils témoignent tous d’une exaspération très présente. « Le nombre de mails et courriers reçus à ma permanence me disant “on n’a plus confiance” s’est multiplié. L’exécutif est attendu au tournant », assure Boris Vallaud, député (Parti socialiste, PS) des Landes.

Colère et sentiment « d’être pris pour des imbéciles »
Dans un moment vécu avec une émotion aiguë, où chacun est ramené à sa propre situation et celle de ses proches, l’inquiétude est à son comble. L’affaire des masques a été un point de cristallisation majeur : « Les gens ont eu le sentiment d’être pris pour des imbéciles, de n’être pas considérés comme des citoyens qui réfléchissent. Les changements de pied permanents du gouvernement sur l’école ont aussi provoqué du mécontentement », relate Olivier Bianchi, maire socialiste de Clermont-Ferrand.

Même en plein confinement, ce sont mille petits signes qui marquent désappointement et inquiétude. Ici, c’est une queue devant une poste qui s’enflamme quand elle est contrôlée par la police où on entend « c’est toujours nous qu’on contrôle » ; là, ce sont des remarques énervées contre les injonctions à mettre ses enfants à l’école. Les réseaux sociaux sont plein de cette amertume. « Les gens nous disent qu’ils ne croient plus en ces décisions qui viennent de Paris. Les colères s’expriment dans les files d’attente devant les magasins devant le prix des denrées qui s’envole », souligne Pernelle Richardot, adjointe PS au maire de Strasbourg.

Avec des familles confrontées à des budgets nourriture qui explosent et un pouvoir d’achat en baisse, les craintes des élus des quartiers populaires croissent de jour en jour. « Les chiffres de surmortalité et la situation de dénuement en Seine-Saint-Denis ont provoqué un sentiment d’injustice accrue. Cela se traduit par une envie de faire front, une volonté d’agir, comme un renfort de défenses immunitaires. Ceci dit, tout cela est extrêmement fragile et un drame peut tout faire basculer », insiste Stéphane Troussel, président PS du département.

La défiance envers le gouvernement pourrait se durcir en cas de rebond de l’épidémie, note Frédéric Bierry, président (Les Républicains) du conseil départemental du Bas-Rhin : « Elle peut se transformer en ressentiment très fort, car les gens pourraient alors considérer que les pouvoirs publics ont mis en danger leur vie en procédant au déconfinement. »

« “Gilets jaunes” puissance dix »
L’inquiétude sourd aussi dans le monde du travail, durement éprouvé par ces deux mois de confinement. Beaucoup de cols bleus, souvent précaires, se sont rendus dans leur entreprise, la peur au ventre par crainte d’être contaminés, quand d’autres, souvent cadres, ont pu continuer leur activité de chez eux. Sans oublier tous ceux mis à l’arrêt, en chômage partiel. De nouvelles fractures, qui se sont greffées sur celles déjà existantes, risquent de laisser des traces.

En première ligne, soignants, caissières ou éboueurs, applaudis chaque soir, attendent désormais que les promesses de revalorisations sociale et salariale soient tenues. Pour le sondeur Jérôme Sainte-Marie, une fierté nouvelle a vu le jour. « On leur a dit qu’ils étaient formidables et qu’ils avaient tenu le pays, ils vont présenter l’addition », juge-t-il. Déjà, les premières annonces sur les primes sont jugées insuffisantes.

S’il sera compliqué de ne pas satisfaire les revendications d’un monde hospitalier, au front depuis deux mois et déjà en lutte auparavant, les invisibles d’hier pourraient devenir les oubliés de demain. « Les secteurs de la livraison, la grande distribution ou la logistique ne sont pas les mieux organisés syndicalement, indique Baptiste Giraud, maître de conférences en science politique à l’université d’Aix-Marseille. La capacité à organiser une colère sociale va être compliquée, d’autant que le patronat ne va pas être en difficulté pour trouver de la main-d’œuvre. »

L’équation risque quoi qu’il en soit d’être complexe à résoudre pour l’exécutif avec des caisses de l’Etat vides et une dette du pays qui a explosé. « La manière dont le gouvernement va gérer cette période sera déterminante : soit il sait trouver un discours fédérateur sur les perspectives sociales, économiques, fixant des objectifs, des moyens et des règles qui illustrent que les efforts vont être partagés, soit il faut se préparer à l’inattendu », estime un préfet.

Pour Chloé Morin, experte associée à la Fondation Jean-Jaurès, le pouvoir en place devra « aller chercher un symbole de justice sociale pour matérialiser un changement réel ». « S’il ne le fait pas, il se retrouvera avec des “gilets jaunes” puissance dix », avance-t-elle.

Amortisseurs sociaux
A court terme, rares sont pourtant ceux qui voient poindre une explosion sociale. Les amortisseurs sociaux mis en place par l’exécutif remplissent leur office : salaires pris en charge dans le cadre du chômage partiel, report des cotisations sociales, fonds de solidarité pour les indépendants et les TPE… Qu’en sera-t-il demain quand ces filets de protection auront disparu ? Responsable de la CFDT-Métallurgie, Stéphane Destugues perçoit surtout « la peur pour l’emploi » car la relance ne sera pas pour « tout de suite ». Mais « la grogne » peut s’exprimer, pour peu que les salariés soient obligés de travailler plus, sans compensation à la hauteur, ou, à l’inverse, se retrouvent à faire moins d’heures, en y perdant en termes de rémunération.

« Il va y avoir des tensions énormes dans l’industrie », pense, pour sa part, Stéphane Flégeau, secrétaire général adjoint de la CGT-Métallurgie. Selon lui, les réductions des effectifs se profilent déjà. Sans parler de l’indignation que suscitent les effets de la crise sanitaire. « Beaucoup de salariés sont contaminés ou touchés par des décès parmi leurs proches, ajoute-t-il. Certains vont devoir acheter des masques, prendre les transports en commun dans des conditions sanitaires pas au top. »

Si défaillances d’entreprises et licenciements se multiplient, les syndicats risquent cependant d’avoir du mal à mobiliser. « C’est souvent en sortie de récession que les tensions sociales se font jour, rappelle Jérôme Fourquet, directeur du département opinion de l’IFOP. Au cœur de la tempête, chacun a plutôt tendance à défendre son bifteck. Mais on peut avoir comme en 2008-2009 des faits de violence avec des occupations d’usine et des gens qui n’ont plus rien à perdre à l’annonce d’un plan social. »

Pas de doute, pour M. Bierry, le président du conseil départemental du Bas-Rhin, les temps à venir s’annoncent rudes. « Ceux qui sont éloignés de l’emploi vont être encore plus éloignés des perspectives d’embauche, d’autres qui étaient en activité vont perdre leur poste et subir un déclassement. » Autant d’épreuves imposées à une société qui est déjà « fragmentée », selon l’élu : le tout est de savoir si toutes ces gouttes d’eau « feront déborder le vase ».