Europe

Le Monde.fr : Au Royaume-Uni, austérité rime avec santé dégradée

Mars 2020, par infosecusanté

Le Monde.fr : Au Royaume-Uni, austérité rime avec santé dégradée

Plafonnement de l’espérance de vie, taux de pauvreté enfantine important..., une étude met en lumière les effets des politiques de rigueur menées dans le pays.

Par Cécile Ducourtieux

Publié le 05/03/2020

Dénoncer dix années d’austérité conservatrice et les dégâts qu’elle a engendrés dans la société britannique : les travaillistes en ont fait le cœur de leur combat – avec assez peu de succès jusqu’à présent, au regard de leur défaite historique aux élections générales de décembre 2019.

Au-delà des discours partisans, une vaste étude indépendante, publiée le 25 février, établit cependant un lien direct entre les coupes budgétaires décidées par le gouvernement de David Cameron (2010-2016), poursuivies jusqu’à aujourd’hui, et la dégradation de l’état de santé des Britanniques.

Conduite par Sir Michael Marmot, épidémiologiste de renom, professeur à l’University College London, l’étude « Health Equity in England » (égalités face à la santé), parue le 25 février, montre que pour la première fois en un siècle, l’espérance de vie plafonne dans le pays. Constat sans précédent : elle a même reculé pour les femmes des milieux les plus défavorisés, notamment ceux du nord-est de l’Angleterre. « Depuis le début du XXe siècle, elle a connu des améliorations continues, mais depuis 2011, celles-ci ont considérablement ralenti et se sont presque interrompues. C’est choquant », estiment les auteurs en préambule de l’étude.

Ce rapport brosse un tableau plutôt sombre de l’Angleterre (55 millions d’habitants, 85 % de la population du Royaume-Uni), qui mérite d’être décortiqué à l’aube d’un tournant historique. Le Brexit est effectif depuis le 31 janvier, et à la fin de la période de transition, au 31 décembre, le Royaume-Uni sera définitivement délié de ses obligations européennes. Il va enfin pouvoir se réformer, attirer les meilleurs, devenir un champion des high-tech, assurent les Brexiters. Il est au contraire condamné à un inexorable affaiblissement économique et géopolitique, redoutent les proeuropéens.

Pauvreté infantile

En 2008, le gouvernement travailliste de Gordon Brown avait réclamé un premier rapport « Marmot » au professeur du même nom, s’inquiétant d’une société de plus en plus inégalitaire. Rendu début 2010, juste avant la formation du premier gouvernement Cameron (une coalition conservateurs-libéraux-démocrates), il recommandait une approche « universaliste » quoique « proportionnée » : toutes les couches de la population ont besoin de l’aide publique pour leur santé, mais les plus défavorisées requièrent davantage que les autres.

Dix ans plus tard, le constat de M. Marmot reste le même, mais en pire. Revenons sur l’espérance de vie des Britanniques. En 2010, elle était de 78,7 ans pour les hommes à la naissance, et de 82,6 ans pour les femmes. En 2018, elle est passée respectivement à 79,6 et 83,2 ans. Soit des progressions de seulement 0,9 an et 0,6 an. A titre de comparaison, entre 2000 et 2008, les progressions avaient été de 2,2 ans pour les hommes et de 1,5 an pour les femmes.

Et encore, l’écart entre ceux vivant dans les zones les plus défavorisées en Angleterre (nord-est) et ceux des régions plus favorisées est flagrant : il atteint près de dix ans pour les hommes (73,9 ans contre 83,4 ans) et 7,6 années (78,7 ans contre 86,3 ans) pour les femmes.

Pire : l’espérance de vie pour les hommes dans les 10 % des environnements les plus défavorisés a diminué, notamment le Yorkshire et le Humber, le nord-est de l’Angleterre. Même constat pour les femmes de cette catégorie : leur espérance de vie baisse partout sauf à Londres, à l’ouest des Midlands et dans le nord-ouest de l’Angleterre.

Comment expliquer de telles disparités et régressions ? Le rapport Marmot pointe une dégradation des « déterminants sociaux de la santé » : pauvreté infantile, coupes dans les dotations à l’éducation, etc. Là encore, les chiffres sont choquants.

Coût de l’immobilier

Le Royaume-Uni est un des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) présentant la plus forte proportion d’enfants vivant sous le seuil de pauvreté (c’est-à-dire dans des foyers disposant de moins de 60 % du revenu médian national). En prenant en compte les coûts de l’immobilier, le taux de pauvreté enfantine en Angleterre est en moyenne de 30 % et grimpe à 37 % à Londres en 2018, le plus élevé du pays. Ces chiffres risquent de se détériorer si les politiques actuelles ne sont pas radicalement revues. M. Marmot cite l’Institute for Fiscal Studies, qui prédit qu’en moyenne, la pauvreté enfantine atteindra 36,6 % en 2021 dans tout le Royaume-Uni.

Les fonds alloués aux autorités locales pour les services à l’enfance et à l’adolescence ont eux fondu de 3 milliards de livres sterling (3,5 milliards d’euros) entre 2010-2011 et 2017-2018, soit une coupe de 29 %. Les allocations du ministère du logement aux autorités locales ont chuté de 77 % entre 2009-2010 et 2018-2019. Les fonds nationaux et locaux versés aux écoles ont baissé de 8 % par écolier en Angleterre entre 2009-2010 et 2018-2019.

Or, ce sont les milieux les plus défavorisés qui ont subi les plus fortes coupes budgétaires. Un exemple : en 2007-2008, 45 % de toutes les dépenses gouvernementales liées à la petite enfance allaient aux familles à faibles revenus. En 2018, cette part est tombée à 27 %.

La dégradation de la qualité des emplois a aussi pu peser sur la santé des Britanniques. Le taux d’emploi a certes augmenté depuis 2010 mais les contrats « zéro heure » (sans durée minimale de travail) et les emplois précaires aussi. A l’automne 2018, près de 900 000 personnes dépendaient de contrats « zéro heure » contre 168 000 en 2010. Quant aux salaires réels, ils n’ont pas retrouvé leurs niveaux d’avant la crise de 2008.

Même impact négatif de l’immobilier : les prix sont tels, notamment dans le Grand Londres, qu’ils poussent des familles entières sous le seuil de pauvreté. Il faut dire que seulement 5 380 nouveaux logements sociaux ont été mis sur le marché de la location en 2016-2017, contre 40 000 en 2010.

« Le secrétaire d’Etat à la santé [Matthew Hancock] a répondu à mon rapport en soulignant que le gouvernement Johnson veut investir davantage dans le NHS [National Health Service, le système de santé britannique], estime Michael Marmot. Mais mon rapport insiste sur le fait que les déterminants sociaux de la santé jouent un rôle bien plus important dans les inégalités face à la santé que le système de santé proprement dit. »

Disparités territoriales

Pour inverser la tendance, le professeur préconise une augmentation substantielle et sur le long terme des allocations aux autorités locales, pour restaurer les services de proximité à leurs niveaux d’avant 2010.

Son rapport dresse aussi, en filigrane, une carte des très grandes disparités de richesses entre les différents territoires britanniques. Un monde sépare le poumon économique londonien et la florissante Angleterre du Sud-Est, des Midlands et du nord de l’Angleterre, régions fortement industrialisées jusque dans les années 1970, mais sacrifiées durant l’ère Thatcher. Sans parler des côtes désertées par le tourisme et les bateaux de pêche.

Ces disparités territoriales sont dénoncées de longue date. Publié juste après le rapport Marmot, le 27 février, une autre étude (menée par la « UK2070 Commission ») appelle à une action politique radicale. » Dans de nombreuses parties du Royaume-Uni, les gens se sentent délaissés, oubliés par la croissance et les opportunités, prévient Lord Kerslake, président de cette instance indépendante et ex-chef de la fonction publique britannique. Cela s’est reflété dans le débat des trois dernières années sur notre futur en Europe. Nous avons devant nous une décennie de ruptures : quitter l’Union européenne, s’adapter au changement climatique, à la quatrième révolution industrielle, qui menacent de renforcer ces divisions. »

Ces populations du nord ont fourni de gros contingents de brexiters lors du référendum de 2016. Elles ont aussi donné massivement leurs voix à Boris Johnson lors des élections générales de décembre 2019 : le premier ministre leur doit sa confortable majorité à la Chambre des communes. Il a promis de leur renvoyer l’ascenseur. Et leur a déjà donné quelques gages, dont le feu vert au colossal projet de train à grande vitesse HS2, censé désenclaver les Midlands. Coût estimé : 106 milliards de livres sterling (122 milliards d’euros). La présentation de son premier budget, prévue le 11 mars, sera un test majeur de son réel engagement en leur faveur.

Son programme de campagne tourne certes le dos à l’austérité, mais les travaillistes dénoncent son manque d’ambition (14 milliards de livres promis pour l’école, recrutement de 50 000 infirmières, construction de quarante nouveaux hôpitaux). La crise due au coronavirus pourrait la limiter encore davantage.

« La politique de Boris Johnson ne va pas changer radicalement les choses, estime Danny Dorling, géographe à l’Université d’Oxford. Il y a de l’argent sur la table, mais pas assez. Ce que le gouvernement construit, avec ses promesses pour les zones les plus défavorisées, ce sont des beaux discours, mais pas davantage. »