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Le Monde.fr : « Cessons de faire des raids contre les hôpitaux une arme de guerre »

Septembre 2016, par infosecusanté

Sylvie Brunel : « Cessons de faire des raids contre les hôpitaux une arme de guerre »

LE MONDE
24.08.2016

Par Sylvie Brunel (Géographe et écrivain, professeur à Paris-Sorbonne)

Yémen, Afghanistan, Syrie… En l’espace d’une année, Médecins sans frontières (MSF) a vu ses hôpitaux systémati­quement bombardés. A chaque fois, l’ONG avait pourtant pris la peine d’indiquer clairement les coordonnées GPS de ses bâtiments et la ­nature de ses activités, chirurgie d’urgence, prise en charge des blessés de guerre, mais aussi soins aux populations civiles.

Quand le 3 octobre 2015, en Afghanistan, l’hôpital de traumatologie de Kunduz fut bombardé par plusieurs raids menés par l’armée américaine, MSF demanda l’ouverture d’une commission d’enquête internationale. En avril 2016, le Pentagone présentait un rapport de 3 000 pages qui défaussait l’US Air Force de toute responsabilité dans cette « malencontreuse combinaison d’erreurs humaines et techniques ». Et le président Obama présentait des excuses pour les 42 morts.

En Syrie, cinq hôpitaux touchés

Mais les faits se sont reproduits depuis. Au Yémen, ce sont les Saoudiens, à la tête d’une coalition de pays arabes sunnites, qui ont bombardé le 15 août l’hôpital d’Abs, prétendant éliminer un bastion de combattants houthistes. En Syrie, cinq hôpitaux au moins ont été bombardés en un an, à Alep, à Millis dans la province d’Idlib, dans celle d’Hadja… Sans parler des installations sanitaires, régulièrement visées par les frappes aériennes. MSF estime qu’au total 7 000 personnes sont mortes et 155 000 personnes ont été blessées dans ces attaques aériennes ciblant les centres de soin.

La situation est dramatique pour les populations civiles, prises au piège dans des villes assiégées. Les convois de nourriture sont bombardés, le personnel médical tué. Parmi les victimes des pilonnages aériens, beaucoup de femmes et d’enfants. Responsables ? Autant l’armée de Bachar Al-Assad et ses soutiens russes et iraniens, que la coalition occidentale mise en route par les Etats-Unis.

Simples « bavures », terme déjà affreux pour des actes entraînant la mort de nombreux civils, de femmes et d’enfants ? Nullement. Le bombardement d’installations sanitaires et d’hôpitaux est devenu une arme de guerre systématique. Ce qui est mis en œuvre, c’est une véritable stratégie militaire visant à empêcher les combattants d’être soignés, à terroriser les populations civiles, à faire fuir les ONG pour qu’aucun témoin ne puisse rapporter au monde la violence des combats et les méthodes employées par ceux qui se réclament du bon droit, voire de la démocratie et de la justice.

Pendant la guerre du Golfe, les morts civiles étaient qualifiées de « dommages collatéraux ». Après l’effondrement de l’Union soviétique, qui a paru consacrer la victoire du « monde libre », l’Occident a prétendu imposer partout sa vision politique et économique. L’aide publique qui soutenait les dictateurs amis s’étant effondrée, l’aide humanitaire l’a remplacée, outil d’influence et de soft power. Elle a connu un âge d’or : plus les Etats détruits par la crise de la dette et l’imposition extérieure de la « bonne gouvernance » s’affaiblissaient, plus le champ d’action de l’humanitaire s’élargissait.

Les ONG deviennent de plus en plus impuissantes à venir en aide aux populations civiles. Elles ne sont plus perçues que comme l’émanation de pays indésirables et honnis. L’humanitaire a été tellement instrumentalisé qu’il en a perdu sa virginité

Mais quand un Etat finit par s’effondrer, les bons Samaritains ne peuvent pas le remplacer. Et la loi de la guerre reprend le dessus. Dans les conflits chaotiques du monde multipolaire, où s’exacerbent les aspirations rivales au leadership, les ONG deviennent de plus en plus impuissantes à venir en aide aux populations civiles. Même indépendantes dans leurs financements et leurs principes d’action, comme MSF, elles incarnent à leur corps défendant une vision du monde et ne sont plus perçues que comme les protagonistes des jeux de pouvoir en lice, l’émanation de pays indésirables et honnis. L’humanitaire a été tellement instrumentalisé qu’il en a perdu sa virginité.

Le droit humanitaire bafoué

Mais attaquer le geste médical, c’est enfreindre un tabou. Les bombardements d’hôpitaux bafouent les principes du droit international humanitaire, né au XIXe siècle avec l’action d’Henry Dunant et la création du Comité international de la Croix-Rouge, deux fois Prix Nobel de la paix. Créer un espace humanitaire dans lequel des organismes apolitiques pouvaient secourir tous les blessés de guerre, mais aussi les victimes civiles, avait été considéré comme une avancée des relations internationales, codifiée par les ­Conventions de Genève de 1949 et les protocoles additionnels de 1977.

En décembre 1988, alors que le rideau de fer vacille, l’Assemblée générale des Nations unies vote à l’una­nimité la résolution 43-131 sur l’« assistance aux victimes de catastrophes et situations d’urgence du même ordre », qui ouvre un espace mondial à l’assistance humanitaire et permet aux secouristes d’entrer sans visa dans le monde soviétique après le terrible séisme d’Arménie. Et en 2005, les Nations unies adopteront en 2005 un texte essentiel sur la « responsabilité de protéger ».

L’Occident complice

Force est de constater qu’aucune de ces conventions n’est aujourd’hui respectée. Tirer sur les ambulances nie l’essence même du droit international humanitaire. Que l’Occident se rende lui aussi complice d’une telle barbarie nous conduit à nous interroger sur la validité de cet espace humanitaire que nous avons voulu bâtir, comme sur les valeurs que nous affirmons défendre. Les grands principes prétendument universels seraient-ils en réalité à géométrie variable, vrais de ce côté-ci de la Méditerranée, du Bosphore et des Balkans, relatifs au-delà ?

En dressant un double standard entre d’un côté « nos » morts, dont nous honorons la mémoire, et de l’autre côté, les innombrables victimes anonymes d’une barbarie commise aussi par l’Occident au nom de la prétendue guerre du « Bien » contre le « Mal », nous attisons les rancœurs et créons une véritable martyrologie, dans un monde musulman en proie à de multiples convulsions. Et donnons à ses plus extrémistes, mais aussi à ses plus désespérés, un motif valable de nous haïr. Nos croisades en appelleront d’autres. Ne ravivons pas la mémoire la plus douloureuse de l’Occident en piétinant cet acte de secourir et de soigner, qui doit être partout respecté en tant que principe intangible de l’humanité.

Sylvie Brunel (Géographe et écrivain, professeur à Paris-Sorbonne)