Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Le Monde.fr : Charlotte Epstein : « Avec cette pandémie, la surveillance du et par le corps a été accélérée et normalisée »

Janvier 2021, par infosecusanté

Le Monde.fr : Charlotte Epstein : « Avec cette pandémie, la surveillance du et par le corps a été accélérée et normalisée »

Charlotte Epstein
Professeure de théorie politique
TRIBUNE

Publié le 14/01/2021

Pour la professeure de théorie politique, le corps est devenu le point d’application du pouvoir étatique et, rappelle-t-elle, « l’histoire de la surveillance le montre, cet appareillage du quotidien n’est pas près d’être démantelé au sortir de la pandémie ».

Les programmes de vaccination commencent à ouvrir la perspective d’une sortie de la pandémie. Cela nous donne l’occasion de revenir sur le rapport entre le corps et l’Etat qui est aux fondements de la modernité politique.

D’un côté, nous assistons aujourd’hui au retour en force de l’Etat. Que ce soit la Chine, qui, après un balbutiement initial, a mobilisé les ressources d’un Etat fort pour contenir la contagion d’abord, puis vacciner ; ou les démocraties dites « libérales », traditionnellement plus sceptiques à l’idée d’interventionnisme, comme l’Australie ou l’Allemagne, partout les politiques de gestion de la pandémie ont été l’occasion pour l’Etat de s’affirmer, y compris aux frontières où on ne l’y voyait plus beaucoup.

En ce début d’année 2021, l’Etat est méconnaissable : il dépense à tour de bras et déploie de grands programmes de vaccination et de soutien à l’emploi. Les anciennes réticences sont tombées, qui empêchaient toute remise en cause des politiques d’austérité instaurées après la crise financière de 2008-2009, et qui semblaient pourtant indélogeables il n’y a pas si longtemps encore.

Ce qui n’a pas empêché des cafouillages (nombreux) dans la gestion de la pandémie ; mais, globalement, l’Etat en sort grandement renforcé. Les projets interétatiques ont eux aussi reçu une nouvelle impulsion, comme la construction européenne, par exemple, qui a fait un bond en avant avec l’adoption de la première dette commune, le 21 juillet 2020.

D’un autre côté, la surveillance du et par le corps a été accélérée et normalisée. Désormais, le corps est traqué, ausculté, mesuré dans les moindres fluctuations de ses températures comme il n’eût été ni acceptable ni possible avant la pandémie. Jamais nous n’en avons su autant sur les anticorps ou les mécanismes de transmission virale ; le corps est devenu une obsession nationale et internationale.

A l’origine de l’Etat
La diffusion généralisée des appareils et autres applications de surveillance des individus dans leur quotidien devient de plus en plus difficile à remettre en question, puisque nous sommes tous censés être impliqués dans la lutte contre la transmission du virus. C’est-à-dire pour un bien commun défini à l’aune du corps. Notre sécurité est devenue corporelle avant tout. Ce corps tant mis en exergue est le point d’application de ce pouvoir étatique accru. De plus, l’histoire de la surveillance le montre, cet appareillage du quotidien n’est pas près d’être démantelé au sortir de la pandémie.

Avant de savoir comment et par où nous voulons en sortir, commençons par tenter de comprendre comment nous en sommes arrivés là. Cette mise en rapport direct, sous l’aiguille du vaccin, entre le corps et l’Etat nous permet de saisir les fondements de celui-ci. J’ai montré par ailleurs comment l’entrée en scène du corps à l’horizon de la philosophie et de la science aux XVIe et XVIIe siècles transforma la façon d’envisager le corps politique et le pouvoir. Il engendra une forme politique nouvelle, l’Etat.

Au XVIIe siècle, le corps apporta l’issue aux guerres de religion qui avaient déchiré l’Europe pendant plus de cent ans. Un siècle épuisé par des conflits interminables sans cesse relancés au (x) nom(s) de la foi comprit qu’un pouvoir se mêlant du salut des âmes était en réalité la cause du problème, le moteur de la guerre. Celui qui se bat au nom de la foi a toujours raison et n’a aucune raison de s’arrêter, puisqu’il trouvera sa récompense dans l’au-delà.

La pensée et la pratique politique convergèrent vers le corps au milieu du siècle. En 1651, Thomas Hobbes publia le Léviathan, l’un des premiers grands traités sur l’Etat. Trois ans plus tôt, les rois d’Europe s’étaient réunis en Westphalie pour signer le traité qui mit fin aux guerres de religion. Ils renonçaient non seulement à la possibilité d’étendre leurs royaumes, mais surtout à l’âme comme champ d’application du pouvoir.

« A chaque roi, sa religion » (« cujus regio, ejus religio ») était la devise du traité. En reconnaissant à chaque roi la prérogative de choisir la religion officielle de son royaume, elle mettait les âmes hors de leur portée ; officiellement, celles des sujets des autres rois, mais, de fait, celles de leurs propres sujets également. Le traité de paix entérina des pratiques de tolérance qui s’étaient développées malgré la guerre afin que des confessions différentes puissent coexister sur un même territoire.

Recalibrage du pouvoir vers le corps
Cette solution pratique fut étayée au niveau théorique par Thomas Hobbes. Il introduisit le corps biologique dans la réflexion sur le corps politique, matérialisant ainsi une métaphore ancienne. Il n’hésita pas, d’ailleurs, à pousser son matérialisme jusqu’à l’absurde, allant jusqu’à concevoir les notions les plus immatérielles, comme « Dieu », en tant que corps.

Les enjeux étaient de taille : s’il réussissait à convaincre ses contemporains que tout, même Dieu, n’était que corps, il évacuait du même coup l’âme comme lieu possible de l’exercice du pouvoir et réglait ainsi le plus grand problème politique de son époque, la guerre. D’autres développements scientifiques et institutionnels vinrent consolider ce recalibrage du pouvoir vers le corps, notamment la leçon d’anatomie publique, cette grande institution dont il reste peu de traces aujourd’hui mais qui fut l’un des lieux de naissance de l’Etat.

Nous ne sommes plus au XVIIe siècle, bien sûr ; mais nous vivons encore dans des Etats. Revenir sur ces origines nous permet de comprendre pourquoi l’impératif sécuritaire tend à prendre le pas sur toutes les autres obligations de l’Etat, comme la protection des libertés. Au sortir de la pandémie, à nous de réclamer plus que la seule défense de nos bonnes santés.

Charlotte Epstein est professeure de théorie politique et de relations internationales à l’université de Sydney et chercheuse invitée au Centre d’études et de recherches internationales (CERI). Ses recherches portent sur la surveillance et l’Etat. Son dernier ouvrage à paraître en février s’intitule : Birth of the State : The Place of the Body in Crafting Modern Politics (London and New York : Oxford University Press, 352 pages, 25,64 euros)

Charlotte Epstein(Professeure de théorie politique)