Les Ehpads et le grand âge

Le Monde . fr : Conciergerie dans les maisons de retraite : « Ne jamais oublier de vendre de la prestation »

Août 2019, par infosecusanté

Conciergerie dans les maisons de retraite : « Ne jamais oublier de vendre de la prestation »

Isabelle Moreau a travaillé pour Happytal qui propose des services de conciergerie dans des Ehpad. Elle dénonce les pratiques commerciales agressives de la start-up auprès des personnes âgées et de leur famille.
Par Emeline Cazi

Publié le 13 Aout 2019

Tout en poursuivant sa conquête des hôpitaux, la société de conciergerie Happytal s’attelle à proposer ses services aux maisons de retraite. C’est ainsi qu’en 2018 elle s’est rapprochée du groupe Korian, champion européen du grand âge. Des expérimentations sont menées à Paris et Nice, un projet est en cours sur trois établissements, à Tours. Mais cette expansion inquiète les mêmes syndicats et soignants qui s’interrogent à l’hôpital sur des pratiques commerciales menées auprès de personnes fragiles.

Le Monde a justement recueilli le témoignage d’Isabelle Moreau, 58 ans, ancienne de la communication reconvertie dans l’accompagnement des seniors, et qui, au printemps, a postulé pour un CDD de « chargée de clientèle en Ehpad [établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes] ». Il s’agissait justement du projet Korian-Happytal à Tours. Recrutée en mai, elle a mis fin à sa période d’essai au bout de dix-sept jours. Pour des désaccords sur le contrat, explique-t-elle, mais aussi parce qu’elle « ne [se] voyait pas extorquer une prestation à une dame de 90 ans avec des troubles cognitifs. On démarche dans les chambres, sans témoin. Il ne faudrait pas être poursuivi pour abus de faiblesse ».
En répondant à l’annonce, elle pensait bien que maison de retraite et commerce ne faisaient pas forcément bon ménage, mais elle voulait croire « que ça allait améliorer les conditions de vie des résidents ». Elle a vite déchanté. « Ma semaine de formation fut une remise en cause de ma relation d’accompagnante auprès du grand âge. Là, on m’explique qu’il y a une mécanique, des codes, et qu’il faut aboutir à une vente. Tout est calcul, rien n’est naturel. »
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Au concierge, ou plutôt au « référent confort de Korian », tel qu’elle devait se présenter aux familles, revient le soin de proposer aux résidents et à leurs proches la possibilité de faire livrer des fleurs, d’appeler une personne pour les accompagner faire des courses, une promenade, de réserver une séance de réflexologie plantaire.

Construire une base de données
Un cas pratique effectué lors de son dernier jour de formation a particulièrement marqué Isabelle Moreau. « Une nouvelle résidente arrivait. Ses deux filles n’étaient pas d’accord sur le mode d’accompagnement. Celle qui vivait dans le Sud, pleine de culpabilité, voulait savoir en quoi consistait la conciergerie. Comme je devais vendre de la prestation, on me laisse en tête-à-tête avec cette femme. Elle voulait tout prendre. Même une dame de compagnie, deux fois par semaine, alors que l’établissement propose des animations. A la fin, elle veut me présenter sa mère. Et dans la chambre je découvre ma formatrice Happytal aux côtés du gendre, ce dernier “tout heureux de savoir notre mère avec des gens d’une telle qualité relationnelle…” ».

« Mon poste consistait à créer une relation de confiance avec les résidents, devenir la meilleure amie des équipes de l’Ehpad et des familles sans jamais oublier de vendre de la prestation, résume Isabelle Moreau. Je devais mettre l’accent sur les repas invités, le pressing. » Jean Carré, qui a suivi le dossier pour SUD à l’hôpital d’Orléans, déplore qu’« au lieu de régler le problème des effectifs, on fasse venir un prestataire extérieur pour les plantes vertes et le chocolat. C’est autant d’argent que les familles payeront en plus du loyer ».

« On m’a aussi demandé de construire une base de données en renseignant le nom des résidents, leurs habitudes, de préciser s’ils étaient autonomes financièrement, de manière à proposer l’offre commerciale la plus adaptée », poursuit Isabelle Moreau.
Elle a saisi la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) et écrit à l’agence régionale de santé. L’ARS Centre-Val-de-Loire a répondu « ne pas être compétente en la matière ». Au Monde, le groupe Korian a répondu respecter le règlement général sur la protection des données (RGPD) en vigueur.

Emeline Cazi