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Le Monde.fr Coronavirus : comment le professeur Didier Raoult est devenu une figure centrale des théories complotistes

Mars 2020, par infosecusanté

Le Monde.fr Coronavirus : comment le professeur Didier Raoult est devenu une figure centrale des théories complotistes

Les débats autour du traitement à l’hydroxychloroquine pratiqué par ce médecin ont inspiré des théories conspirationnistes, avec une question récurrente : pourquoi n’est-il pas généralisé ?

Par Damien Leloup et Lucie Soullier•

Publié le 28/03/2020

On ne nous dit pas tout. On nous cache des choses. Quelqu’un avait bien intérêt à ce que ça arrive. Depuis trois semaines, et le développement accéléré de l’épidémie de Covid-19 en France, la petite musique complotiste n’a cessé de monter.

Un virus qui touche plus durement les personnes âgées ? C’est un complot du gouvernement pour régler les problèmes des retraites. Le confinement ? Un prétexte pour un coup d’Etat militaire, alors que la contestation sociale battait son plein. L’absence de vaccins, de traitement, de masques ? Un complot, là encore, ourdi au choix par l’Union européenne, la Chine, le gouvernement, telle ou telle entreprise.

Mais depuis une semaine, c’est la personnalité du professeur Didier Raoult qui concentre l’attention des complotistes plus ou moins assumés. La médiatisation et les débats scientifiques autour du traitement à l’hydroxychloroquine, pratiqué par ce médecin à Marseille, ont provoqué un gigantesque appel d’air dans les sphères complotistes. Pourquoi donc ce traitement, soutenu par certaines figures politiques comme le maire de Nice, Christian Estrosi, n’est-il donc pas généralisé ?

Plutôt que de se plonger dans les détails des réserves médicales portant sur le protocole de soin suivi par M. Raoult – dont les premiers résultats sont loin de faire l’unanimité dans la communauté scientifique –, une explication toute trouvée a surgi dans les espaces de discussion en ligne les plus radicaux : celle d’un complot de l’industrie pharmaceutique, le plus souvent avec une forte connotation antisémite. « Les juifs ne peuvent pas gagner de l’argent avec ? Supprimez-le », écrit ainsi un utilisateur de 4chan/b/, forum prisé de l’extrême droite anglophone, dans un fil de discussion expliquant que l’hydroxychloroquine est bon marché.

Omission des réserves scientifiques

La diffusion de ces théories est loin d’être limitée aux forums. Une tribune de Gilbert Collard, publiée le 24 mars sur YouTube mais également sur le site du Rassemblement national (RN), reprend ainsi plusieurs éléments-clés des théories conspirationnistes en vogue sur le coronavirus (dont sa prétendue origine « militaire »), sans jamais les formuler explicitement.

Dans son analyse du texte pour le site Conspiracy Watch, l’historienne Valérie Igounet explique que le député européen RN « use ici d’une rhétorique conspirationniste bien connue consistant à souligner des coïncidences prétendument troublantes ». Et omet de mentionner les réserves scientifiques sur le protocole utilisé par le docteur Raoult, ainsi que certains faits avérés, notamment que le classement de la chloroquine en substance vénéneuse n’a rien à voir avec la pandémie – la décision datait d’il y a plus d’un an. L’ancien député prend, en revanche, le soin de préciser que l’ancien époux d’Agnès Buzyn est l’un des fils de Simone Veil.

« La base du complotisme, c’est d’être suffisamment elliptique pour que chacun puisse mettre ce qu’il veut derrière », renchérit Rudy Reichstadt, fondateur de Conspiracy Watch. Chacun a ainsi pu trouver dans la figure du professeur Raoult une validation de ses propres schémas conspirationnistes.

De Christine Boutin, qui avait, le 11 mars, la « désagréable impression que l’on cache quelque chose », jusqu’à l’UPR, qui pense lire derrière « le triomphe du professeur Raoult » la « gêne » des médias français, de très nombreux élus et courants politiques ont usé de la sémantique complotiste. Plus fréquentes à la droite de la droite, ces allusions n’épargnent pas non plus la gauche de la gauche, très suspicieuse envers l’industrie pharmaceutique ; elles sont également particulièrement fréquentes dans les groupes Facebook du mouvement des « gilets jaunes ».
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Mais si ces théories prospèrent autant, ce n’est pas uniquement parce que la période, anxiogène, les favorise. Elles se nourrissent aussi très directement des choix du gouvernement dans la gestion de l’épidémie. Le maintien du premier tour des élections municipales, à la veille d’un confinement généralisé, a donné des « munitions » rhétoriques aux complotistes affirmant que le gouvernement cherchait à faire des morts, ou au contraire à ceux qui arguaient que la pandémie n’était pas sérieuse.

De même, les déclarations contradictoires sur l’utilité du port du masque, ou les propos d’Agnès Buzyn, qui confiait dans un entretien au Monde, le 17 mars, regretter d’avoir « quitté le ministère de la santé en sachant que les élections n’auraient pas lieu », ont été largement exploitées par les complotistes, note Rudy Reichstadt :

« Cela donne des armes à ceux qui répandent ces théories. Dès le 17 mars, le RN était dans la rhétorique “ils savaient mais n’ont rien fait”, comme si le gouvernement était détenteur d’une vérité secrète. Puis Gilbert Collard dit “elle reconnaît avoir menti”. Jean-Luc Mélenchon parle même “d’aveux”. Ils sont dans la rhétorique “la preuve que…”, alors que ce n’est pas du tout ce que dit Agnès Buzyn. »
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Déclarations fracassantes

Pour les tenants des théories du complot, les critiques contre le professeur Raoult et ses essais thérapeutiques constituent justement autant de « preuves » nouvelles. S’il « dérange », c’est probablement qu’il a raison ; son traitement, simple et bon marché, ne peut être contesté que parce qu’il y aurait des « intérêts occultes » à l’œuvre.

Ce raisonnement a aussi permis aux tenants de la théorie dite « Qanon » – dans laquelle Donald Trump serait le héros d’un complot secret de « vrais patriotes » – d’intégrer la figure du professeur Raoult dans leurs thèses.

Haï de « l’establishment », comme Trump, Didier Raoult fait forcément partie des « héros de l’ombre », estiment-ils. Des rapprochements facilités par les propres déclarations de M. Raoult, qui s’est régulièrement posé en victime de dénigrements de la part des « pontes » parisiens de la santé.

Ses critiques passées du système médical français connaissent d’ailleurs aujourd’hui une deuxième jeunesse – le site russe Sputnik a ainsi exhumé une vidéo de Didier Raoult, vieille de plus de quinze ans, dans laquelle il explique que la France est insuffisamment préparée à une épidémie. Des campagnes de désinformation sur l’épidémie, attribuées par l’Union européenne à la Russie, ont largement circulé en ligne ces dernières semaines.

Mais, avec son parcours atypique et ses multiples déclarations fracassantes au fil des années, Didier Raoult pose aussi des difficultés aux complotistes les plus « durs ». Sur 4chan/b/ou Avenoel, forums populaires auprès des droites les plus extrêmes, on apprécie son look de vieux druide blanc, tout comme ses prises de positions climatosceptiques d’il y a dix ans.

Mais Didier Raoult est également l’auteur d’une tribune publiée dans Le Point qui dénonce la notion de « Français de souche », qualifiée d’absurdité scientifique. Ce texte lui vaut aujourd’hui d’être traité « d’ordure cosmopolite » sur Avenoel, tandis que d’autres sites complotistes et antisémites lui cherchent, depuis plusieurs jours, des liens avec le Mossad israélien.