Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Le Monde.fr : Covid-19 : comment une traque méthodique et intrusive a permis à la Corée du Sud de maîtriser le virus

Décembre 2020, par infosecusanté

Le Monde.fr : Covid-19 : comment une traque méthodique et intrusive a permis à la Corée du Sud de maîtriser le virus

Par Harold Thibault

Publié le 08/12/2020

REPORTAGE

Ce pays de 52 millions d’habitants est parvenu à limiter le bilan à 549 morts depuis le début de la pandémie, tout en maintenant la liberté de circulation.

Le van blanc franchit une à une les avenues du district de Seocho dans le sud de Séoul, prend à droite puis s’engouffre dans une ruelle et s’arrête devant un restaurant. Les deux enquêteurs descendent du véhicule, pénètrent dans la cantine populaire et présentent discrètement à la patronne leur mandat marqué d’un tampon officiel. Ils lui demandent l’accès aux enregistrements des caméras de surveillance des derniers jours, s’assoient dans un coin, font défiler sur un écran de smartphone les images de l’heure du déjeuner du 16 novembre qu’elle leur fournit. Ils passent en accéléré, puis rembobinent et trouvent la scène d’entrée d’un client, la petite vingtaine, mèche sur le côté.

Ils comparent avec la photo qu’ils ont imprimée, confirment que l’heure affichée, 12 heures 58 minutes et 47 secondes, correspond aux relevés de paiement par carte bancaire. « Voilà, c’est lui, c’est notre homme », affirme enfin Lim Dong-hyun, responsable en temps normal de la gestion des caméras de surveillance de l’arrondissement, 46 ans, les cheveux grisonnants, en doudoune noire.

Son équipière, l’épidémiologiste Choi Han-sul, 26 ans, en pull gris, inspecte chaque mouvement de l’étudiant qui a mangé avec une jeune femme et de ceux qui l’ont frôlé : qui lui tournait le dos, qui lui faisait face, à quelle distance, qui portait quel type de masque. Après quelques minutes de visualisation, Lim Dong-hyun s’interroge sur la proximité du couple qui déjeunait à côté : « Eux, ce pourrait être problématique. »

C’est par ce traçage méthodique, intrusif, que la Corée du Sud est parvenue jusqu’à présent à ne pas perdre le fil des cas d’infection au Covid-19. Une traque, associée au déploiement d’une stratégie de tests massifs, à un discours cohérent sur le port du masque et à une quatorzaine stricte à l’entrée sur le territoire, qui a permis de maintenir la liberté de circulation, d’éviter le recours au confinement dur et autres autorisations de sortie qui ont cours en Occident, de maintenir les boutiques et restaurants ouverts, jusqu’à 21 heures ces jours-ci. Et de limiter le bilan humain à 549 morts depuis le début de la crise sanitaire dans ce pays de 52 millions d’habitants, malgré les nouvelles vagues de contamination successives.

Notifications anxiogènes
Cette fois, au restaurant de bouillon de porc ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les autres clients étaient suffisamment éloignés, les serveurs masqués. Choi et Lim concluent qu’une désinfection complète du lieu est nécessaire – une équipe spécialisée interviendra au plus tôt.

Mais pas besoin d’aller jusqu’à envoyer une de ces notifications anxiogènes qui apparaissent avec une sonnerie d’alarme plusieurs fois par jour sur les téléphones des résidents de Séoul. Du type : « Ce mardi entre midi et 12 h 30, si vous étiez au restaurant Jongrim, dans le quartier de Wonhyo, rue Baekbom, allée 87, numéro 32, si vous avez des symptômes, contactez le centre médical du district. » Ces messages contribuent à maintenir la population mobilisée mais ils ont aussi des conséquences pour la réputation des établissements. Les enquêteurs cherchent donc un équilibre.

Choi et Lim poursuivent l’investigation. Ils peuvent accéder à la localisation récente des malades, fournie sur demande par les opérateurs mobiles, aux caméras de surveillance de la police, aux relevés de carte bancaire. « Mais rien ne peut remplacer une enquête de terrain pour établir s’il y a eu un contact rapproché », affirme Choi. Il faut évaluer le plus précisément qui a pu être exposé, pour endiguer la chaîne de contaminations potentielle.

Ils se dirigent maintenant vers un de ces espaces de révision partagés où les étudiants louent une table à l’heure ou à la semaine. Lorsqu’il a détaillé son emploi du temps, le jeune homme contaminé s’est souvenu s’y être rendu une fois dans les deux jours qui ont précédé son dépistage, le 18 novembre, mais les seize caméras de surveillance vont révéler qu’il y est allé une seconde fois. « La mémoire peut jouer des tours, constate Choi Han-sul. Il est très rare que les gens nous mentent, mais ils oublient. » Comme chacun a laissé son numéro de téléphone sur une liste à l’entrée, ou scanné un QR code transmettant ses coordonnées, les cas contacts pourront être joints en quelques minutes.

Après plus de dix mois à vivre avec la pandémie, le système s’est affiné. Les autorités veulent éviter les cas malheureux du printemps. A Séoul, la révélation de contaminations dans un club gay du quartier de la nuit d’Itaewon avait placé nombre d’homosexuels dans la peur d’être victimes d’un « outing » dans une société conservatrice ; le gouvernement avait dû insister sur la garantie d’anonymat pour qu’ils puissent venir se faire tester.

A Gumi, une alerte avait annoncé, le 18 février, qu’une femme de 27 ans, employée de Samsung, avait rendu visite à son « ami » à 23 h 30, qui l’avait contaminée. Elle avait été harcelée ensuite sur les réseaux sociaux. Le maire de la ville était allé jusqu’à donner son nom de famille, les internautes demandaient son adresse exacte. « S’il vous plaît, ne divulguez plus mes informations personnelles », avait-elle imploré, ajoutant qu’elle n’en pouvait plus psychologiquement. D’autres alertes ont identifié les passages au « love motel » de couples illégitimes. Désormais, les alertes ne donnent plus d’âge précis, juste la décennie, et le nom de l’établissement fréquenté plutôt que le profil personnel du cas.

« Au début, c’est sûr qu’il y a eu des interrogations mais le gouvernement a revu sa copie et limite les informations divulguées. Maintenant, j’ai l’impression qu’il y a un consensus au sein de la société sur ces mesures, car le processus, à condition qu’il soit mesuré, permet de limiter le nombre de cas », dit Kim Duk-sun, une femme de 34 ans travaillant dans le BTP. En ce jour de novembre, elle a été convoquée à un test : dans son parcours pour se rendre à la piscine, elle a croisé une personne positive au Covid-19.

Adhésion populaire à la stratégie de lutte
En corrigeant le tir, le gouvernement a conservé la confiance de son peuple, qui, aujourd’hui, accepte toujours les gestes et contraintes qui lui sont imposés. A la différence de l’Europe et des Etats-Unis, où un message officiel parfois brouillon a conduit à questionner la compétence des dirigeants, en Corée du Sud, la plupart des citoyens interrogés sont convaincus du bien-fondé des mesures adoptées. La preuve, à leurs yeux, en est le nombre de morts peu élevé malgré la liberté maintenue d’aller et venir des citoyens et l’ouverture des commerces.

« Ces dix mois d’expérience ont été un apprentissage aigu, mais les règles que nous nous sommes imposées nous ont permis de traverser la pandémie jusqu’à présent. Nous avons le sentiment que l’engagement de la population reste élevé », dit Cho Eun-hee, la maire du district de Seocho.

Sa formule contre le Covid-19, la Corée du Sud l’a tirée de l’expérience douloureuse des épidémies passées : le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), la grippe H1N1, le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS-CoV)… « Il y a cinq endroits sur la planète qui réussissent le traçage épidémiologique : Hongkong, Singapour, Taïwan, la Corée du Sud et la Chine, constate Son Young-rae, le porte-parole du ministère de la santé sud-coréen. Leur point commun est d’avoir traversé deux ou trois de ces épidémies. »

Le SRAS avait fait plus de 800 morts et 8 000 contaminés en Asie du Nord-Est en 2003 et paralysé les économies de la région. Au lendemain de cet épisode, les citoyens sud-coréens pouvaient s’attendre à ce que leur système de santé soit préparé aux menaces épidémiologiques à venir. Mais le 11 mai 2015, un homme de 68 ans s’était présenté à une clinique de sa commune, Asan, fiévreux et souffrant de douleurs musculaires. On ne lui trouva rien, malgré une nouvelle consultation trois jours plus tard, cette fois avec une toux grasse. Il eut bientôt des difficultés à respirer et, à l’hôpital Saint-Mary de la ville de Pyeongtaek, on lui diagnostiqua une pneumonie le 16 mai.

Son état s’aggravant, son épouse le conduisit le 17 mai dans un des hôpitaux les plus réputés du pays, le Centre médical Samsung, à Séoul. Là-bas, ce n’est que deux jours plus tard qu’on fit le lien avec son récent voyage d’affaires : comme tous les deux mois, l’homme s’était rendu dans la succursale de son entreprise à Bahreïn, et avait également visité des clients en Arabie saoudite et à Dubaï. Le 20 mai, l’hôpital confirma enfin qu’il était atteint du MERS-CoV, un virus pourtant connu dans cette région du monde alors depuis trois ans.

Un profond travail d’introspection de la part de l’Etat
Ces failles donnèrent lieu à un scandale politique d’ampleur. Le « cas 14 » : un homme de 35 ans qui fut infecté par le MERS-CoV lors d’une consultation à l’hôpital de Pyeongtaek, contamina à son tour 82 personnes dans son parcours hospitalier puisque le cas numéro 1 n’avait pas été identifié. Malgré cela, le gouvernement de l’époque, sous le mandat de la présidente conservatrice Park Geun-hye, refusa de divulguer les noms des hôpitaux concernés par les 186 contaminations au MERS, dont 38 décès, par peur de porter préjudice à la réputation de ces établissements privés.

Cela, un an après le naufrage du ferry Sewol, qui avait fait 304 morts dont 250 lycéens. Outre la lenteur désastreuse des gardes-côtes sud-coréens et le refus de laisser les marines américaine et japonaise aider, c’est l’absence de la chef de l’Etat durant les sept heures les plus cruciales des opérations de sauvetage qui avait marqué durablement l’opinion. Les deux épisodes allaient la poursuivre jusqu’à sa destitution en décembre 2016, et laissent les dirigeants du pays dans la crainte perpétuelle d’être pris en défaut de réactivité.

L’Etat réalisa alors un profond travail d’introspection et publia un livre blanc pour identifier ses erreurs et les réformes nécessaires, une étape qui se révélera essentielle l’année 2020 venue. « Les leçons tirées du MERS-CoV ont beaucoup aidé par la suite. En cas de nouvelle maladie infectieuse inconnue, nous avons appris qu’il fallait être aussi souple que possible. S’il y a des différences avec les maladies auxquelles nous avons été confrontés auparavant, il faut aussitôt adapter ses standards de réaction », déclare M. Son, le porte-parole du ministère.

« L’expérience du passé, c’est déjà de se préparer à l’incertitude », dit Park Young-jun, directeur de la préparation aux urgences de santé publique et des investigations épidémiologiques au Centre coréen de contrôle des maladies (KCDC). L’échec du MERS-CoV avait enseigné l’absolue nécessité de pouvoir identifier rapidement les contaminés et de savoir comment utiliser à bon escient les informations sur leur parcours pour casser les chaînes de transmission. « Nous ne savions pas tout du nouveau virus Covid-19 mais nous savions l’importance d’un déploiement rapide et massif de tests et celle de savoir gérer un volume colossal de big data », ajoute M. Park.

Sortir en toute urgence un test PCR
Le 12 janvier 2020, la Chine partage avec l’OMS le séquençage génétique du nouveau coronavirus (le SARS-CoV-2) qui fait rage à Wuhan. Deux semaines auparavant, un laboratoire de Canton avait établi sa proximité avec le SRAS. Le 19, une Chinoise de 35 ans atterrit à l’aéroport international d’Incheon, près de Séoul. Elle a une forte fièvre. Interrogée, elle dit avoir reçu une ordonnance pour un coup de froid dans un hôpital de Wuhan, où elle réside, avant de s’envoler. Elle est placée en quarantaine. Le 20 janvier, les autorités établissent qu’il s’agit du nouveau coronavirus, tout comme, quatre jours plus tard, pour un Sud-Coréen de 55 ans travaillant dans la capitale du Hubei, rentré pour un check-up.

Cette fois, pas de temps à perdre, malgré les célébrations du Nouvel An lunaire. Le 27 janvier au matin, les officiels du ministère de la santé convoquent les patrons des groupes sud-coréens commercialisant des tests biologiques à une réunion d’urgence dans une salle de conférence directement rattachée à la gare de Séoul, pour l’accès pratique. Ils ont identifié cinq entreprises ayant l’expérience pour développer au plus vite des produits fiables. L’Etat leur demande de sortir en toute urgence un test PCR pour le nouveau coronavirus puis de le produire massivement.

En échange de leur efficacité, le régulateur donnera son aval en un temps record, se chargeant lui-même de la phase d’essais cliniques puisque c’est l’Etat qui a accès aux cas. Les ajustements, si nécessaire, interviendront par la suite. Le gouvernement s’engage à des commandes massives, plusieurs milliers de kits de test par mois – il en faudra en réalité bientôt plusieurs dizaines de milliers par jour.

« Cela a considérablement réduit les délais d’essais et d’approbation, relate, dans ses laboratoires du sud de Séoul, le docteur Chun Jong-yoon, fondateur de Seegene, l’une des deux entreprises qui, au 12 février, avait reçu la bénédiction des autorités. Entre l’identification du premier patient dans le pays et le déploiement en nombre des tests, il ne s’est écoulé qu’un mois. »

« Maintenant ils ont compris, mais c’est bien tard »
Mais le pays n’identifie plus aucun cas durant six jours consécutifs. Au point que le président, le progressiste Moon Jae-in, qui, en campagne, avait répété que le chef de l’Etat devait être une « tour de contrôle » en cas de catastrophe majeure, apparaît à une réunion le 13 février pour dire que le retour à la normale est la priorité. Il assure que le virus aura « disparu d’ici peu » et refuse de suspendre les connexions avec la Chine pour protéger les échanges commerciaux.

Or, les contaminations reprennent aussitôt, menaçant au passage la crédibilité du président Moon, ex-avocat des droits humains, qui a porté à bout de bras le rapprochement avec la Corée du Nord et son dialogue avec le président américain Donald Trump. Le nombre de cas quotidien double pour atteindre 104 le 20 février, jour où est enregistré le premier mort après la découverte d’un foyer de contamination dans le sud du pays, à Daegu, autour d’une secte, l’Eglise du Nouveau monde de Jésus, dont des membres tentent de fonder une congrégation à Wuhan.

L’heure de la mise à l’épreuve est venue, le pays passe en alerte rouge. Pour tester massivement tout en limitant les contacts, le médecin qui, en janvier, a traité le premier cas, Kim Jin-yong, suggère de réaliser les prélèvements sur les patients qui resteraient dans leurs voitures. Aussitôt sont déployées aux quatre coins du pays les premières stations de tests en « drive-in ». Le gouvernement ferme temporairement les écoles. Il impose le port du masque dans la rue et les transports publics, un attribut auquel la société coréenne s’est déjà habituée, tant avec les épidémies précédentes que du fait des épisodes de « poussière jaune », les vents de sable des étendues désertiques mongoles.

Début mars, lorsque la demande de masques se tend, l’Etat organise la distribution, afin d’éviter les pénuries : un jour par semaine défini selon son année de naissance, le citoyen peut acheter deux masques à la pharmacie, au bureau de poste ou dans une supérette de quartier. Le gouvernement maintient un discours constant et des campagnes d’information sur la nécessité absolue du port du masque. « Ils ont porté ce message sur le masque très tôt, c’est une aide considérable. D’autres pays ne l’ont fait que plus tardivement, certains deux mois plus tard, constate Chun Jong-yoon, le fondateur de Seegene. Maintenant ils ont compris, mais c’est bien tard. »

Hôtels transformés en centres sanitaires
Comme ses voisins, la Corée du Sud met en place un isolement strict des malades. Dans les hôpitaux si leur situation est grave ou qu’ils sont âgés, et dans des centres spécialisés lorsque les symptômes sont faibles. Pas question de prendre le risque qu’ils contaminent leur voisinage. Sollicité, Samsung prête un bâtiment utilisé d’ordinaire comme dortoir durant des séminaires de formation à Daegu. Le concurrent LG se doit bien d’en faire autant, de même que le constructeur Hyundai.

Les cas contacts rapprochés doivent quant à eux respecter un rigoureux isolement à domicile, suivi sur une application et par des appels téléphoniques. Afin de bloquer les cas « importés », les personnes entrant sur le territoire se voient imposer une quatorzaine stricte, à leur domicile ou dans une chambre d’un des hôtels transformés en centres sanitaires, et doivent présenter chaque jour leur bulletin de santé, notamment leur température.

Dans un de ces hôtels, dans le quartier commerçant de Myeong-dong à Séoul, les voyageurs conduits depuis l’aéroport sont accueillis par un personnel en combinaisons bactériologiques intégrales blanches. Un prélèvement PCR est réalisé, puis ils sont envoyés dans leur chambre, où un plateau-repas est déposé trois fois par jour devant leur porte. Ils doivent jeter leurs détritus, pulvérisés de désinfectant, dans un sac conçu pour les déchets médicaux.

Dans les couloirs menant aux chambres, sont collés des avis : « Ne quittez jamais votre chambre. Veuillez retourner immédiatement dans votre chambre. » Les étrangers se dérobant à ce contrôle sont expulsés et risquent cinq ans d’interdiction de territoire, les Coréens risquent jusqu’à un an de prison. Davantage que la peur de la sanction policière toutefois, c’est la crainte d’être celui ou celle qui, par son relâchement, aura amené la contamination de sa communauté, qui semble être le moteur principal.

Récolter des informations sans passer par un juge
Alors que les caractéristiques du virus se précisent au fil des semaines, c’est le nombre de personnes infectées – mais ne présentant aucun symptôme – qui met les épidémiologistes sud-coréens au défi, les plaçant face au risque de perdre le fil des contaminations. Le pays continue de monter en puissance sur les tests. « Le rythme de test est une des clés, il doit être plus rapide que la contamination », dit encore le patron de Seegene. Cet effort et la hausse de la demande mondiale ont mis les fournisseurs de tests sud-coréens sous pression. « Nos employés travaillaient jour et nuit, ils allaient dormir à l’hôtel à côté sans repasser chez eux », se souvient Chun.

Surtout, le pays donne à son travail de traçage des airs d’enquête de police scientifique. Fin mars, il est devenu clair que la lourdeur administrative dans l’obtention des données fait perdre un temps précieux pour remonter les chaînes de contamination. Les autorités décident de bidouiller un système alors à l’essai pour la gestion des « Smart cities », les villes intelligentes − qui permet de faire remonter à partir de fichiers Excel des données sur le trafic routier ou la pollution. Ce système devient la matrice du traçage, un soutien aux enquêtes épidémiologiques.

Les enquêteurs de terrain peuvent ainsi demander la localisation d’un individu par triangulation des antennes relais utilisées par son smartphone ou ses données de carte de crédit. Ces informations ne sont pas relevées automatiquement mais entrées par l’opérateur, la banque ou la société de crédit dans cet outil commun. Les lenteurs ont disparu et, en un clic, un référent de la police approuve la demande d’information des enquêteurs épidémiologiques. Une loi adoptée en 2015, dans la foulée du scandale du MERS-CoV, permet de récolter ces informations sans passer par un juge en cas de crise sanitaire, mais elles doivent être détruites dans les deux semaines.

Une course qui semble n’avoir pas de fin
Après une discussion téléphonique avec l’étudiant contaminé qui a donné son approbation, c’est sur la base de ces informations que les enquêteurs Choi et Lim ont établi son itinéraire précis, minuté, qu’ils ont imprimé sur une feuille et suivent à mesure qu’avance l’après-midi déjà froid de la capitale. Ils pénètrent maintenant dans une supérette de coin de rue ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le jeune homme infecté y est entré à 16 h 24, deux jours avant d’être testé positif, pour y acheter un yaourt. Les vidéos de surveillance, que montre la propriétaire dans l’arrière-boutique, permettent d’établir qu’il n’est resté là que quelques secondes et que les gestes barrières ont été respectés à la caisse. Retour au bureau, pour compiler les données, faire remonter les noms et contacts de ceux qui l’ont croisé de trop près.

Comme ce tandem, quinze équipes font le tour du district, alors que le pays est confronté à une nouvelle vague : 615 nouveaux cas ont été répertoriés lundi 7 décembre, rapprochant la Corée des pics enregistrés lors du cluster de la secte de Daegu et durant la deuxième vague en août, liée à une église ultraconservatrice du nord de Séoul, dont les fidèles se sont montrés réticents à s’identifier et se faire diagnostiquer, et à des manifestations d’opposition dans le centre de la capitale.

C’est une course qui semble n’avoir pas de fin. Au printemps, la méthodologie était encore imprécise et Choi Han-sul rentrait chez elle épuisée à 4 heures du matin. Au mois d’août, c’était 1 heure du matin, mais plus tôt ces jours-ci. La jeune épidémiologiste ne compte de toute façon plus ses heures, bien consciente que son travail et celui de ses collègues sert de digue pour le reste de la société. S’ils venaient à se trouver débordés, le pays serait à la merci d’une crise comme en connaissent l’Europe et les Etats-Unis. Son supérieur lui a dit que l’horizon pour une vaccination généralisée serait le deuxième semestre de 2021. « C’est encore loin », dit-elle.

Harold Thibault
Séoul, envoyé spécial