Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Le Monde.fr : Covid-19 : dans les Balkans, déni et refus vaccinal provoquent une hécatombe

Octobre 2021, par infosecusanté

Le Monde.fr : Covid-19 : dans les Balkans, déni et refus vaccinal provoquent une hécatombe

L’instabilité gouvernementale en Bulgarie et en Roumanie complique la mise en œuvre d’une politique sanitaire efficace, dans ces pays où les taux de vaccination sont les plus bas d’Europe.

Par Mirel Bran(Bucarest, correspondant) et Jean-Baptiste Chastand(Vienne, correspondant régional)

Publié le 22/10/2021
Ce que l’on voit en arrivant au service des urgences de l’hôpital universitaire de Bucarest fait froid dans le dos. Environ 80 sacs en plastique noir sont entassés dans les couloirs ; ils contiennent les corps des victimes du Covid-19. Les frigos de la morgue sont pleins. Faute de lits disponibles, les nouveaux arrivants patientent sur des chaises dans les halls de l’hôpital, placés sous oxygène en attendant qu’un lit se libère.

Dans la cour, des ambulances amènent sans arrêt de nouveaux malades contaminés par le SARS-CoV-2. Ils ne demandent pas un lit, mais une chaise, et une bouteille d’oxygène. Environ 95 % des 400 patients atteints du Covid-19 ne sont pas vaccinés. « Le refus de se faire vacciner met en danger la vie des autres, alerte Catalin Carstoiu, l’administrateur de l’hôpital. On peut construire autant d’hôpitaux que l’on veut, si les gens continuent à refuser le vaccin, rien ne changera. »

En Roumanie, la gravité de la situation est sans précédent depuis le début de l’épidémie, avec plus de 19 000 nouveaux cas et 400 décès par jour pour une population de 19,9 millions d’habitants. Pourtant, le taux de vaccination ne décolle pas. Avec seulement 35 % des adultes qui ont reçu deux doses, le pays affiche le taux le plus bas de l’Union européenne (UE) après la Bulgarie, où moins de 24 % des adultes sont vaccinés. Les autorités sanitaires bulgares ont signalé 214 morts le 18 octobre (pour 6,7 millions d’habitants). Ce tableau, on le retrouve dans tous les pays des Balkans, selon une logique géographique qui saute aux yeux sur les cartes du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies : plus on se déplace vers l’est, plus le taux de personnes vaccinées baisse.

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Avec leur moyenne d’âge élevée, le mauvais état de santé général de leur population et leurs hôpitaux aux moyens limités, ces pays d’Europe orientale sont pourtant particulièrement exposés au coronavirus et à son variant Delta. « Nos hôpitaux ont atteint leur capacité maximale, surtout à cause du manque de personnel. Une personne sur sept qui est hospitalisée en Bulgarie meurt du Covid », explique Maria Sharkova, avocate en droit de la santé à Plovdiv, deuxième ville du pays. « Et pourtant, seulement 1 000 doses de vaccin sont administrées par jour », se désespère-t-elle.

Des vaccins pourtant largement disponibles
En Roumanie, les 1 800 lits réservés aux urgences sont déjà tous occupés et certains malades sont désormais envoyés en Hongrie. « Les patients se bousculent pour être les premiers à être oxygénés. La situation est désespérée », assure Victoria Arama, médecin de l’Institut Matei-Bals, à Bucarest. Cet hôpital spécialisé dans les maladies infectieuses a, de plus, été touché par un incendie dans son unité consacrée au Covid-19 qui a tué douze personnes, en janvier. Un véritable fléau dans ce pays où trois hôpitaux ont été victimes d’incendies en un an.

Dans tous ces pays, les vaccins sont pourtant disponibles en profusion grâce à la politique d’achat européenne. « Mais même des gens qui ont perdu des proches n’en veulent pas », constate Mme Sharkova. « C’est très difficile d’expliquer pourquoi », avance cette avocate bulgare. Elle fustige « la plupart des partis politiques qui sont au mieux silencieux, et au pire développent une rhétorique antivaccination ».

Le contexte politique local n’est guère propice à une politique sanitaire lisible. La Bulgarie est en campagne permanente, avec trois élections législatives successives depuis avril, faute de majorité, et aucune formation n’ose faire ouvertement campagne pour le vaccin, terrifiée par l’idée que cela puisse lui faire perdre des voix. La Roumanie, aussi, est en pleine crise politique, avec un gouvernement qui est tombé début octobre et une scène politique davantage préoccupée par les négociations de coalition en cours que par la lutte contre la pandémie.

Le poids de l’extrême droite
Autre point commun dans tous ces pays : les théories du complot y circulent massivement, alimentées par des réseaux sociaux qui sont bien souvent la première source d’information. Affaiblis, les médias locaux n’hésitent pas à leur donner un certain écho. « En Serbie, les cinq principales chaînes de TV qui couvrent tout le pays, et sont toutes proches du gouvernement, ont laissé la parole à des gens qui ont promu des rumeurs sur la pandémie, en prétendant par exemple qu’il s’agissait d’une arme biologique », dénonce l’épidémiologiste Zoran Radovanovic.

Le pays d’ex-Yougoslavie, qui ne fait pas partie de l’UE, avait pourtant lancé une vaste et fière campagne de vaccination nationale l’hiver dernier, à l’aide des vaccins russe Spoutnik et chinois Sinopharm. « Mais, ensuite, le pouvoir a cessé de s’en préoccuper », critique le chercheur, en estimant que le gouvernement « a peur de perdre le soutien de l’extrême droite », massivement opposée à la vaccination. Le pays doit en plus affronter le manque d’efficacité du vaccin chinois sur les plus âgés. « Vingt pour cent des vaccinés n’ont pas développé suffisamment d’anticorps », assure M. Radovanovic.

En Roumanie, l’extrême droite alimente aussi les opinions antivax. Un nouveau parti ultranationaliste et antieuropéen, l’Alliance pour l’union des Roumains (AUR), a organisé des manifestations contre le passe sanitaire, introduit en septembre, qui ont réuni le 2 octobre quelques milliers de personnes devant le siège du gouvernement pour protester contre la vaccination. Les militants antivax ont aussi trouvé des alliés au sein de l’Eglise orthodoxe, à laquelle 87 % des Roumains disent appartenir. Officiellement, la hiérarchie de l’Eglise soutient la campagne pour la vaccination, mais bon nombre de popes appellent les fidèles à bouder les vaccins.

Un passe sanitaire… nocturne
L’Eglise orthodoxe serbe a également toujours affiché ses réticences, alors même qu’une bonne partie de ses hiérarques sont morts du Covid-19, faute d’appliquer les gestes barrières. A cela s’ajoute le manque de confiance général des populations de la région dans leurs autorités : même quand il est obligatoire, le port du masque n’est la plupart du temps pas respecté. « Dans nos sociétés, il y a une croyance généralisée que nos responsables politiques sont des escrocs, estime M. Radovanovic, qui regarde avec envie les pays de Scandinavie ou le Portugal. Notre contexte social et culturel ne facilite pas une politique vaccinale », constate-t-il.

Le paroxysme du scepticisme a été atteint avec les débats autour de l’obligation vaccinale pour les personnels soignants ou de l’introduction du passe sanitaire. Après des mois de refus, le gouvernement bulgare intérimaire l’a introduit en urgence jeudi 21 octobre face à la gravité de la situation, déclenchant immédiatement une vague de protestation dans la rue et dans l’espace politique. La chef de file du Parti socialiste bulgare, Kornelia Ninova, a dénoncé « une décision irréfléchie et irresponsable » en prétendant que « ces mesures sont appliquées dans les pays européens où un pourcentage élevé de la population est vacciné », mais qu’elles « ne sont pas applicables à la Bulgarie ». Elle a demandé la démission immédiate du ministre de la santé, de concert avec ses adversaires du parti conservateur GERB (Citoyens pour le développement européen de la Bulgarie), qui ont, eux, dénoncé « une violation du libre arbitre et des droits constitutionnels » en demandant plutôt le recours à un confinement.

Après avoir longtemps tergiversé en prétextant les risques de « falsification », la Serbie a aussi annoncé mercredi l’introduction d’un passe sanitaire, mais seulement… à partir de 22 heures. « Comme si les transmissions ne peuvent pas se produire toute la journée… C’est une blague », proteste le professeur Radovanovic. Comme la Bulgarie, le pays s’est même mis à exporter ses doses de vaccin, faute de trouver preneurs. Avec 30 000 morts supplémentaires depuis le début de l’épidémie, selon les données démographiques – qui sont plus fiables que les données médicales dans ces pays –, la Serbie est pourtant déjà parmi les pays du monde qui affichent la plus forte mortalité par habitant. A ses côtés figurent la Bulgarie, la Macédoine du Nord, la Bosnie ou la Roumanie… une véritable hécatombe dans un océan de déni.

Mirel Bran(Bucarest, correspondant) et Jean-Baptiste Chastand(Vienne, correspondant régional)