Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Le Monde.fr : Covid-19 : des soignants exposés, malades et… parfois contraints de travailler

Novembre 2020, par infosecusanté

Le Monde.fr : Covid-19 : des soignants exposés, malades et… parfois contraints de travailler

Des personnels et cadres de santé confirment qu’en raison des tensions d’effectifs dans les établissements, des soignants testés positifs au SARS-CoV-2 sont amenés à travailler.

Par Stéphane Mandard et Rémi Barroux

Publié le 21/11/2020

Nantes, Sète, Orléans, Nice, Toulouse, Cholet, en région parisienne… les exemples ne manquent pas de centres hospitaliers ou d’Ehpad dans lesquels des personnels soignants atteints par le SARS-CoV-2 disent avoir été contraints de se rendre au travail. Une hérésie pour les uns, un « scandale » dénoncé par des syndicats unanimes (CGT, SUD-Santé, CFDT, FO…) et une nécessité pour d’autres, tant le manque d’effectifs pousse à solliciter aides-soignants, infirmières, médecins même affectés.

Comme lors de la première vague printanière, les soignants, en première ligne, ont été touchés par le Covid-19. Selon le bulletin épidémiologique de Santé publique France (SPF) du jeudi 19 novembre, près de 55 000 personnels travaillant dans les établissements sociaux et médico-sociaux ont été cas confirmés de Covid-19, une hausse de 12 % par rapport au bilan de la semaine précédente, comparable à celle constatée chez les résidents.

« Au printemps, les gens étaient plus confinés »
Le bulletin du 5 novembre − qui présentait les chiffres concernant les établissements de santé (hôpitaux publics et privés) − faisait état, lui, de 44 281 personnels infectés entre le 1er mars et le 2 novembre, soit une augmentation de plus de 20 % par rapport à la dernière recension d’octobre. Selon SPF, 26 % de ces personnels travaillaient en médecine hors réanimation, 7 % en soins de soins de suite et réadaptation, 6 % en chirurgie, 3 % en réanimation (30 % étant indiqués comme « inconnu »).

« Le virus circule plus depuis septembre. Au printemps, on testait moins, et les gens étaient plus confinés. Aujourd’hui, le confinement est partiel et les soignants, comme les autres, sont plus affectés même si les mesures et les moyens de protection sont plus importants et la connaissance du virus meilleure », avance Didier Lepelletier, coprésident du groupe de travail permanent Covid-19 du Haut Conseil de la santé publique (HSCP), et médecin hygiéniste au CHU de Nantes.

Didier Lepelletier confirme aussi le fait que des personnels touchés par le virus soient amenés à travailler. « Au printemps, on arrivait à suppléer à l’absence de soignants, car les services hors-Covid ne fonctionnaient pas, alors qu’aujourd’hui ils sont tous ouverts, même si c’est de manière réduite. La tension en ressources humaines est plus forte, notamment dans les Ehpad, mais il n’est pas question de faire travailler des personnels qui seraient symptomatiques », explique-t-il.

« Evaluation du bénéfice-risque »
De fait, les circulaires provenant d’hôpitaux que nous avons pu consulter précisent la marche à suivre en cas de personnels malades. En cas de résultat positif d’un test PCR, il est envisagé souvent, si la personne est asymptomatique, de la faire travailler. Ainsi une note du CHU de Rennes, de la fin août, précise que, si le professionnel est asymptomatique, il bénéficiera d’un « arrêt de travail de sept jours mais possibilité d’un maintien en poste au regard des nécessités de service, avec respect strict des gestes barrières ». Au CHU d’Angers, la direction fait état de la marche à suivre pour un « cas Covid positif en état d’exercer ses fonctions » : il est procédé à une « évaluation du bénéfice-risque du maintien en poste selon les nécessités de service », et d’un « maintien en poste avec “mesures renforcées” » si le personnel est « non remplaçable et indispensable à la continuité d’une activité de soins et fonction support ».

La plupart des établissements se réfèrent à un avis du 23 mai du HCSP selon lequel un personnel asymptomatique doit être évincé durant sept jours… sauf s’il est jugé irremplaçable. « La possibilité dégradée d’un maintien en poste avec un renforcement des mesures de précaution et d’hygiène est envisageable afin que la balance bénéfice-risque ne soit pas défavorable. » Dans un « message d’alerte rapide sanitaire » du 16 novembre, la direction générale de la santé a confirmé « les mesures d’éviction des professionnels exerçant en établissements de santé et établissement sociaux et médico-sociaux », celles-là même préconisées par le HCSP en mai, soit le maintien en poste de personnels asymptomatiques et non remplaçables, avec des mesures de précaution et d’hygiène renforcée, une décision qui doit être « prise par l’établissement ».

De son côté, l’Organisation mondiale de la santé (OMS), dans des « lignes directrices » publiées le 30 octobre, préconise que « tout agent de santé symptomatique ou dont le test est positif au SARS-CoV-2 doit », notamment, « être immédiatement isolé et arrêter toutes les activités de soins aux patients ». Des consignes plus contraignantes que celles appliquées dans les établissements français.

Ce qui fait bondir les syndicats. « On ne peut pas dire à la population française de faire du télétravail, de rester confinée et demander à des salariés malades du Covid de venir travailler. On culpabilise les personnels et on les expose », proteste Mireille Stivala, secrétaire générale de la CGT- Santé. « C’est un viol de notre code de déontologie puisqu’on demande à un soignant de devenir un agent contaminant auprès d’un public vulnérable, hospitalisé », renchérit Thierry Amouroux, porte-parole du Syndicat national des professionnels infirmiers (CFE-CGC).

« Pas de vivier extensif de recrutement »
Parfois, en effet, certains assurent le service avec des symptômes. « J’ai travaillé deux fois douze heures avec de la fièvre et des courbatures, raconte Daniel, un infirmier anesthésiste dans un SMUR du Pas-de-Calais, sous couvert d’anonymat. Je restais dans la voiture pour ne pas prendre le risque de contaminer les patients mais me tenais prêt à intervenir pour des interventions techniques. » Egalement infirmier anesthésiste et délégué CGT à l’hôpital de Lens, Jean Létoquart explique : « Normalement, on a vingt-quatre médecins équivalents temps plein. Il n’en reste que six. Tous sont partis, et la saignée a continué après la première vague. Alors ceux qui restent, même si on leur coupait la jambe, ils viendraient bosser. »

Travailler en étant malade n’est donc pas interdit par la réglementation, « pour permettre la continuité du service de soins à condition qu’il n’y ait pas de mise en danger des malades », rappelle Aurélie Roux, responsable du pôle ressources humaines de la Fédération hospitalière de France (FHF). « Cette souplesse est bénéfique car nous n’avons pas de vivier extensif de recrutement », avance-t-elle.

Dans les faits, les soignants, grâce au matériel de protection plus présent que lors de la première vague et au respect strict des gestes barrières, présenteraient des charges virales moins importantes, seraient moins symptomatiques, et seraient peu nombreux à être hospitalisés, explique Jérôme Marty. Ce médecin généraliste, directeur d’un établissement de soins de suite et de réadaptation à Fronton (Haute-Garonne), et auteur du Scandale des soignants contaminés (Flammarion, 19 euros), raconte comment, dans sa clinique, sur la cinquantaine de soignants, onze étaient contaminés en octobre, dont six asymptomatiques. « L’un a été infecté à son domicile, les autres sur le lieu de travail. Certains ont pu continuer à travailler et ont été affectés dans le secteur Covid de l’établissement. »

« Je risque d’y laisser ma peau »
Selon l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), 9 211 personnels ont été infectés depuis fin février. « A la différence de mars dernier, la courbe des augmentations de cas contaminés chez les soignants est plus progressive, ce qui montre que le port du masque systématique, les mesures barrière et les dépistages élargis ont freiné la propagation du virus. Et cette courbe est identique chez les soignants et dans le reste de la population », explique Sandra Fournier, du service prévention des risques infectieux à l’AP-HP.

En s’attachant aux quelque 4 500 cas contaminés depuis le 1er août, l’AP-HP a établi que 21 % l’ont été au contact de collègues, 22 % lors d’un « contact communautaire » (famille, amis…) et seulement 2 % auprès de patients – 35 % des origines n’étant pas renseignées et 20 % inconnues. Ainsi, le risque de contamination avec les patients serait très faible. Un lieu important d’infection serait les salles de pause, souvent exiguës, où les soignants tombent le masque, boivent un café, discutent avec les collègues.

Le problème des soignants exposés ne se pose pas seulement avec le Covid-19. David – qui préfère l’anonymat – n’a pas été touché par le SARS-CoV-2, mais cet aide-soignant au CHU de Nice redoute de l’être : « Si je suis contaminé, je risque d’y laisser ma peau, je serai tout de suite une forme grave. » Approchant la cinquantaine, David a fait trois infarctus et présente d’importants « facteurs de comorbidité ». Travaillant au bloc, David vient d’être muté au service Covid de l’hôpital pour des raisons d’effectif. « On ne peut pas dire non, c’est quasi impossible avec les pressions, au risque d’être relégué dans un service où les conditions de travail sont les plus pénibles. » Poussé par son entourage, David va finalement demander à son médecin traitant de lui faire une attestation. « Je veux bien faire ma part face au Covid, ce que tous les soignants font depuis le début de la crise, pour des raisons éthiques, mais là c’est imposé, ce n’est pas acceptable », estime l’aide-soignant.

Stéphane Mandard et Rémi Barroux