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Le Monde.fr : Covid-19 : les vérités d’Agnès Buzyn sur la gestion de la pandémie Par Solenn de Royer

Octobre 2022, par infosecusanté

Le Monde.fr : Covid-19 : les vérités d’Agnès Buzyn sur la gestion de la pandémie
Par Solenn de Royer

Publié le 25/10/2022

RÉCIT« Le Monde » s’est procuré un journal rédigé par l’ex-ministre de la santé, mise en examen pour « mise en danger de la vie d’autrui » pour sa gestion de l’épidémie. Elle raconte le début de l’année 2020, ses alertes pas suffisamment prises au sérieux et sa souffrance.

Mars 2020. Alors que s’annonce un printemps beau et glacial, la France entre dans le confinement. Le premier tour des élections municipales vient de se tenir. La candidate LRM à la Mairie de Paris, Agnès Buzyn, dont les listes sont arrivées en troisième position avec 17 % des voix, est redevenue médecin. Elle a trouvé un point de chute à l’hôpital militaire de Percy, dans les Hauts-de-Seine, en renfort dans l’unité Covid-19. Pour ne pas exposer le reste de sa famille, elle rejoint le soir le studio de l’un de ses fils, parti se confiner dans le Sud.

Cible des réseaux sociaux, critiquée pour sa gestion des prémices de la crise sanitaire et son départ précipité du gouvernement, le 15 février, elle va mal. Et se réfugie dans le travail. Par « peur d’oublier », l’ex-ministre de la santé a entrepris de rédiger un journal rétrospectif de la crise. Elle épluche ses agendas, ses SMS, ses mails, ses boucles Telegram, et entreprend de retracer, aussi précisément que possible, les trois mois les plus « éprouvants » de sa vie. Seule tous les soirs, après l’hôpital, elle écrit. « Ce journal m’a sauvée de la dépression », confie-t-elle aujourd’hui.

Ce document de plus de 600 pages – qui constitue une pièce du dossier à la Cour de justice de la République (CJR) – commence fin 2019 et se termine à l’été 2021. Agnès Buzyn envisageait d’en publier une version édulcorée. Ses amis qui l’ont vue « au fond du trou » après les municipales le lui ont déconseillé : « En t’exposant encore, tu vas donner prise à la critique, ménage-toi ! » Un éditeur parisien lui a dit banco sur le principe, à condition qu’elle n’élude rien et ne cherche à protéger personne. « Je ne veux pas attaquer qui que ce soit, ce n’est pas mon genre, a-t-elle esquivé. Je tiens à ma réputation.

– Mais vous n’avez plus de réputation ! », a rétorqué l’éditeur, qui a finalement renoncé à publier une version adoucie du journal.

Un dossier « océanique »
L’ancienne ministre marche sur un fil, partagée entre sa loyauté envers Emmanuel Macron et Edouard Philippe, qui l’avaient nommée au gouvernement en 2017, et le souhait de ne pas être l’unique bouc émissaire de la crise due au Covid-19, qui a fait 150 000 morts en France. Le député de Paris Gilles Le Gendre (Renaissance), resté proche d’elle, loue sa « force » et son « fair-play ». « Agnès est d’abord médecin, scientifique, rappelle-t-il. Inviter une figure aussi rationnelle en politique, à l’heure où celle-ci est de plus en plus brouillée avec la raison, était une excellente idée. Mais aussi un risque dont elle se retrouve aujourd’hui bien seule à assumer les conséquences. »

A ce jour, l’hématologue est la seule responsable mise en examen par la CJR, pour « mise en danger de la vie d’autrui ». L’ancien premier ministre Edouard Philippe, discrètement auditionné le 18 octobre par cette même juridiction, a été placé sous le statut plus favorable de témoin assisté, échappant ainsi à la mise en examen. L’ex-ministre de la santé Olivier Véran, désormais porte-parole du gouvernement, est lui aussi visé par cette instruction mais n’a pas encore été entendu par les magistrats.

Agnès Buzyn, elle, a déjà enchaîné une vingtaine d’auditions, soit plusieurs centaines de pages de procès-verbaux, venus alimenter un dossier « océanique ». « Nous sommes le seul pays au monde à mettre en examen des ministres pour la gestion d’une pandémie mondiale, déplore-t-elle. J’ai apporté toutes les preuves qu’on a anticipé et géré au mieux, en vain. Les Français croient que je n’ai rien fait. » Elle s’arrête, émue. « Imaginer qu’ils aient pu penser une seule seconde que je n’ai pas mis toute mon énergie à essayer d’éviter le pire, c’est insupportable, reprend-elle. Sauver des vies, c’est le fil rouge de ma vie. »

Elle est devenue le visage de cette crise et de l’impréparation du pays, notamment sur les masques, ce qu’elle vit comme une « profonde injustice ». Incompris, son départ du gouvernement pour concourir aux municipales à Paris, le 15 février 2020, a été vu au mieux comme une légèreté, au pire comme une désertion. Au plus fort de l’épidémie, elle a été tournée en ridicule pour ses déclarations maladroites du 21 janvier 2020. Lors d’un point presse, elle avait affirmé que le risque d’introduction du virus en France était « faible », sans pouvoir « être exclu » pour autant, compte tenu des « lignes aériennes directes entre la France et Wuhan ». La première partie de sa phrase, coupée, est devenue virale sur les réseaux sociaux, suscitant un flot de critiques indignées. « On m’a fait passer pour une idiote qui n’a rien vu, alors que c’est l’inverse, insiste-t-elle. Non seulement j’avais vu mais prévenu. J’ai été, de très loin en Europe, la ministre la plus alerte. Mais tout le monde s’en foutait. Les gens m’expliquaient que ce virus était une “grippette” et que je perdais mes nerfs. »

Elle prévient Macron le 11 janvier
Agnès Buzyn reçoit chez elle, au fond d’une cour fleurie, dans l’appartement parisien qu’elle partage avec son mari, l’ancien patron de l’Inserm, Yves Lévy, et son dernier fils, à deux pas du jardin du Luxembourg. Elle a beaucoup hésité avant de parler au Monde, après deux ans de diète médiatique. Cet été, elle a quitté Genève, où elle s’était installée début 2021, recrutée au cabinet du directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Elle voulait rentrer à Paris, et Emmanuel Macron – qu’elle a accompagné en septembre à l’Assemblée générale de l’ONU, à New York, pour une réunion mondiale sur la santé – l’a nommée à la Cour des comptes. Elle était également à ses côtés lors des commémorations de la rafle du Vél’d’Hiv, le 17 juillet, deux mois après le décès de son père, Elie Buzyn, rescapé d’Auschwitz.

« J’ai l’impression d’avoir face à moi une armée endormie, je n’arrive pas à les secouer. » Agnès Buzyn

Il y a un an, Gilles Le Gendre, qui vit à quelques mètres de chez elle, s’était inquiété de la voir broyer du noir. Il avait alerté l’ex-président de l’Assemblée nationale Richard Ferrand : « Il faut prendre soin d’Agnès, la protéger ! » Le 28 octobre 2021, le député a organisé un dîner en son honneur dans un salon de l’Assemblée, en présence de l’ancien conseiller élyséen Philippe Grangeon, l’ancienne garde des sceaux Nicole Belloubet et de nombreux élus de Paris. « On voulait lui dire qu’elle faisait toujours partie de la tribu », dit-il. Deux mois plus tard, Agnès Buzyn était décorée de la Légion d’honneur. Mais ces petites attentions peinent à apaiser les blessures, toujours à vif, de cette professeure de médecine, jadis unanimement respectée. Elle ne peut plus se déplacer sans un officier de sécurité, compte tenu des innombrables insultes ou menaces qu’elle reçoit.

Son journal – que Le Monde a pu lire – commence le 25 décembre 2019. La ministre de la santé, alors en vacances en Corse, surfe sur Twitter. Un blog faisant état de quelques cas de pneumopathie inexpliqués en Chine attire son attention. Elle envoie le lien au directeur général de la santé, Jérôme Salomon, en lui demandant de « suivre cela ». Infectiologue, spécialiste des crises sanitaires, elle a un « pressentiment », qui la conduit à mettre le ministère en alerte, plaide-t-elle.

Le 2 janvier, une veille du Centre opérationnel de régulation et de réponse aux urgences sanitaires et sociales est activée. Mi-janvier, un premier message d’alerte sanitaire part en direction des établissements de santé. Le 21 janvier, après avoir été informée d’une possible transmission interhumaine, elle décide de faire un point presse quotidien. Peu avant son départ, elle écrit aux agences régionales de santé pour les mettre en alerte « maximale » et déclenche le plan Orsan Reb, qui organise la mobilisation du système de santé. La plupart des hôpitaux sont alors en grève, et « personne ne semble conscient du danger ». « J’ai l’impression d’avoir face à moi une armée endormie, je n’arrive pas à les secouer », raconte-t-elle.

Dans son rapport publié fin 2020, la commission d’enquête du Sénat a reconnu une « mobilisation précoce » de la ministre de la santé, même si ses « avertissements répétés » semblent « ne pas avoir été écoutés ou suivis d’effets ». De leur côté, les députés de la commission d’enquête chargée de faire la lumière sur la gestion de la crise ont souligné, dans un rapport accablant, une « sous-estimation du risque » et un « pilotage défaillant ».

Dans son journal, Agnès Buzyn raconte qu’elle prévient pour la première fois Emmanuel Macron et Edouard Philippe, le 11 janvier, qu’une épidémie nouvelle sévit depuis quinze jours en Chine (elle a fait un mort). « L’information ne figure pas encore dans les médias, mais ça peut monter », écrit-elle au président de la République. En ce début 2020, c’est la réforme des retraites et les grèves qui font les gros titres, avec les élections municipales en ligne de mire. Ministre issue de la société civile, Agnès Buzyn est respectée mais elle a peu de poids politique. Elle s’entend bien avec Edouard Philippe, mais sent bien que la place des femmes en Macronie n’est « clairement pas » la même que celle des hommes.

A partir de la mi-janvier, elle tient informés le président et le premier ministre des progrès de l’épidémie, d’abord en Chine puis en France (où les premiers cas apparaissent le 24 janvier), sans cacher son inquiétude. « Je n’avais pas l’impression d’être entendue », dit-elle, avant de nuancer : « A chaque fois que j’ai réclamé à Edouard une réunion de ministres, je l’ai eue [le premier ministre organise une réunion à Matignon fin janvier]. Ça ne voulait pas dire qu’il croyait à mes scénarios, à mes angoisses, mais nous avons travaillé main dans la main et il me faisait confiance, il n’a rien négligé. Le président a laissé le gouvernement faire. A l’époque, ils sont comme le reste de la population et des experts français, personne n’arrive à concevoir la gravité de ce qui vient. »

« Je n’arrivais pas à avoir de rendez-vous »

Agnès Buzyn, à Paris le 24 octobre 2022. ED ALCOCK / MYOP POUR « LE MONDE »
Fin janvier, ses messages deviennent insistants. Elle a compris qu’une mortalité de 3 % liée au Covid-19 semble se confirmer. « C’est beaucoup pour un virus qui a une cinétique de type grippe », s’inquiète-t-elle, le 25 janvier, auprès de son directeur de cabinet. Ce même jour, elle indique par SMS aux deux têtes de l’exécutif qu’elle souhaite leur parler de l’épidémie. « Monsieur le PR, je suis à votre disposition pour faire un point de situation quand vous le souhaitez », écrit-elle à Emmanuel Macron, en lui glissant qu’à son avis « l’OMS a pris la mauvaise décision de ne pas déclencher une alerte mondiale ». Le président ne l’appelle pas. « Bonjour Edouard, j’imagine que tu es au Havre, écrit-elle au chef du gouvernement. Il faudrait que je puisse te faire un point de la situation et te donner mon sentiment sur l’épidémie dans la journée. » Le premier ministre ne l’appelle pas non plus.

Le 27 janvier, cinq jours après le confinement de la ville chinoise de Wuhan, nouveau SMS au chef de l’Etat. S’excusant de l’arracher à un emploi du temps « chargé », elle lui explique que le nombre de cas en Chine augmente de façon exponentielle depuis huit jours. Et que si la mortalité due au virus est plus faible que pour le SRAS, sa contagiosité est plus forte. « Cela peut tout de même être sévère si beaucoup de personnes sont touchées », écrit-elle, précisant que si 10 millions de personnes sont contaminées, et que la mortalité est de 1 %, « comme une grippe grave », « cela fait 100 000 morts ». Et d’ajouter : « Pour l’instant, il s’agit encore d’une épidémie régionale : tous les cas mondiaux viennent de la région de Wuhan. Le jour où nous aurons des cas à l’étranger chez des personnes ne venant pas de Chine, ce sera un tournant vers une pandémie mondiale. »

Ce jour-là, Agnès Buzyn termine son message à Emmanuel Macron en l’informant que ses services travaillent sur différents scénarios en fonction de divers paramètres (contagiosité, gravité, mortalité), afin d’« évaluer l’impact sur le système de santé et anticiper ». Le président la remercie très brièvement pour sa « clarté » et lui dit qu’il a été « heureux » de voir ses parents, Elie et Etty Buzyn, au Mémorial de la Shoah, où il était dans la matinée pour les soixante-quinze ans de la libération d’Auschwitz.

Le 30 janvier, Agnès Buzyn prend un café avec Edouard Philippe dans un salon Art déco du Conseil économique social et environnemental, où le premier ministre s’est exprimé sur les retraites. Quand il lui confie avoir hâte de faire campagne au Havre (il se déclarera candidat le lendemain dans Paris-Normandie), elle lui fait part de son mauvais pressentiment sur ces municipales, prévues deux mois plus tard. Elle prévient qu’au vu de l’augmentation du nombre de cas en Chine le scrutin pourrait ne pas se tenir. « Il faut se mettre en mode combat », lui glisse-t-elle. Le même jour, elle réclame à M. Macron un tête-à-tête pour le briefer sur ce virus qui semble « beaucoup plus grave que la grippe ». De peur des fuites, elle tient à lui livrer ses inquiétudes en privé, hors du conseil des ministres. « On fait ça demain sans problème », répond le président, après minuit. Elle revient donc à la charge, le lendemain. A 8 h 30 (« Un peu inquiète (…) Je peux passer ce soir ou demain, ou si vous préférez un point téléphonique »), puis le soir, à 23 h 17 (« Je suis à votre disposition pour vous montrer les projections et vous expliquer comment nous nous organisons dans les hôpitaux pour les semaines qui viennent »). « Il fallait commencer à préparer l’opinion publique, raconte-t-elle aujourd’hui au Monde. Mais je n’arrivais pas à avoir de rendez-vous. »

« Je n’aurais jamais dû partir. A la santé, j’étais à ma place »
Avant son départ du ministère, Agnès Buzyn assure qu’elle n’aura qu’une seule conversation avec le chef de l’Etat sur le sujet, le samedi 8 février. Elle et son mari se trouvent alors au cinéma, devant le film de Destin Daniel Cretton La Voie de la justice. Quand le nom d’Emmanuel Macron s’affiche sur son portable, elle se faufile hors de la salle et s’assoit dans le noir, sur les marches qui mènent aux toilettes de l’UGC. A voix basse, la ministre dresse au président le tableau de ce qu’elle imagine pour les prochaines semaines : fermeture des frontières, arrêts des vols, perte de 10 points de PIB, arrêt de l’économie, le temps que le virus fasse le tour de la Terre (« au moins un an »), mortalité importante. Elle lui explique qu’un confinement, comme en Chine, peut ralentir la vague, sinon les hôpitaux ne pourront pas absorber un afflux de cas graves. Au conseil des ministres suivant, le secrétaire général de l’Elysée, Alexis Kohler, l’interpelle : « Mais qu’est-ce que tu as dit au PR l’autre soir ? Tu as réussi à lui faire peur !

– Heureusement que je lui ai fait peur ! », répond-elle.

Le 14 février, le retrait de Benjamin Griveaux de la course à la Mairie de Paris, après la diffusion d’une vidéo intime, est un coup de tonnerre pour l’Elysée. En dépit des alertes répétées de Mme Buzyn sur l’épidémie, Emmanuel Macron et Edouard Philippe la poussent à remplacer le candidat LRM au pied levé. Elle leur a pourtant signifié à plusieurs reprises qu’elle renonçait à se présenter sur sa liste, projet qu’elle avait un temps caressé, désireuse de se frotter au suffrage universel. « Vu la situation sanitaire dans le monde, j’ai prévenu BG que je ne pouvais plus m’engager sur une liste aux municipales, si tant est que les municipales puissent se tenir. Tout cela ne fait que commencer », écrivait-elle ainsi à M. Macron, le 8 février. Même chose à M. Philippe le 10 février : « J’ai décidé de ne pas aller aux municipales. »

Dans la foulée du retrait de M. Griveaux, Mme Buzyn est appelée par tous les gradés de la majorité, pendant quarante-huit heures « infernales ». Tous les arguments sont utilisés pour la faire plier, comme elle en témoigne dans son journal. Certains lui font même comprendre qu’elle pourrait ne pas retrouver son poste au remaniement qui suivra les municipales, si elle décidait de rester au ministère. Le président en personne l’appelle à deux reprises dans la nuit du samedi 15 au dimanche 16 février, rapporte-t-elle. « Un véritable harcèlement », s’indigne un proche de l’ex-ministre.

A la fin du week-end, cette dernière finit par céder. Alexis Kohler exige que, dans le communiqué de presse qui annonce sa démission, soit bien précisé qu’elle quitte le gouvernement « à [sa] demande », raconte-t-elle. « J’ai tenté de résister, mais la pression était trop forte, admet-elle. Je comprends aujourd’hui que tout avait été décidé et qu’il fallait juste trouver la bonne formule pour que je lâche prise. » Elle regrette aussitôt : « Je n’aurais jamais dû partir. A la santé, j’étais à ma place. Là, on me poussait au mauvais endroit au mauvais moment. »

Elle répète qu’il faut « annuler les élections »
La campagne est un « cauchemar ». Elle ne connaît ni les équipes, dévouées à Benjamin Griveaux, ni le programme, et échoue à rallier le dissident Cédric Villani. Agnès Buzyn découvre en novice le jeu politique et son lot de mesquineries. En off, les uns se moquent de ses cheveux lâchés, « comme à la “Star Ac’” », mais, quand elle les attache, on lui reproche de vouloir imiter son ex-belle-mère, Simone Veil. Elle subit même l’ire de Nicolas Sarkozy, qu’elle a critiqué dans un débat sur les effectifs policiers, et qui la menace de « sulfater » sa campagne. Elle s’en ouvre aussitôt à M. Macron. Celui-ci lui répond par SMS que Sarkozy est « très émotif et exotique » mais qu’il vaut mieux l’avoir « neutre ou de son côté ». « Monsieur le Président, je suis dissociée, je fais campagne pour Paris et pour vous, mais je ne pense qu’à la crise ! », glisse-t-elle à celui qui la « coache », multipliant les conseils tactiques, de jour ou de nuit. Il l’encourage à tenir bon : « On va gagner ! »

Jusqu’au premier tour, elle continue d’alerter les deux plus hauts responsables du pays, de plus en plus alarmiste. Ainsi a-t-elle une deuxième conversation téléphonique avec Emmanuel Macron, le 29 février, au cours de laquelle elle regrette que le gouvernement ne soit pas assez dans l’anticipation. « On perd du temps sur l’épidémie », s’inquiète-t-elle, l’incitant à monter une « task force dédiée » : « Il faut préparer les hôpitaux, l’opinion publique, le pays n’est pas prêt ! »

Le 10 mars, alors qu’Edouard Philippe, venu la soutenir, s’affiche avec elle dans un bistrot du 17e arrondissement, elle lui répète qu’il faut « arrêter les élections ». La vie du pays doit bien continuer, répond-il. Trois jours plus tôt, M. Macron s’est d’ailleurs lui-même affiché au théâtre avec son épouse, pour inciter les Français à ne pas modifier leurs habitudes. « Je continue de vous demander de tout arrêter, comme en Italie, le plus vite possible, insiste Mme Buzyn le 13 mars. Cela va être la bérézina dans les hôpitaux. »

Au lendemain du premier tour, le 16 mars 2020, c’est à Edouard Philippe qu’elle s’adresse. Le ton monte. La candidate LRM est furieuse que le gouvernement n’annonce pas immédiatement l’annulation du second tour et, par conséquent, la suspension des tractations de l’entre-deux-tours : « Tout cela est déconnant ! Ne nous fais pas faire une tambouille de deuxième tour quand la situation est si grave. Nous avons été assez ridicules comme cela. » Plus tard dans la journée, elle dit à « Edouard » qu’elle est « triste » qu’il ne l’ait pas écoutée une semaine plus tôt, quand elle lui a demandé de repousser le scrutin. « Cette campagne a été une souffrance pour moi tant je n’aurais pas pris les mêmes décisions que vous et tant j’ai senti le danger toutes ces semaines », écrit-elle. Dans ses SMS, elle précise avoir vécu ces élections comme une « mascarade » et parle de l’épidémie comme d’un « tsunami » à venir. Elle répète ces mots le soir même au téléphone devant Le Monde, en larmes, suscitant un immense embarras au sommet de l’Etat, et la précipitation de sa disgrâce.

Juste après l’allocution du président, qui annonce une série de mesures restrictives dans la soirée, sans toutefois jamais prononcer le mot de « confinement », l’ex-ministre écrit une nouvelle fois au premier ministre : « Edouard, vous êtes en dehors de la plaque, et si tu as encore confiance en moi, prenez une décision de confinement car nous avons quinze jours de retard. Et je ne perds pas mes nerfs, je suis lucide depuis des semaines et, derrière vos décisions, ce sont des gens qui vont mourir. » Aujourd’hui, elle résume : « Bien sûr, c’est facile de dire après “j’avais tout vu”. Ce qui est certain, c’est que j’avais un pressentiment, et tout le monde me disait que j’étais folle. J’ai fait le maximum de ce qu’il était possible de faire à cette période-là. » Elle ajoute : « Pendant toute la campagne, j’ai continué d’envoyer des textos, d’alerter, mais j’ai senti que je ne pesais plus rien et que je parlais dans le vide. Je n’étais plus aux affaires et on me le faisait sentir. »

« Je suis devenue l’ennemie publique numéro un »
Critique avec les conseillers de l’Elysée et de Matignon, où n’officie « aucun médecin », Agnès Buzyn se montre également méfiante avec le conseil scientifique. Elle raconte dans son journal qu’elle met en garde MM. Macron et Philippe contre ces experts (qui devaient être décorés ce mardi 25 octobre 2022 à l’Elysée, selon Le Journal du dimanche).

Au cours du printemps 2020, l’ancienne ministre est également sidérée d’apprendre qu’Emmanuel Macron se rend à Marseille, le 9 avril, pour consulter le professeur Didier Raoult, partisan du traitement controversé à l’hydroxychloroquine. Pendant des semaines, elle a alerté les deux têtes de l’exécutif contre l’infectiologue et ses lubies. Aujourd’hui, elle assure qu’elle-même n’aurait « jamais » signé le décret autorisant cet antipaludéen dans le traitement du Covid-19, ce qu’Edouard Philippe et Olivier Véran font, le 26 mars 2020. « Il aurait fallu me passer sur le corps », insiste-t-elle, rappelant que « la rigueur scientifique » est la « valeur cardinale » de son parcours.

Plusieurs amis lui ont rapporté qu’Emmanuel Macron reconnaissait, depuis, qu’« on aurait dû écouter Agnès ». Un baume apaisant. « Ça a été très dur pour elle, relate l’ex-communicant élyséen Gaspard Gantzer, qui l’a secondée pendant la campagne de Paris. Elle a été unanimement détestée et a subi de violentes attaques, dont beaucoup à caractère antisémite, alimentées par la fachosphère. C’est une grande brûlée de la politique. » L’intéressée reconnaît que l’épisode a abîmé ses idéaux, nourris dès l’âge de 21 ans et son entrée dans le « clan Veil » (elle a épousé Pierre-François, l’un des fils de Simone Veil, dont elle est divorcée). « Je m’attendais à ce que la politique soit rude, mais pas à ces torrents de boue, ça a dépassé tout ce que j’aurais pu concevoir, dit-elle. Je suis devenue l’ennemie publique numéro un. »

Pour autant, au grand dam de ses amis qui y voient une forme de « naïveté », elle assure ne pas être encore « guérie de l’action publique ». « Beaucoup de responsables politiques ont traversé des choses difficiles, ça leur a forgé le caractère », argue-t-elle.

Agnès Buzyn affirme aujourd’hui qu’elle va « bien », parce qu’elle l’a « décidé ». Elle ne veut pas passer pour une « victime », ni vivre dans la « rancœur ». « Je suis passée dans une lessiveuse mais il faut que j’en ressorte droite. » La lecture du livre de Cynthia Fleury Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment (Gallimard, 2020) l’a aidée, assure-t-elle : « Nous n’avons pas d’autre choix que d’avancer. » Tout comme le film de Xavier Giannoli Les Illusions perdues, qu’elle a vu à l’automne 2021, l’a « bouleversée ». « Rien n’a changé, observe-t-elle, nous vivons dans le même monde de paraître, de paresse et de vacuité où il faut créer la polémique pour faire vendre et où l’on préfère façonner l’opinion avec de fausses informations plutôt que de chercher la vérité. »

Mais cette quête n’est pas sans risque. Peut-être l’avait-elle pressentie dans un SMS à Edouard Philippe, envoyé le 13 février 2020 : alors qu’elle évoquait la perspective d’une « crise d’ampleur et très longue », et lui réclamait des renforts au ministère, elle s’excusait de « ces mauvaises nouvelles ». Elle ajoutait : « Je crains le même sort que les messagers de la Grèce antique. » Dans la mythologie grecque, Cassandre, qui a reçu le don de dire l’avenir, est condamnée dans le même temps à n’être jamais crue. Les proches de l’ex-ministre ont exhumé une chanson de Guy Béart, qui ne dit pas autre chose : « Le premier qui dit se trouve toujours sacrifié. (…) On lui coupe la langue, on le dit fou à lier. »

Solenn de Royer