L’hôpital

Le Monde.fr : Crise de l’hôpital : de la pénurie de généralistes jusqu’aux urgences, un système de soins au bord de la noyade

Juillet 2022, par infosecusanté

Le Monde.fr : Crise de l’hôpital : de la pénurie de généralistes jusqu’aux urgences, un système de soins au bord de la noyade

Par Luc Bronner (Orléans, envoyé spécial)

Publié le 13/07/2022

REPORTAGE A Orléans, dans le département du Loiret, sévèrement touché par la désertification médicale, les soignants sont à bout. Au-delà de la crise la plus visible, celle des urgences, ils décrivent un système qui se dirige vers une « catastrophe ».

Coline Boucher, 29 ans, s’est assise sur un lit vide, dans une chambre des urgences, un matin plus calme que les autres. Elle a épousseté le matelas avant de s’installer. Un moment de répit. Et de colère froide, profonde, de celles qui font changer de vie. Infirmière depuis six ans, elle va abandonner l’hôpital d’Orléans. Le ras-le-bol l’a emporté. Le manque de considération. L’absence de perspectives. L’épuisement post-Covid-19.

Coline Boucher raconte son premier arrêt-maladie, en décembre 2021. Elle décrit les larmes dans le service, d’infirmières ou de médecins, le matin avant de prendre leur poste, en pleine garde, ou le soir dans les toilettes, quand des collègues effacent les traces sur leur maquillage en disant : « Non, non, c’est rien, t’inquiète pas. » « Le coût personnel est tellement élevé. Les journées sont si dures. J’avais plus envie de sortir, j’avais juste envie de rentrer chez moi. »

Ce qu’elle fera ensuite ? Elle ne sait pas. « Peut-être de l’intérim. » Mais elle part en sachant ce qu’elle ne veut plus supporter. « Le déclencheur, pour moi, ça a été de constater que j’avais changé et qu’au fond je n’étais plus du tout soignante. Je me sentais agacée quand les patients demandaient de l’eau. Lorsque les familles appelaient, je n’avais pas la force de répondre. J’avais même plus envie d’écouter. Je pars pour me sauver, pour ne pas subir, pour ne plus venir la boule au ventre. » Coline Boucher laisse passer un instant. « Je constate qu’on est des pions, on est des noms dans des cases. »

Les mots de la jeune infirmière rejoignent ceux de beaucoup d’autres à Orléans, prononcés au milieu d’une garde, dans les rires et la chaleur d’une salle de repos, au moment d’une pause cigarette, dans le calme trompeur de la maternité, dans le brouhaha de l’accueil des urgences, dans l’agitation des services ou le silence des cabinets médicaux en ville.

Ce sont des mots qui empruntent des chemins différents, mais qui finissent tous par l’expression d’une même crainte : la mort de l’hôpital public, comme celle d’un patient dont le pronostic ne fait plus aucun doute, le corps social usé, les organes institutionnels défaillants, l’espoir envolé.

Vague de départs de soignants
Des infirmières. Des médecins. Des sages-femmes. Des aides-soignantes. Des vieux sages. Des novices. Des chefs. Des sans-grade. Tous, ou presque, racontent l’engrenage des défaillances, des manques, des choix politiques aussi, qui conduisent le système de soins dans son ensemble, pas seulement l’hôpital, au bord de la « noyade », de la « catastrophe », de l’« indignité » et de la « maltraitance » – ce terme qui revient souvent à propos des patients et des soignants eux-mêmes.

« On a le sentiment de mal faire notre travail, témoigne une infirmière. Nos patients dans les couloirs, c’est humiliant, c’est de la maltraitance »

La décision de Coline Boucher n’est pas un cas isolé. Le centre hospitalier d’Orléans subit une vague de départs de soignants, symptôme d’une série de crises structurelles, comme des poupées russes qui s’emboîtent, de la désertification médicale jusqu’à la concurrence déloyale des cliniques privées en passant par le management de l’hôpital.

La conséquence du manque de médecins et d’infirmiers est très concrète : plus de 160 lits, sur 997, sont actuellement fermés dans l’établissement pourtant flambant neuf, faute de bras et des cerveaux qui vont avec. Avec une conséquence non négligeable : la perte d’activité liée aux fermetures pourrait engendrer une baisse de 20 millions d’euros pour les recettes de l’hôpital en 2022.

La crise la plus visible, partie émergée du continent médical, est celle des urgences. Le 28 mars, après de multiples appels à l’aide individuels et collectifs, après de nombreux mouvements de grève, les infirmières avaient toutes demandé et obtenu de leurs médecins d’être placées en arrêt-maladie. « On n’en pouvait plus, on a le sentiment de mal faire notre travail, témoigne une infirmière de 34 ans, parmi d’autres, en réclamant l’anonymat pour ne pas risquer de sanctions. Nos patients dans les couloirs, c’est humiliant, c’est de la maltraitance. On sait qu’on dégrade les personnes en les laissant stagner pendant des heures aux urgences. »

Les médecins se sont mis en grève, obligeant l’administration à les réquisitionner et à fermer la porte, pour une durée indéterminée, aux patients qui ne présentent pas d’urgence vitale ou fonctionnelle. Matthieu Lacroix, 40 ans, médecin depuis dix ans, s’est placé en première ligne dans ce combat. Dans le calme relatif d’un service où, depuis trois mois, ne viennent pratiquement plus que les urgences vitales, le praticien raconte les couloirs bondés, l’intimité évanouie, les dizaines d’heures d’attente sur les brancards, la perte de chance des patients les plus fragiles. « A l’endroit où on devrait apporter du soin, c’est de la maltraitance, involontaire et subie, mais c’est de la maltraitance. Tous les besoins naturels et les droits élémentaires d’un être humain sont remis en question. C’est indigne. »

Pénurie de médecins traitants
La crise vient de loin. De la désertification médicale, en premier lieu. Dans la région Centre-Val de Loire, les médecins, généralistes et spécialistes, manquent depuis longtemps. La situation est devenue critique ces dernières années. Dans la salle bardée d’écrans du SAMU d’Orléans, l’assistante régulatrice du Centre 15 ne masque pas son incompréhension. Sa voix forcit : « Monsieur, vous me parlez de crampes que vous avez depuis des mois ! Vous avez des symptômes depuis des mois ! » La demande est d’une banalité absolue, et la prise en charge urgente refusée.

Près de 6 000 appels téléphoniques parviennent ainsi chaque semaine au Centre 15 du Loiret. Pascal Cendrie secoue la tête : « On est débordés par les appels de la permanence de soins, explique le régulateur de 53 ans en parlant des malades sans suivi médical régulier. J’entends souvent des patients dire : “Mon médecin est parti à la retraite depuis un an, parfois deux, donc je n’ai plus d’ordonnances.” »

Des dizaines de milliers d’adultes n’ont pas de médecin traitant et n’en trouveront pas dans les prochaines années en raison des départs à la retraite. « Quarante mille personnes sur le département, c’est énorme », se désole le président du conseil de l’ordre, Christophe Tafani, lui-même radiologue dans une clinique privée florissante. « Aujourd’hui, 18,7 % des plus de 16 ans n’ont pas de médecin traitant. La situation n’est pas bonne », reconnaît Laurent Habert, à la tête des 350 fonctionnaires de l’agence régionale de santé (ARS), l’instance qui pilote la politique de santé.

Tous les jours, les secrétariats des cabinets médicaux répondent – négativement – à des dizaines d’appels de patients désespérant de trouver un médecin de famille. Gérard Klifa, 65 ans, généraliste à Saint-Jean-de-la-Ruelle, une ville populaire dans la banlieue d’Orléans, se souvient, par exemple, de l’époque où vingt médecins exerçaient dans la commune. Ils ne sont plus que onze – et encore, la mairie a investi dans une maison médicale pour tenter de maintenir une offre correcte. « Les gens sont désemparés. Ils nous disent parfois leur colère. Et chacun cherche sa propre solution. On tente de les aider comme on peut, en essayant de convaincre les spécialistes de les prendre. » La débrouille, loin de la promesse de l’égalité républicaine.

Tous les secteurs sont touchés
A une quinzaine de kilomètres, Boigny-sur-Bionne, un village de 2 000 habitants dans la campagne. Thierry Thomas, 52 ans, ouvre les portes de son cabinet médical. Avec ses associés, il est submergé de demandes. « J’ai accepté de prendre des contrats de médecin traitant jusqu’à il y a trois ans. Puis, j’ai limité aux habitants de la commune. Puis, j’ai décidé de ne plus en prendre de nouveaux. » Il compte 2 000 patients enregistrés, deux fois la moyenne nationale. Sa femme, Céline Alzy-Thomas, 53 ans, médecin généraliste à Mardié, à quelques kilomètres, dénombre les multiples exemples de patients qui n’ont pas pu être pris en charge correctement. Et le pire est encore à venir : « Un de nos associés part en retraite en fin d’année. On va passer de quatre à trois médecins. On ne va pas refuser ses patients. Mais on ne va pas pouvoir les prendre tous. »

Tous les secteurs sont touchés. Moins de kinésithérapeutes. Moins de dentistes. Et des infirmières en nombre insuffisant dans le Loiret, y compris celles en cours de formation. « Nous avons la densité de médecins spécialistes la plus faible de France », pointe le directeur de l’ARS. Il faut, par exemple, jusqu’à six ou huit mois pour un rendez-vous chez un dermatologue. On tente l’expérience. Réponse sur le répondeur d’un des cabinets de la ville, mi-juin : « Les plannings des médecins sont complets. Merci de rappeler début août pour un rendez-vous à l’automne. »

Les délais explosent partout. Pour les cardiologues. Pour les ophtalmologues. Pour les examens techniques. Les classes sociales supérieures peuvent certes contourner l’obstacle. Prendre le train et des rendez-vous à Paris. Obtenir le téléphone portable d’un médecin pour couper la file d’attente. Les plus avertis donnent l’adresse d’une clinique des Hauts-de-Seine où des scanners et des IRM sont réalisés vingt-quatre heures sur vingt-quatre, à condition d’en payer le prix. Les plus pauvres, en revanche, qui cumulent souvent les pathologies, n’ont pas ces ressources. Et se tournent donc vers les urgences.

Dès lors que le premier maillon de l’offre de soins ne fonctionne plus pour tout le monde, le service public hospitalier est soumis à une pression considérable, sinon intenable, puisque le manque de ressources s’y aggrave en parallèle. Dans son bureau, qu’une âme rieuse a surnommé le « bureau des légendes », Matthieu Lacroix prend entre ses mains l’annuaire plastifié où sont inscrits les noms des médecins de l’hôpital. Le document date de fin 2020. Il lit à voix haute : « Lui est parti, elle est en arrêt, il est parti, lui aussi, elle est partie, elle aussi, et lui, pff, lui, lui, elle… »

« J’ai le projet de partir d’ici à un an »
Un cercle vicieux. La dégradation du cadre de travail conduit des soignants à partir, ce qui fait peser plus de charges sur ceux qui restent, et les fragilise un peu plus. « Dans les discussions de couloir ou pendant les pauses, c’est une question qu’on entend souvent : Tu restes, toi ? »

Clément Rozelle, 35 ans, médecin urgentiste, fait partie de ces soignants pour lesquels la réponse n’est plus évidente. « J’adore mon métier. Dans la réalité, soit je passe mon temps à chercher des lits, soit je gère des conflits. C’est un crève-cœur, pour moi qui viens d’une famille d’hospitaliers, mais j’ai le projet de partir d’ici à un an pour travailler en ville. »

Plusieurs services vitaux de l’hôpital d’Orléans ont subi des départs massifs. Ou ne parviennent plus à recruter, sauf des intérimaires ou des médecins étrangers, venus notamment des pays du Maghreb.

La gériatrie, en particulier, concentre les difficultés. Le service a longtemps été considéré comme un des secteurs de pointe de l’hôpital. Il a compté, en 2017, jusqu’à soixante-quinze lits et quinze praticiens spécialisés, chargés de prendre soin de patients envoyés par leur généraliste ou arrivés directement aux urgences après une chute ou un AVC par exemple.

Le résultat de conflits internes, de conditions de travail détériorées et du départ de soignants découragés. « J’ai été le spectateur d’une déroute, raconte l’un d’eux, Pascal Blanc, qui a jeté l’éponge en 2021 et obtenu sa mutation pour le CHRU de Tours après dix-huit ans à Orléans. On avait développé une armada d’outils gériatriques, on était une référence ! L’hémorragie de médecins a obligé à abandonner nos activités vitrines. Puis à baisser le nombre de lits pour s’adapter au nombre de soignants. L’accueil des patients envoyés par les médecins de ville a été sacrifié. Des généralistes nous appelaient pour prendre leurs patients. On n’avait plus de place, on leur répondait qu’il fallait attendre deux ou trois semaines. Parfois, quand on les rappelait, le patient était mort… J’ai fini par ne plus accepter, je suis parti. On avait prévenu que ce scénario catastrophe allait arriver et qu’on pouvait l’empêcher. Rien n’a été changé. »

Dans un bureau sans fenêtre, Bénédicte Colson, 48 ans, la cheffe du service, confirme la déshérence. « Tout s’est étiolé. Aujourd’hui, on a le sentiment que le bateau coule, que la brèche a été ouverte. » La médecin indique qu’une infirmière de nuit est venue demander à travailler le jour. « Je n’ai personne pour la remplacer. Comment faire ? Ceux qui restent sont ceux sur qui on continue de cogner, ceux qui tiennent la route, ceux à qui on demande le plus sans leur donner de reconnaissance. Cela fonctionne encore parce qu’on est extrêmement solidaires. »

Pendant trois semaines, cet été, les médecins ne seront que deux pour trente lits. « Le jour où on devra répondre à un afflux, on ne saura pas faire plus. » La qualité des soins s’en ressent. Il faut aujourd’hui attendre six mois pour une consultation. Faute d’orthophoniste, par exemple, les patients victimes d’un AVC avec troubles du langage ne peuvent être pris en charge correctement. Une des deux assistantes sociales est partie en congé maternité et n’a pas été remplacée, alors qu’elles jouent un rôle-clé pour les malades dans l’incapacité de rentrer chez eux.

Des dominos qui se font tomber
L’effondrement de la gériatrie a eu des conséquences sur les autres services. Beaucoup de patients qui arrivent aux urgences sont des personnes âgées. La logique médicale est de leur proposer une prise en charge gériatrique de courte durée. Mais, faute de lits disponibles, elles sont envoyées dans d’autres services.

L’effet est désastreux. D’abord sur les patients qui ne sont pas hospitalisés là où il faudrait. Ensuite pour les soignants de ces services, contraints, en urgence, de s’occuper de pathologies éloignées de leur spécialité. « Une partie du découragement vient de l’obligation de prendre en charge ces personnes âgées, alors que ça n’est pas leur mission première », reconnaît le directeur de l’hôpital, Olivier Boyer. « Le courage serait de dire à tout le monde qu’il faut remettre les choses à plat sur tout, avec la part des plus de 65 ans qui augmente dans la population », ajoute Willy-Serge Mfam, le chef du service de réanimation.

La crise de l’hôpital est une crise systémique, où l’affaiblissement d’un service fragilise les autres, comme des dominos qui se font tomber. En quelques années, la rhumatologie est passée de quarante-sept à trente-trois lits ouverts. Quatre praticiens hospitaliers ont quitté le service dans la période récente, certains découragés par la place prise, toujours en urgence, par des malades qui n’avaient rien à voir avec leur formation. « Tenez, mercredi dernier, par exemple, on a eu sept appels pour des patients des urgences. On nous dit, et je les comprends, tu veux bien nous prendre une inclusion ? Ou un accident cardiaque ? », raconte Nada Ibrahim Nasser, 34 ans, la cheffe de service.

Le jour, chaque infirmière s’occupe de dix personnes. La nuit, le nombre monte à trente-trois malades. « Si ce ne sont que des patients en rhumato, ça va encore. Mais si une partie des lits sont occupés par des urgences, c’est l’horreur. » Là encore, à trop tirer sur la corde, le même risque : que les infirmières craquent, partent, et que les lits continuent de fermer.

L’impact de la baisse des ressources est immédiat sur la qualité des soins. « Les généralistes nous envoient des patients avec des lombalgies chroniques. Ces personnes sont parfois arrêtées depuis trois ou quatre mois, et on ne peut pas leur proposer de rendez-vous avant un an. C’est ubuesque. Elles souffrent beaucoup et ne peuvent plus travailler, on leur donne des délais insupportables. » Même chose pour des tendinites à l’épaule, courantes chez les caissières des hypermarchés, notamment. « Des généralistes nous demandent de faire des infiltrations. On leur répond : “Dans six mois.” Vous imaginez ? »

Nada Ibrahim Nasser avait trouvé une collègue dans le libéral, généraliste, prête à rejoindre l’équipe. En lui proposant des gardes aux urgences, elle pouvait maintenir son niveau initial de revenus (6 000 euros). La clinique privée voisine lui a proposé le double. Sans garde. « Comment ne pas se décourager ? », interroge-t-elle. Elle-même touche 4 500 euros net grâce aux astreintes. Dans le privé, elle pourrait gagner deux ou trois fois plus. « Je suis à l’hôpital parce que j’aime ma spécialité. Ce que je fais, je ne pourrais pas le faire en cabinet. » Elle va s’accrocher. Jusqu’à quand ?

La situation est tout aussi délicate en gynécologie et à la maternité. Les femmes, qui sont les plus nombreuses parmi les personnes âgées, sont aussi les premières victimes du manque de gynécologues. « L’accès de nouvelles patientes est presque impossible. Une femme devra souvent aller à Tours ou à Paris, ou consultera une sage-femme », constate Catherine Leperlier, gynécologue. Par effet de ricochet, l’hôpital se trouve là aussi mis en difficulté. De plus en plus de sages-femmes le quittent pour répondre à la demande en ville. Les maternités se vident de leurs forces, et ce sont les mères qui en pâtissent.

« On n’a pas assez de temps pour elles. On leur impose parfois de partir en clinique pour les suites de couches. On ne les laisse pas libres de leur choix. C’est de la violence institutionnelle », glisse une sage-femme de 32 ans, sans donner son nom, pour se protéger. Sa collègue, 33 ans, acquiesce : « Au moins, celles qui travaillent en libéral n’ont pas ce sentiment d’être dans une forme de violence avec les patientes. »

« Face à nous, une bureaucratie et du mépris »
Claire Ceccaldi a pris un moment entre deux réunions à la maternité. Elle préside la commission médicale d’établissement, l’organe représentant le corps médical dans l’hôpital. A 66 ans, elle a derrière elle une belle carrière de gynécologue-obstétricienne au sein de la maternité, où près de 5 000 enfants naissent chaque année. Elle ne cache pas son inquiétude. « C’est une catastrophe. Il nous manque dix-sept équivalents temps plein sur cent vingt sages-femmes. » Elle pointe le fait que la première cause de mortalité n’est plus l’hémorragie au moment de la délivrance. Ce sont aujourd’hui les suicides. « Parce que nous n’avons plus le temps de les suivre et que la grossesse, puis l’accouchement, peuvent être des moments de grande fragilité. »

« J’ai voulu partir, à un moment. J’en pouvais plus. On me faisait un pont d’or dans le privé. Trois fois mon salaire. Je me suis dit que je ne pouvais pas lâcher quand ça ne va pas », raconte Claire Ceccaldi, gynécologue au centre hospitalier d’Orléans

Il y a encore cinq ans, la gynécologue estimait disposer de moyens suffisants. « L’ARS a demandé de faire des économies. On avait un projet d’accompagnement pour les mères en difficulté ; ils ont dit : “Faut arrêter ça”. On nous a enlevé une sage-femme, puis une autre. » Des infirmières ont choisi de partir. Des sages-femmes aussi. Elle-même a hésité à quitter le navire. « J’ai voulu partir, à un moment. J’en pouvais plus. On me faisait un pont d’or dans le privé. Trois fois mon salaire. Je me suis dit que je ne pouvais pas lâcher quand ça ne va pas. Et l’obstétrique me fait tenir, c’est mon métier. » Elle aussi va s’accrocher.

Dans la crise de l’hôpital se joue autre chose. Plus essentiel encore. La mise en place de la tarification à l’activité, la codification de tous les actes, la pression des indicateurs de performance individualisés n’ont pas seulement consacré une vision comptable des soins. Plus profondément, depuis vingt ans, les réformes ont modifié la place des soignants, leur propre image, la nature de leur travail, même si, évidemment, des médecins trouvent leur compte dans le fonctionnement actuel.

Là où la plupart des entreprises en terminaient avec le modèle de la taylorisation, l’hôpital a fractionné les tâches, codé les actes, mis en place une ingénierie complexe de la tarification, du suivi des actes et donc du contrôle. Les réformes successives ont – peut-être – permis de réduire certains coûts. En tout cas, ceux qui peuvent être cotés dans des tableaux Excel. Mais beaucoup de soignants ont vécu ces changements comme une forme de relégation et de dévalorisation. « On a le sentiment d’être des pions, avec, face à nous, une bureaucratie et du mépris », résume Victoria Carré, 55 ans, urgentiste, le visage défait après une longue garde, en employant des termes utilisés par beaucoup d’autres.

« Déni face à la souffrance »
Dans la communication officielle de l’hôpital, les mots du management public ont envahi l’espace – les « dynamiques d’engagement », les valeurs qu’il faut « consolider », les « objectifs opérationnels » classés par couleurs sur les PowerPoint du projet d’établissement – mais plus personne ne les lit, ni ne les croit. Le décalage entre le monde des soignants et celui de l’administration est abyssal.

« Nous sommes un lieu de production de santé. Si les services produisent plus de soins, ils auront plus de moyens, c’est la logique », argumente ainsi le directeur général, Olivier Boyer, en répétant qu’il applique les consignes données par le gouvernement aux hauts fonctionnaires de la santé. Les performances qu’on demande au service public, c’est pour respecter l’argent des contribuables. » L’administration insiste sur l’effet positif attendu, à moyen terme, de la transformation du centre hospitalier en CHU, une décision exceptionnelle, prise par l’ancien premier ministre Jean Castex, en février, pour former plus de médecins dans la région et répondre, en passant, au projet de la métropole d’Orléans de financer des étudiants en médecine formés directement à Zagreb, en Croatie.

Toute la difficulté est que le discours officiel de l’administration est désormais inaudible. Comme un repoussoir. En tournant lentement sa cuillère dans son café, Bénédicte Guéla-Brondis, 51 ans, pèse ses mots. Elle a commencé sa carrière comme urgentiste puis est devenue médecin du travail de l’hôpital. « Depuis deux ans, j’ai fait des alertes collectives sur la souffrance générée par des organisations du travail trop souvent ignorées par des hiérarchies se trouvant être maltraitantes et toutes-puissantes. »

Mme Guéla-Brondis s’interrompt un instant. « Je sais les risques que je prends. » Elle est censée s’occuper de 5 000 agents. Mission impossible de fait. « Le déni face à la souffrance se trouve des deux côtés : celui des soignants, justifié par leur ethos, qui les conduit à avoir une vision héroïque de leur travail ; et celui de notre gouvernance, ce qui lui permet peut-être de se rassurer et surtout d’éviter d’aborder les vraies questions. » Des mots aux actes. Depuis novembre 2021, la médecin du travail est elle-même en arrêt-maladie pour « épuisement ».