Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Le Monde.fr Des mesures très strictes, avec l’espoir de reprendre vite une vie normale : la stratégie « zéro Covid » est-elle possible en France ?

Février 2021, par infosecusanté

Le Monde.fr Des mesures très strictes, avec l’espoir de reprendre vite une vie normale : la stratégie « zéro Covid » est-elle possible en France ?

Alors que de nombreux pays d’Asie et du Pacifique maîtrisent la circulation du virus, l’Europe et les Amériques peinent à la juguler, regrettent des experts pour qui « vivre avec le Covid-19 » n’est pas la solution.

Par Hervé Morin(avec Pascale Santi) et David Larousserie

Publié le 15/02/2021

« Vivre avec le virus », en espérant que le vaccin nous en délivrera tôt ou tard. Telle semble être la stratégie à laquelle la France et nombre de ses voisins se sont résignés, tentant vaille que vaille de contenir la circulation du SARS-CoV-2 sous un seuil « acceptable » – ce qui se traduit toujours par quelques centaines de morts chaque jour, alors que le pays reste au bord de la rupture sanitaire et économique.

L’objectif fixé par l’exécutif, « la fin de l’été », pour vacciner tous les Français adultes qui le souhaitent, sera-il tenu ? Les aléas de production de l’industrie pharmaceutique et l’arrivée de nouveaux variants affaiblissant l’immunisation suggèrent que cet horizon pourrait reculer. Face à cette incertitude lancinante, n’y a-t-il aucune alternative ?

« Vivre avec le virus ? Dès que vous dites cela, vous faites des compromis, vous tombez dans le fatalisme. La conséquence, c’est que vous ne choisissez pas d’agir », tranche Yaneer Bar-Yam. Ce physicien, président de l’Institut des systèmes complexes de Nouvelle-Angleterre (Necsi) à Cambridge (Massachusetts), un centre de recherche privé, travaille depuis une quinzaine d’années sur les épidémies, après un article dans lequel il pointait l’importance des voyages dans la propagation des maladies. Il est à l’origine du site Endcoronavirus.org et est l’une des figures de proue d’une mouvance d’experts qui refusent donc en bloc de « vivre avec le virus ». Leur stratégie, dite « zéro Covid », sonne comme un truisme : qui ne souhaite pas être débarrassé du coronavirus ?

Eux proposent d’y parvenir en quatre à six semaines d’un confinement strict, suivies d’un contrôle implacable des nouveaux foyers par l’application du triptyque « tester, tracer, isoler » (TTI), et d’une ouverture conditionnelle des zones exemptes de virus.

Des principes simples, et surtout éprouvés, puisqu’ils résonnent avec des succès exemplaires dans la gestion de la pandémie, essentiellement en Asie et dans le Pacifique. Autant de territoires, plaide Yaneer Bar-Yam, qui, une fois le virus sous contrôle, ont renoué avec cette « vie ordinaire dont nous avons oublié ce qu’elle était, tellement notre esprit est concentré sur les défis du présent ».

« Changement vital de stratégie »
Quelle est donc cette internationale montante du zéro Covid ? Plusieurs pôles ont émergé çà et là. Des variantes ont été formulées, entre l’éradication du virus et son simple maintien dans les cordes – un flottement doctrinaire qui est parfois reproché à ses promoteurs.

En Allemagne, cette stratégie a été mise en avant par Die Zeit, qui le 20 janvier a publié le fruit d’une réflexion commune de virologues, de sociologues, de spécialistes de santé publique et de politistes. Le débat, auquel même la chancelière Angela Merkel a participé, a été nourri.

Au Japon, qui jouit pourtant d’un statut épidémiologique enviable, des spécialistes de santé publique expliquent dans le British Medical Journal du 8 février qu’il faut aller encore plus loin : « Le Japon devrait viser l’élimination du Covid-19 », avancent-ils, appelant à un « changement vital de stratégie qui requiert du leadership, de la transparence, et une science robuste ».

Au Royaume-Uni, cette approche revêt les atours d’un « shadow cabinet », ce gouvernement en miroir que les partis d’opposition tentent de faire vivre. En l’occurrence, c’est l’Independent Sage qui se substitue au conseil scientifique officiel du gouvernement britannique pour les situations d’urgence (SAGE), depuis l’été 2020, pour plaider le zéro Covid. Cette structure informelle, impitoyable dans sa critique du gouvernement Johnson, est présidée par Sir David King, l’ancien conseiller scientifique en chef du gouvernement.

En Irlande aussi, les échanges sont vifs, prenant parfois un tour politique, le Parti socialiste appelant à faire passer par cette voie « la santé avant le profit ». Au Canada, signale Yaneer Bar-Yam, des entrepreneurs du tourisme d’Edmonton (Alberta) pensent que les deux ne sont pas incompatibles. Citant le Fonds monétaire international (FMI), ils appellent au zéro Covid « pour aller de l’avant de façon sensée pour le business, l’économie et la santé publique ».

La constellation du zéro Covid n’a pas encore rédigé l’équivalent unifié d’une « Déclaration du Grand Barrington », dans laquelle des épidémiologistes appelaient à laisser la pandémie courir pour parvenir rapidement à une immunité de groupe. Une idée largement dénoncée pour les graves conséquences sanitaires qui s’ensuivraient. Le mouvement zéro Covid en prend le contre-pied complet, mais il cherche à avoir le même impact sur le débat public et la décision politique.

« Ecraser » plutôt qu’« aplatir »
Et puisque, en temps de pandémie, le distanciel est de rigueur, c’est par écran interposé que le Necsi de Yaneer Bar-Yam a organisé du 26 au 28 janvier un « sommet » pour discuter des meilleurs leviers à actionner pour « mettre fin au Covid ». Parmi les intervenants, tous n’étaient pas des experts de la pandémie. Y figurait ainsi Tomas Pueyo, un centralien franco-espagnol expatrié dans la Silicon Valley dans une entreprise de cours en ligne (Course Hero). Au printemps 2020, il s’est rendu célèbre (plus de 60 millions de lecteurs) grâce à des textes traduits en plusieurs langues vulgarisant très tôt les dynamiques de l’épidémie. Il reconnaît lui-même que son expérience en la matière se résume à l’étude de la diffusion virale d’un logiciel – lacune compensée par un talent certain pour le storytelling.

Mais la figure la plus marquante et respectée du mouvement est sans doute l’épidémiologiste néo-zélandais Michael Baker (université d’Otago), l’un des pères de la stratégie implacable qui permet aujourd’hui à son pays de vivre presque normalement. Fraîchement admis dans l’ordre du mérite néo-zélandais, il a cosigné le 28 janvier dans le Guardian un article déclinant « les seize raisons pour lesquelles tous les pays devraient poursuivre une stratégie d’élimination du Covid-19 ». La première étant qu’elle sauve des vies : selon la base de données Our World in Data, le taux de mortalité cumulée imputable au virus est 240 fois moindre en Nouvelle-Zélande (5,18 décès par million d’habitants) qu’en France (1 240 décès par million d’habitants).

Quelle est donc cette stratégie si désirable ? Elle est assez simple à énoncer. D’abord, « écraser » plutôt « qu’aplatir » la courbe des contaminations, par un confinement strict, du type du premier confinement qu’a vécu la France au printemps 2020. Ensuite, une fois atteinte une incidence faible de l’ordre de 10 cas pour 100 000 habitants, contrôler la circulation du virus par une palette de leviers, à actionner selon les cas, les circonstances et les cultures : contrôle des frontières, limitation des rassemblements, masques, « tester, tracer, isoler »… « Aucune mesure n’est suffisante à elle seule, mais en combinaison cela fonctionne à la manière de plusieurs couches trouées de fromage suisse que l’on superpose et qui ne laissent rien passer », explique Tomas Pueyo.

Troisième étape, faire passer peu à peu des régions de « rouge » à « vert », indiquant que ces dernières peuvent retrouver une activité normale. Enfin, être prêt à de nouvelles mesures fortes locales et de courte durée pour éteindre des foyers rapidement. En quatre à six semaines, donc, les résultats pourraient être là. « Cette estimation se base sur le cas de Wuhan, épicentre de l’épidémie, qui avait sans doute dix fois plus de cas réels que détectés et qui a éliminé le virus durant ce laps de temps », décrit Tomas Pueyo.

Contre-exemple cruel
Si le régime chinois et ses mesures autoritaires peuvent sembler des repoussoirs, les tenants du zéro Covid peuvent citer la vingtaine de pays qui sont en train de « battre » le virus : Australie, Cambodge, Islande, Nouvelle-Zélande, Taïwan, Vietnam… Et donner le contre-exemple cruel des pays, notamment européens, qui ont raté une occasion au printemps après les confinements sévères de mars à mai et qui ont vu une seconde vague arriver. « On a rouvert les frontières à l’été et le dispositif “tester, tracer, isoler” n’a pas fonctionné », regrette Tomas Pueyo.

Chaque objection a sa réponse. Le fait que les succès concernent souvent des petits pays, isolés ? Il renverse l’argument : « L’Irlande et la Grande-Bretagne, qui sont des îles, n’ont aucune excuse ! » Le respect des zones rouges et vertes ? Idem, les confinements printaniers ont déjà empêché les mouvements. Le côté autoritaire de cette stratégie ? Les tenants du zéro Covid ne nient pas qu’il faille plus de fermeté dans l’application et le respect des mesures comme l’isolement ou les quarantaines. « Les gouvernements ont déjà contraint les gens à rester chez eux plusieurs semaines. Cela sera acceptable si on dit qu’après ce sera fini », plaide Tomas Pueyo, qui ne fait pas du recours aux technologies de traçage une condition sine qua non, même si « réduire localement et temporairement les protections de la vie privée est mieux que perdre des vies et bloquer l’économie ».

Le coût d’un nouveau « lockdown » ? « Des confinements locaux et de courte durée valent mieux que la situation actuelle », assène Yaneer Bar-Yam, que ce soit aux plans économique ou mental. C’est aussi sa réponse à l’objection d’Angela Merkel, qui juge psychologiquement difficile de maintenir des mesures contraignantes alors même que la circulation virale semblera déjà suffisamment basse. Dès juillet 2020, il expliquait que le système des zones vertes permettrait d’apporter des réponses localisées, et un encouragement à y accéder pour les citoyens.

Finalement, ces judokas rhétoriques retournent la question : pourquoi une partie de l’Occident n’envisage-t-elle pas le zéro Covid ? « C’est plus une question psychologique que technique », pense Tomas Pueyo. « Une question de volonté politique », ajoute Yaneer Bar-Yam. Il considère pourtant que « c’est une stratégie motivante car tout le monde souhaitera être dans une zone sans virus et donc agira dans ce sens. Aujourd’hui, la vie n’est pas revenue à la normale. » A l’inverse, la confiance des citoyens est dilapidée « avec ces yoyos permanents ».

Freinage viral nécessaire
Et en France ? Le débat sur cette stratégie zéro Covid reste embryonnaire. Notre pays, que l’on dit jaloux de ses exceptionnalismes, serait-il prêt à s’aligner sur la lointaine Asie ? Les épidémiologistes et les cliniciens sont partagés, plus sur la faisabilité que sur la pertinence de la proposition sur le fond.

« Aujourd’hui, le zéro Covid est inatteignable à cause de l’intensité de la circulation virale, note William Dab, ancien directeur général de la santé. La condition, c’est un isolement très strict pendant quelques semaines, j’essaierais quatre semaines. » Un freinage viral d’autant plus nécessaire qu’« avec la montée en charge de la vaccination, on va exercer une pression de sélection sur le virus, on va sélectionner des souches qui échappent au vaccin ». Le même phénomène est encouragé par la circulation virale : plus sa population est grande, plus il y a de risques qu’un mutant plus agressif surgisse. Après ce confinement, le « tester, tracer, isoler » prendrait le relais pour juguler les nouveaux clusters et foyers.

Pour l’épidémiologiste Mahmoud Zureik (université de Versailles - Saint-Quentin-en-Yvelines), « théoriquement, cette stratégie est la bonne. C’est un modèle très séduisant : tant que vous maîtrisez 1 000 cas, vous maîtrisez l’épidémie ». Mais il nourrit « de gros doutes » sur l’opportunité de sa transposition rapide en France. « Si on se lançait maintenant, on irait à l’échec, car on n’a pas tiré les leçons de notre incapacité à tester, tracer, isoler efficacement, pour vraiment réussir la sortie du confinement. Si on ne s’y prépare pas dès maintenant, on n’aura qu’une accalmie de courte à moyenne durée, estime-t-il. Le timing est essentiel : il faudrait aussi avoir vacciné suffisamment de gens vulnérables pour y aller, soit plutôt en avril qu’en mars. »

Il s’interroge en outre sur l’état de préparation des pays frontaliers, doutant aussi de leur capacité à tester, tracer, isoler. « Cela demande un état d’esprit, des outils… » Le déploiement de tests salivaires à grande échelle lui semble un préalable, mais aussi une pédagogie sur les moyens de traçage par téléphonie mobile et un effort massif pour l’isolement des cas positifs (indemnisation, hébergement, livraison des repas…).

Antoine Flahaut (Institut de santé globale, université de Genève), qui est favorable au zéro Covid, note lui aussi un certain scepticisme chez ses collègues sur sa transposition en France. Il a ainsi été opposé sur ce sujet, sur l’antenne de France Culture le 10 février, à la professeure de santé publique Anne-Claude Crémieux (hôpital Saint-Louis, Paris), pour qui « on ferait mieux de mettre nos efforts dans une vaccination qui porte ses fruits ». Il explique ces réticences par « le sentiment que les Français n’accepteraient pas de nouvelles mesures plus dures et par une forme de défaitisme – les intéressés parleraient de pragmatisme –, car on aurait raté une occasion au printemps et ce serait trop tard. Il ne resterait plus que la stratégie douce qui parie sur l’accélération de la vaccination ». Mais il se demande si « on n’exagère pas l’opposition des Français au confinement, comme on avait exagéré leur crainte des vaccins ».

En outre, il rappelle que cette stratégie « douce » s’accompagne d’une décrue assez lente du nombre de cas, repoussant la levée des mesures restrictives actuelles à plusieurs semaines : « Avec un taux de reproduction de 1, comme en ce moment, le nombre de cas restera stable et haut. Avec 0,9, il diminue de moitié en un mois, avec 0,7, ce nombre est divisé par deux en une semaine. » A ce rythme, on tomberait à environ 1 000 cas recensés par jour, seulement en un mois… Mais au-delà, lui aussi nourrit des doutes sur le TTI à la française. Il suggère de remonter aux sources de contaminations, comme le fait le Japon, pour identifier les événements et individus superpropagateurs, plutôt que de dépenser trop d’énergie dans l’identification des contacts subséquents.

Risque d’une planète « coupée en deux »
Pour l’épidémiologiste Renaud Piarroux (AP-HP), l’objectif zéro Covid nécessite une « révolution conceptuelle » plus marquée encore dans le traçage et l’isolement des cas. « La haute administration répond à ces enjeux par le contrôle et le normatif, met les acteurs autour de la table pour négocier la tarification des actes, mais peine à se concentrer sur l’opérationnel, déplore-t-il. Rendre le patient acteur de la lutte en lui expliquant l’intérêt d’avertir ses contacts et de s’isoler passe par des visites d’équipes mobiles constituées de personnes formées, expérimentées », plaide-t-il, fort de son expérience du choléra en Haïti et en Afrique. La vaccination et d’éventuels traitements font bien évidemment partie de la solution, mais les variants compliquent l’équation. « Sans “tester, tracer, isoler” efficace, dit-il, on reste à la merci du virus et contraint à des mesures qui gênent toute la population. »

Cette situation risque de perdurer au-delà de l’automne et de la première campagne vaccinale, forcément incomplète, qui n’empêchera pas une circulation résiduelle du virus. Elle dessinerait une planète « coupée en deux », s’inquiète Renaud Piarroux. Aujourd’hui, « une partie importante du globe tend vers le zéro Covid. On ne peut plus s’y rendre quand on vient d’un pays où le virus circule, et, inversement, de la même manière qu’on hésite à se rendre dans les zones impaludées, l’Europe et les Amériques pourraient faire figure de tiers-monde en matière de Covid ».

« Le zéro Covid ne peut marcher s’il est déployé dans un seul pays. Ce serait bien d’avoir une stratégie commune dans les régions frontalières, note pour sa part William Dab. Or je ne vois pas de discussion là-dessus en Europe. Il est vrai que la santé n’est pas une compétence communautaire. » Antoine Flahaut abonde : à l’échelle européenne, des découplages pourraient s’opérer entre les pays qui tolèrent le virus et ceux capables de viser le zéro Covid « qui auront envie d’étanchéifier leurs frontières ». Le Royaume-Uni, l’Allemagne, les Pays-Bas…, qui voient leur incidence baisser fortement, pourraient être tentés par « l’écrasement ». Peut-être y aura-t-il là un ressort pour la stratégie no-Covid : quelle nation pourrait-elle tolérer longtemps de passer pour le « lépreux » du SARS-CoV-2 ?

En tout cas, tous les spécialistes s’accordent sur un point : « Cette période est idéale pour en débattre, car nous ne sommes pas en situation de crise aiguë, exponentielle. Le Parlement devrait se saisir de la question et ouvrir une discussion sur les scénarios possibles », plaide Antoine Flahault. Oubliant l’objectif des 5 000 cas positifs par jour de l’automne 2020, « le gouvernement donne le sentiment d’avoir changé de stratégie sans le dire, note William Dab. On peut estimer que les vieux vont mourir, que l’important est la scolarité des jeunes et la reprise économique, mais qu’il n’y ait aucun débat là-dessus me choque. C’est important d’expliquer les tenants et les aboutissants. Pour beaucoup d’acteurs, quelque chose n’est pas lisible, et ce n’est pas bon ».

Que pense du zéro Covid le conseil scientifique, dont les avis n’hésitaient pas naguère à détailler les options sur la table pour contrer la pandémie ? Ayant vu certaines de ses préconisations ignorées par l’exécutif, il semble sur la réserve. La réponse laconique d’Arnaud Fontanet (Institut Pasteur) fait un parfait modèle de câble diplomatique : « Un peu trop éloigné des arbitrages en cours. Sujet intéressant au demeurant. »