L’hôpital

Le Monde.fr : « Ecœurés par le système », ces soignants qui quittent l’hôpital en pleine deuxième vague

Novembre 2020, par infosecusanté

Le Monde.fr : « Ecœurés par le système », ces soignants qui quittent l’hôpital en pleine deuxième vague

Infirmiers ou aide-soignante, pour eux, la crise sanitaire liée à l’épidémie de Covid-19 a constitué la goutte d’eau : ils ont décidé de se reconvertir, plus ou moins loin de leur vocation.

Par Elisabeth Pineau et Camille Stromboni

Publié le 21/11/2020

C’est seulement la goutte d’eau, mais ce n’est pas la raison profonde. Au début du mois de novembre, en pleine deuxième vague de l’épidémie de Covid-19, Thomas Laurent a quitté l’hôpital. La décision, cet infirmier lyonnais aux Hospices civils de Lyon, diplômé depuis 2010, l’a prise durant l’été, au sortir de la première vague, qu’il a vécue à l’hôpital Edouard-Herriot.

C’en est fini, l’homme de 35 ans s’engage dans une nouvelle voie : ce sera libraire, avec une formation qu’il doit rejoindre en janvier. Il espère faire d’ici là encore quelques vacations comme infirmier. Si le soignant lève les voiles – en se mettant en disponibilité –, c’est qu’il ne « supporte plus » de travailler dans des situations de sous-effectifs.

« Ce n’est pas le Covid en soi, explique-t-il, c’est l’absence de réponse derrière : on s’est dit que la crise du Covid avait porté aux nues des problématiques que l’on pose depuis des années, mais là, on n’a plus d’espoir d’amélioration immédiate, on ne veut pas mourir au travail, ça ne vaut pas le coup. » Il a travaillé ces derniers mois en post-urgences, puis en gériatrie. « Cet été, un jour sur deux, on était en sous-effectif, c’était un médecin qui manquait tel jour, un aide-soignant, une infirmière… On voit bien qu’on ne peut pas travailler correctement, on ne fait que limiter la casse. »

D’après certains indicateurs, cette « fuite » des soignants de l’hôpital public apparaît limitée – une enquête de la Fédération hospitalière de France (FHF), menée auprès de 300 établissements à la fin septembre, et rendue publique le 10 novembre, recensait quelque 12 200 départs (démissions, retraites, fins de contrat) d’infirmiers et d’aides-soignants, soit une « légère hausse », évaluait-elle. Ces départs constituent néanmoins, à écouter les représentants syndicaux ou certains médecins, un phénomène qui se poursuit, voire s’aggrave.

C’est d’abord la « déception de l’après-Ségur » que raconte Thomas Laurent, soit ce plan pour l’hôpital de 8 milliards d’euros annoncé après la crise sanitaire en juillet, par le ministre de la santé, Olivier Véran. « On a bien compris qu’il ne comptait pas remettre véritablement du monde à l’hôpital. » Le soignant en est plus que jamais convaincu, au regard du budget 2021, qui « parle encore de retour à l’équilibre et d’économies », dit-il. Il n’empêche, l’infirmier compte rester mobilisé dans le collectif auquel il appartient, le Collectif inter-hôpitaux, en passant du côté « usager » : « Moi, je suis écœuré, mais sans l’hôpital public, il n’y a pas d’avenir. »

« Une belle solidarité gâchée »
Pour sa consœur Nora Viviani, infirmière au centre hospitalier Jacques-Cœur de Bourges (Cher) depuis huit ans, le déclic est survenu à l’occasion de la distribution de la « prime Covid », destinée à récompenser le dévouement des personnels soignants : 1 500 euros pour les professionnels dans les 40 départements les plus touchés ; 500 euros pour les autres, sauf pour les agents ayant prêté main-forte dans les services « Covid + » d’une centaine d’hôpitaux « de référence », dont une partie d’entre eux ont perçu un montant de 1 500 euros.

L’infirmière de bloc opératoire de 39 ans, qui s’était portée volontaire pour aller renforcer la « réa », n’a pu toucher l’intégralité de la prime, « soi-disant parce que je n’avais pas fait assez de jours consécutifs, alors que j’assurais en même temps les gardes au bloc opératoire et que j’ai prêté main-forte durant un mois, raconte-t-elle. Cette façon de diviser les gens a gâché toute la belle solidarité entre soignants vécue pendant la première vague, c’est retombé comme un soufflé à ce moment-là. J’étais écœurée par ce système, je ne voulais plus faire ce métier ».

Lors de la manifestation des soignants à Paris, le 16 juin, elle fait la connaissance de Nicolas Chabanne, le fondateur de la marque C’est qui le patron ?!, une coopérative de consommateurs. « Il souhaitait apporter son soutien au personnel soignant. J’ai expliqué que mon rêve, c’était de créer de grandes salles de détente comme dans les grandes boîtes, mais pour tous les hospitaliers, en faisant venir des coiffeurs, des profs de yoga… En septembre, lui et son équipe sont revenus vers moi en me disant qu’ils allaient trouver des financements et concrétiser ce projet. »

Le projet pilote sera lancé à Bourges d’ici à la fin de l’année, avec la volonté de développer progressivement le concept dans des établissements publics partout en France, en ciblant d’abord ceux qui ont été le plus éprouvés par la première vague. « Si je ne donnais pas un sens à ma reconversion, je m’écroulais, poursuit la soignante. J’ai été tellement en colère le jour de la distribution des primes que je suis allée dans le bureau de la direction et j’ai jeté ma blouse. »

Nora Viviani quittera officiellement l’hôpital le 14 décembre pour devenir chargée de projet au sein de C’est qui le patron ?!. « Même si je me dis qu’en prenant soin des soignants, je vais continuer à prendre soin des patients, il va falloir partir, ça va être une épreuve, surtout en pleine crise », assure-t-elle.

« Le déconfinement a été une catastrophe »
Pour Aurélie, qui souhaite garder l’anonymat, la crise sanitaire n’a fait que la conforter dans son choix de reconversion, après dix ans au CHU de Nantes. Le 4 janvier, elle troquera sa blouse d’aide-soignante pour celle d’assistante dentaire, dans un cabinet d’orthodontistes aux Herbiers (Vendée), qui lui finance une formation en alternance de dix-huit mois.

Si son établissement a été relativement épargné par la première vague, « le déconfinement, ça a été une catastrophe », témoigne la mère de famille de 32 ans. Son service de médecine polyvalente a vu arriver un afflux de patients âgés en état de décompensation « qu’on a dû gérer sans renforts, et même en sous-effectifs à cause des arrêts de travail pour épuisement qui ne sont pas remplacés ».

« Voir que l’hôpital a été capable de trouver du personnel quand nous étions en unités Covid et que ce n’était plus le cas dès lors qu’on est revenus dans nos services, c’est très frustrant », reprend-elle.

Quand elle est arrivée, en 2010, c’était pourtant « tout beau tout rose ». Mais au fil des ans, sont venus des patients toujours plus lourds et surtout de moins en moins de bras pour les prendre en charge. « C’est un cercle vicieux : celles qui restent s’épuisent à remplacer celles qui ne sont pas là. On a beau faire des grèves, des manifestations, la direction nous dit clairement qu’ils n’ont aucune solution à nous apporter, et que si on n’est pas content, on va voir ailleurs », assène-t-elle.

Le métier d’assistante dentaire requiert une grande polyvalence, il faut savoir jongler entre des tâches de secrétariat et un travail technique et médical à quatre mains avec le praticien. Mais elle en est convaincue : « La pénibilité ne sera pas la même. Et je n’aurai plus à travailler les week-ends, c’est là où on morfle le plus. »

Si son choix est mûrement réfléchi, elle quitte « le cœur lourd » son métier, qui était pour elle une vocation. « J’avais même décidé de ne pas faire de grandes études alors que j’aurais pu. C’est le diplôme d’une vie, je me voyais faire une grande carrière en tant qu’aide-soignante. C’était impensable pour moi d’en arriver là. » A un peu plus d’un mois du grand départ, elle a encore du mal à réaliser. « Pour l’instant, les journées de travail sont tellement dures que je n’arrive même pas à me dire que je vais réussir à quitter enfin l’hôpital. »