Covid-19 (Coronavirus-2019nCoV) et crise sanitaire

Le Monde.fr : « Face au Covid-19, le modèle américain n’a jamais semblé aussi fragile »

Avril 2020, par infosecusanté

Le Monde.fr : « Face au Covid-19, le modèle américain n’a jamais semblé aussi fragile »

Chronique

Stéphane Lauer

Les Etats-Unis s’apprêtent à affronter une saturation des hôpitaux, une explosion du nombre de morts liées au virus et une hausse stratosphérique du chômage, estime, dans sa chronique, Stéphane Lauer, éditorialiste au « Monde ».

Publié aujourd’hui le 6 avril 2020

Chronique. « Keep America great ». Après s’être convaincu d’avoir rendu sa grandeur à l’Amérique, Donald Trump avait adopté ce slogan pour briguer sa réélection à la présidence des Etats-Unis en novembre. Mais en quelques semaines, la pandémie de Covid-19 a rendu caduque cette ambitieuse promesse. Désormais, il n’est pas tant question de maintenir la soi-disant « grandeur » du pays, mais plutôt de remédier aux défaillances que cette crise révèle au grand jour.

Aucun pays, à commencer par la France, n’échappera à un travail d’introspection sur la façon dont il a anticipé, traversé et surmonté cette épreuve. Mais, au moment où les Etats-Unis entrent dans la période la plus difficile en termes de saturation des hôpitaux, d’explosion du nombre de morts liées au virus, doublée d’une augmentation stratosphérique des licenciements due au confinement, le modèle américain n’a jamais semblé aussi fragile.

Les peurs d’une société en disent parfois plus sur sa vulnérabilité que bien des discours. En mars, il s’est vendu 2 millions d’armes aux Etats-Unis, le double du mois précédent. Cette frénésie est alimentée par la crainte que la pandémie aboutisse à des pénuries et des débordements. Depuis que Donald Trump a décrété que les marchands d’armes sont des commerces « essentiels » pouvant bénéficier d’une dérogation au confinement, les faits divers liés au Covid-19 alimentent les infos locales. Aux Etats-Unis, les armes à feu sont considérées comme une réponse à beaucoup problèmes, même si elles sont à l’origine de 38 000 décès chaque année.

30 millions de personnes n’ont aucune couverture santé

Plus que d’armes, les Américains auraient surtout besoin d’un système de couverture médicale digne de ce nom. Le débat sur l’amélioration de celui-ci n’a pas attendu le Covid-19 pour s’ouvrir. Il était déjà au cœur de la primaire démocrate, avant que la crise sanitaire ne l’éclipse. Il risque de revenir en force au moment de l’élection présidentielle.

Les Etats-Unis sont le pays qui consacre le plus d’argent à la santé (17 % du PIB contre 11 % en France) tout en ayant un système peu efficace et très inégalitaire. Avec moins de 3 lits d’hôpitaux pour 1 000 habitants (6 en France et 13 au Japon), une espérance de vie inférieure à la moyenne des pays de l’OCDE, des taux de comorbidités au Covid-19 (40 % des Américains sont obèses, un sur trois souffre de diabète, un sur deux de maladie cardiovasculaire) parmi les plus élevés au monde, les Etats-Unis comptent 30 millions de personnes qui n’ont aucune couverture santé, tandis qu’un Américain sur deux déclare être sous-assuré.

Depuis son élection, Donald Trump a taillé dans les budgets des agences de santé et détricoté l’Obamacare, le système d’assurance mis en place par son prédécesseur. La situation déjà précaire risque de s’aggraver avec l’explosion du chômage dans la mesure où la moitié des Américains bénéficient d’une assurance santé grâce à leur travail.

La flexibilité du marché de l’emploi propre aux Etats-Unis, elle aussi, montre ses limites avec cette crise. Quand l’Europe tente de maintenir les salariés dans les entreprises grâce à des mesures de chômage partiel financées par les Etats, l’Amérique licencie à tour de bras. Dix millions de personnes sont déjà au chômage. Le chiffre pourrait grimper jusqu’à 47 millions, selon la Fed de Saint-Louis, tandis que le taux de chômage tendrait vers les 30 %.

Comme le souligne le Centre pour une croissance équitable, un think tank basé à Washington, « c’est une cascade qui, une fois lancée, est très difficile à arrêter ». Même si les embauches reprendront vite avec la reprise, tout le monde ne rebondira pas. « C’est une grave erreur de la politique menée par l’administration Trump », estime Patrick Artus, chef économiste de la banque Natixis, sur Europe 1. « Groceries or therapy ? » (« faire les courses ou se soigner ? ») : cette question sera sur de nombreuses lèvres ces prochaines semaines et ce ne sont pas les 1 200 dollars que les Américains les moins riches toucheront dans le cadre du plan de 2 000 milliards voté par le Congrès qui vont réellement changer la donne.

Ce gâchis humain pourrait se doubler de conséquences macroéconomiques. Etant donné que selon la Réserve fédérale (Fed), 40 % des Américains ne peuvent pas faire face à une dépense imprévue de plus de 400 dollars, on peut facilement imaginer qu’avec l’explosion du chômage les défauts sur les crédits à la consommation vont se multiplier, ce qui peut déboucher sur une crise bancaire.

L’illusion d’un pays au sommet

Dernière vulnérabilité sur laquelle les Etats-Unis devront bien se pencher un jour : la dérive de la première chaîne d’informations, Fox News, qui a joué un jeu très dangereux dans sa couverture du coronavirus. Approximations, fausses informations, minorations systématiques de la gravité de la situation, la chaîne de Rupert Murdoch n’a reculé devant rien pour protéger Donald Trump, alors que son bilan économique s’envolait en fumée avec la crise sanitaire. Cela a contribué à entretenir jusqu’à très récemment un scepticisme assez fort dans l’électorat républicain, le cœur de l’audience de Fox News.

Le directeur du Harvard Global Public Health Institute, Ashish Jha, a même été jusqu’à affirmer au New York Times que Fox News pouvait avoir une part de responsabilité dans la propagation du virus. Ces accusations ont été relayées par une pétition signée par des universitaires et des journalistes de renom pour dénoncer le traitement biaisé de la chaîne.

La colère et le ressentiment des oubliés de la mondialisation avaient été le moteur de la victoire de Donald Trump en 2016. Depuis, il a entretenu l’illusion d’un pays au sommet de sa puissance grâce à une croissance dopée par le déficit budgétaire et des marchés financiers stimulés par le laxisme de la politique monétaire. Le Covid-19 vient de faire éclater cette bulle, laissant le pays encore plus vulnérable à ses inégalités et ses dysfonctionnements. Avant de parler de « grandeur » de la nation, peut-être faudrait-il commencer par la réparer.

Stéphane Lauer