Réforme retraites 2023

Le Monde.fr : Hervé Le Bras : « Les scénarios du Conseil d’orientation des retraites sont irréalistes en matière de mortalité »

Février 2023, par infosecusanté

Le Monde.fr : Hervé Le Bras : « Les scénarios du Conseil d’orientation des retraites sont irréalistes en matière de mortalité »

Le démographe et historien critique, dans un entretien au « Monde », les projections sur la mortalité et l’immigration utilisées par le gouvernement pour défendre sa réforme des retraites.

Propos recueillis par Elsa Conesa et Solenn de Royer

Publié aujourd’hui le 04/02/2023

Spécialiste des migrations, Hervé Le Bras est démographe, chercheur émérite à l’Institut national d’études démographiques (INED) et historien à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Selon lui, l’évolution démographique et les différentes hypothèses formulées dans le rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR) démontrent que l’équilibre du système n’est pas en péril, contrairement à ce qu’affirme le gouvernement.

Vous avez donné, mercredi 1er février, un séminaire à l’Ecole des hautes études en sciences sociales sur la réforme des retraites. Vous jugez que les projections démographiques retenues par le gouvernement pour justifier la réforme ne sont pas solides, pourquoi ?
Dans sa récente intervention, [la première ministre] Elisabeth Borne a insisté à nouveau sur l’urgence de la réforme des retraites en raison d’une grave menace de déficit sur l’équilibre du système. Pour la justifier, le gouvernement s’appuie sur le rapport du COR, rapport administratif, et non pas scientifique. Ce document privilégie des scénarios irréalistes en matière de mortalité. Il reprend les dernières projections de baisse moyenne et forte calculées par l’Insee, sans rien dire de la projection de baisse faible. Or l’évolution récente plaide en faveur d’une faible augmentation de l’espérance de vie.

Dès la première année (2022), l’espérance de vie retenue par le COR est supérieure de huit mois dans l’hypothèse moyenne, et d’un an et demi dans l’hypothèse haute, à ce qui a été réellement observé [données démographiques publiées par l’Insee en janvier 2023]. L’écart ne devrait que s’accroître entre les scénarios retenus par le COR et la réalité, car dans la plupart des pays développés, on observe une décélération, voire un début de baisse de l’espérance de vie, même avant la pandémie.

D’autre part, la crise de l’hôpital n’augure rien de bon en matière de lutte à venir contre la mortalité. La projection la plus basse de l’Insee, ignorée par le COR, paraît donc la plus vraisemblable et dans ce cas, le déficit déjà modeste en 2027 (12 milliards d’euros) serait pratiquement résorbé pour la bonne raison que moins de progrès de l’espérance de vie se traduit par moins de personnes âgées.

Les prévisions démographiques ne sont-elles pas, par nature, assez certaines ?
On entend souvent dire que la démographie est le domaine qui se prête le mieux à la prévision. Ce n’est pas le cas. Non seulement il arrive des événements exceptionnels, une crise économique, une pandémie, mais des mutations du comportement imprévues et souvent mal expliquées se produisent aussi. Ainsi, en 1979, l’Insee projetait une espérance de vie en 2020 de 70 ans pour les hommes, puis, en 1986, de 74 ans, alors qu’elle a atteint 79 ans en réalité.

L’étonnante baisse de mortalité aux âges élevés, qui commence dans le milieu des années 1970, n’avait pas été actée. On vivait encore dans l’atmosphère des lents progrès des vingt années précédentes. On les avait reconduits dans le futur. Il se passe le contraire aujourd’hui. Sous prétexte des progrès rapides de l’espérance de vie entre 1980 et 2010, on projette qu’ils se poursuivront, alors que les signes précurseurs d’un renversement de tendance sont déjà bien là.

La baisse de la natalité pose-t-elle un problème d’équilibre, comme l’affirment notamment la droite et l’extrême droite ?
L’argument n’est pas pertinent pour les prochaines années, car les naissances manquantes, si on estime qu’il y en a, n’entreront sur le marché du travail que dans vingt à vingt-cinq ans, soit autour de 2045, et seulement à ce moment-là elles cotiseront. Il n’y a pas urgence. Une réforme des retraites étant mise en chantier environ tous les cinq ans, la meilleure prévision que l’on puisse faire est que d’ici-là, quatre ou cinq nouvelles réformes seront mises en place, qui auront le temps de réfléchir à la baisse de la natalité. Ajoutons qu’une part de cette baisse est causée par le retard de l’âge à la maternité d’environ un mois chaque année depuis 2012. D’autre part, la France reste le pays le plus fécond d’Europe (1,8 enfant par femme).

Vous notez aussi que le COR sous-estime dans son rapport le solde migratoire, et donc surestime les déficits à venir…
Il est vraisemblable que les années qui viennent verront un recours plus important à l’immigration, en raison des besoins des métiers en tension. L’histoire se répète : c’était déjà le cas en 1890, en 1920 et dans les années 1970. Le COR n’a sans doute pas osé cette hypothèse, si bien que le solde migratoire observé en 2022 est déjà supérieur à ceux des trois hypothèses qu’il a retenues.

Quand on combine les deux volets, mortalité et immigration, en tenant compte de la situation réelle et non d’hypothèses ad hoc irréalistes, le problème du déficit des retraites disparaît quasiment, du moins à l’horizon 2030. Quant à faire des scénarios jusqu’en 2070 comme le fait le COR, cela n’est pas sérieux : qui peut prévoir le taux de chômage, la croissance économique, celle de la productivité, l’espérance de vie, la fécondité, les migrations en cette année lointaine ? Cela procure l’illusion d’un travail scientifique.

Le gouvernement assure aussi que sa réforme est « juste », qu’en pensez-vous ?
L’affirmer ne signifie rien, tant que l’on n’a pas précisé quel critère est utilisé pour cette justesse ou justice. Une réforme, par définition, comprend une part de détérioration et d’amélioration. Incapable de justifier rigoureusement son texte en termes d’équilibre financier, le gouvernement crée une diversion en arguant des avantages et en omettant ses inconvénients. Communication, quand tu nous tiens…

Lire aussi la tribune : Article réservé à nos abonnés Retraites : « Le débat sur la justice de la réforme est fondamental, mais où sont les données pour le trancher ? »
Pourquoi, selon vous, vouloir réformer les retraites à tout prix ?
Je ne suis pas dans les secrets de l’Elysée. Diverses hypothèses ont été émises. Pour ma part, je pense que c’est une manifestation de plus d’un certain mépris de la classe gouvernementale pour les données, et plus largement pour la science. Les gouvernements de pays comme l’Allemagne ou la Chine comptent plus de scientifiques que celui de la France, et sont plus raisonnables.

Laurent Berger (CFDT), parmi d’autres, redoute que Marine Le Pen en tire in fine les bénéfices. Partagez-vous cette analyse ?
Marine Le Pen masque habilement sa position sur les retraites, en se tenant à l’écart des manifestations, alors qu’elle a défendu un retour à la retraite à 60 ans. Elle a agi de même pour l’immigration pendant la campagne, en utilisant Eric Zemmour comme repoussoir. Cette réforme lui permet de poursuivre sa stratégie de dédiabolisation, en donnant un peu à chaque camp. Comme Perrin Dandin dans la fable de La Fontaine sur l’huître et les deux plaideurs, elle espère consommer l’huître… en 2027.

Elsa Conesa et Solenn de Royer