Les retraites

Le Monde.fr : Hervé Le Bras : « Sur les retraites, il n’y a aucune urgence à prendre des mesures d’économie »

Décembre 2019, par infosecusanté

Le Monde.fr : Hervé Le Bras : « Sur les retraites, il n’y a aucune urgence à prendre des mesures d’économie »

Tribune

Hervé Le Bras

Démographe, spécialiste des migrations, chercheur émérite à l’Institut national d’études démographiques (INED) et historien à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)

L’évolution démographique et les différentes hypothèses formulées dans le rapport du Conseil d’orientation des retraites démontrent, selon le chercheur, que l’équilibre du système n’exige pas de mesures financières importantes, telles que l’instauration d’un âge pivot.

A l’unisson, les membres du gouvernement, Edouard Philippe en tête, clament que notre système de retraite est au bord du gouffre et que l’instauration d’un âge pivot est une mesure incontournable pour le sauver. Ils brandissent à cet effet le dernier rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR). Or la lecture du rapport ne donne pas l’impression d’une urgence absolue. Dès son premier graphique, le COR montre que les dépenses du système de retraite, qui dépassaient encore 14 % du PIB en 2016, sont passées au-dessous (13,7 % en 2018). Quelle que soit la croissance économique, atone ou vigoureuse, elles ne dépasseront pas 14 %, à l’horizon de la projection en 2030.

Ensuite, les graphiques du rapport du COR estiment le solde du système selon trois hypothèses. Dans le cas le plus souhaitable où l’Etat maintiendrait ses interventions financières au taux actuel, le déficit en 2023 ne serait que de 0,2 % du PIB, deux millièmes autrement dit, ou 5 milliards d’euros. Quand on a vu l’Etat lâcher 17 milliards pour calmer la révolte des « gilets jaunes », il ne semble pas qu’un déficit de 5 milliards soit insurmontable et qu’il ne puisse pas être résorbé par des mesures paramétriques relativement modestes, en réunissant vers 2022 les partenaires sociaux pour en décider à court terme, en connaissance de cause.

Le déficit prévu s’explique par le retrait de l’Etat et non par des raisons économiques ou démographiques
Dans les deux autres hypothèses du COR, le déficit est plus élevé car l’intervention de l’Etat se réduit. Les motifs de la réduction sont nombreux et complexes. Les cotisations représentent 80 % des ressources, mais les 20 % restants dépendent de nombreux dispositifs d’Etat : compensation des exonérations sur les bas salaires, subventions aux régimes spéciaux en raison d’une pyramide d’âge défavorable, compensations du chômage et des prestations familiales, etc. Or ces deux hypothèses défavorables du COR supposent une baisse importante des subventions, de 25 % de leur montant pour l’une, de 12 % pour l’autre, à l’horizon 2030, notamment à cause des mesures prises en faveur des « gilets jaunes ».

Dans sa conclusion, le COR reconnaît (p. 59) que « le déficit n’est pas lié à l’évolution des dépenses de retraite dont la part dans le PIB reste constante. Il s’explique par la diminution des ressources du système de retraite. Cette baisse s’explique elle-même pour l’essentiel par une diminution, en pourcentage du PIB, de la contribution de diverses entités publiques (Etat, administrations publiques locales, CNAF, Unédic) ». Dit de manière plus directe, le déficit prévu s’explique par le retrait de l’Etat et non par des raisons économiques ou démographiques. L’âge pivot a donc pour but de compenser le retrait de l’Etat alors que si celui-ci maintenait sa contribution, comme le suppose la première hypothèse du COR, le déficit resterait minime.

Cotisations destinées à tous
Prenons la pire hypothèse du COR, un déficit de 17 milliards en 2025 en cas de fort retrait de l’Etat. Sans même piocher dans le fonds de réserve des retraites, les régimes de retraite, en particulier l’Agirc-Arrco, disposent de 136,9 milliards de réserves. Des réserves qui peuvent être utilisées par l’ensemble du système de retraite, lorsque celui-ci est universel. L’économiste Alfred Sauvy avait coutume de résumer la répartition par la formule : « les retraites de l’année sont payées par les actifs de l’année ». Des groupes particuliers ne peuvent donc pas se revendiquer possesseurs d’une partie des cotisations. Elles sont destinées à tous. On objectera que l’emploi des réserves est une médecine temporaire. A long terme, elles seront épuisées. Mais, à moyen terme, la démographie va aussi changer en facilitant
l’équilibre du système.

D’abord, les dernières générations du baby-boom, celles nées en 1972 partiront à la retraite vers 2034. Les générations suivantes seront rapidement moins nombreuses. Actuellement, la génération 1972 compte 930 000 personnes. La génération 1976, quatre ans plus jeune, n’en compte que 795 000. Plus significativement, l’espérance de vie peut cesser de progresser. L’antienne connue du « si l’on vit plus longtemps, il faut travailler plus longtemps » n’est plus vraiment de mise. Selon l’Insee, entre 1994 et 2011, l’espérance de vie à 65 ans des femmes a progressé de 1,5 mois par an, puis, jusqu’en 2018, de seulement 0,3 mois par an. De même les hommes ont vu leur progression diminuer, passant de 2,3 mois par an durant la première période à 0,8 mois durant la seconde. Or les projections démographiques retenues par le COR sont nettement plus optimistes, tablant, après 65 ans, sur 1 mois de progression annuelle pour les femmes entre 2018 et 2030 et sur 1,7 mois pour les hommes.
Tassement de la croissance de l’espérance de vie

Le tassement de la croissance de l’espérance de vie, voire sa stabilisation (comme aux Etats Unis), n’est pas propre à la France. On l’observe dans de nombreux pays développés dont l’Allemagne et les Pays-Bas. Si l’on s’en tient à l’évolution observée depuis 2011, la progression de l’espérance de vie sera trois fois plus lente que celle prévue par le COR pour les femmes, et deux fois pour les hommes. Grâce aux différentes projections démographiques de l’Insee, dont l’une a été effectuée sans progrès de l’espérance de vie, on peut calculer qu’avec le rythme d’augmentation de l’espérance de vie observé depuis 2011 le nombre de personnes âgées de plus de 65 ans serait de 200 000 au-dessous du chiffre prévu par le COR pour 2025, et de 400 000, pour 2030. A cette date, cela représenterait 2,6 % de personnes en moins, soit 10 milliards de dépenses en moins.

A ces incertitudes s’ajoutent celles de l’évolution de la productivité, de la croissance économique et du chômage. Le COR est d’ailleurs conscient du problème. Il indique dans une annexe de son rapport que la projection effectuée en 2016 prévoyait un déficit de 12 à 14 milliards en 2025, supérieur aux 8 milliards du nouveau rapport de 2019. A trois ans d’intervalle, l’écart entre les projections atteint ainsi 5 milliards. Comme six ans séparent 2019 de 2025, soit deux fois trois ans, il n’est pas exclu que le déficit soit surestimé de deux fois cinq milliards, soit 10 milliards, si les écarts de prévision restent les mêmes, donc que le solde devienne positif.

Tout cela plaide contre l’urgence. Non seulement le déficit actuellement anticipé pour 2025 ne prend de l’amplitude qu’après 2023, mais de plus le degré d’incertitude des projections est tel qu’il est plus prudent de réaliser les ajustements à court terme, autrement dit de désolidariser la réforme paramétrique de la réforme systémique.
Hervé Le Bras (Démographe, spécialiste des migrations, chercheur émérite à l’Institut national d’études démographiques (INED) et historien à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS))