Industrie pharmaceutique

Le Monde.fr : L’AP-HP veut clarifier les relations entre médecins et labos

Mars 2016, par infosecusanté

L’AP-HP veut clarifier les relations entre médecins et labos

LE MONDE

28.03.2016

Par François Béguin, Emeline Cazi et Chloé Hecketsweiler

Une partie des 10 000 médecins de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) présentent des « situations à risques » en raison de leurs conflits d’intérêts. Pour la première fois, alors que la multiplication des scandales sanitaires jette une suspicion accrue sur le monde médical, un document officiel s’alarme des relations dangereuses entre médecins et industriels de la santé au sein du premier groupe hospitalier de France. A lui seul, le financement par les laboratoires des déplacements des médecins de l’AP-HP aux congrès médicaux représente une somme de 30 à 40 millions d’euros par an.

Inédite, l’enquête qu’ont reçue les représentants des médecins de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris dans leur boîte mail, lundi 28 mars, adressée conjointement par le directeur général et le président de la communauté médicale, liste sept mesures pour tenter d’y mettre fin.

« L’AP-HP a beaucoup à perdre à ne pas changer, à fermer les yeux », préviennent les douze personnalités issues du monde universitaire et hospitalier qui ont travaillé sur le sujet pendant près de six mois, à la demande de Martin Hirsch, directeur général de l’AP-HP. Il y avait urgence à traiter la question. Il en va de la crédibilité d’une institution dont les trente-huit établissements concentrent près de la moitié de la recherche clinique du pays et dont la réputation a récemment été entachée par l’affaire Michel Aubier. Ce pneumologue de l’hôpital Bichat, intervenu en avril 2015 devant une commission d’enquête du Sénat sur la pollution atmosphérique, avait omis d’avertir qu’il touchait plusieurs dizaines de milliers d’euros par an du pétrolier Total.

Les scandales sanitaires de ces dernières années – l’affaire du Mediator, celle du sang contaminé – ont aussi changé le regard sur ces liens ambivalents entre médecins, autorités sanitaires, laboratoires et industriels, longtemps considérés comme un non-sujet. « Des écarts ont été tolérés, ils ne doivent plus l’être », insiste le document. « Les rémunérations annexes (du privé, versées aux médecins), parfois opaques et élevées, sont des stimulants suffisamment importants pour que des professionnels se placent, de plein gré ou malgré eux, dans des situations à risque. »

Ce constat, la Cour des comptes le partage très largement. Dans un rapport sur « la prévention des conflits d’intérêts en matière d’expertise sanitaire » publié le 23 mars, la Cour rappelle que « les relations naturellement nombreuses entre l’industrie et les professionnels de santé (...) doivent être transparentes pour prévenir tout risque de mise en cause de l’impartialité du jugement ». Les magistrats faisaient le bilan de la loi Bertrand de décembre 2011, votée en réponse à la crise du Mediator, cet antidiabétique des laboratoires Servier soupçonné d’avoir provoqué la mort de plus d’un millier de patients. Au terme de leur inspection, ils conviennent de certaines avancées, mais notent que le système de santé français comporte toujours « des failles majeures ».

Les occasions pour les hospitaliers de nouer des liens avec les industriels ne manquent pas. Le lobbying des laboratoires commence dès l’université, où les visiteurs médicaux – chargés de la promotion des médicaments – ont pratiquement porte ouverte. Chaque étudiant en rencontre en moyenne sept par mois. Or, le discours des commerciaux a d’autant plus d’impact sur les futurs médecins que le temps consacré en France à l’enseignement de la pharmacologie est « le plus court d’Europe ». Le groupe de travail regrette que « les futurs praticiens soient très insuffisamment informés de l’inefficacité de certains produits dont la France détient le record de prescription » et que les relations des professeurs d’université avec certains laboratoires soient dissimulées, alors même qu’ils « influencent de facto les futurs choix thérapeutiques de leurs étudiants ».

Bien ancré à l’université, l’entrisme de l’industrie échappe à tout contrôle au sein des hôpitaux. L’AP-HP n’a aucune donnée sur le nombre de visites médicales réalisées dans ses services, mais elles ont longtemps été très courantes et sont à l’origine de relations durables entre les praticiens et les « visiteurs ». Preuve de l’importance qu’ils y attachent, les laboratoires y consacraient en 2006 en moyenne 80 % de leurs dépenses de marketing, soit l’équivalent de 8 500 euros par médecin, avait rappelé un rapport du Sénat à l’époque.

La formation continue est l’autre bras armé des laboratoires. Obligatoire, on sait qu’elle est financée en France à hauteur de 98 % par l’industrie pharmaceutique, mais le détail du financement reste opaque. Le groupe de travail de l’AP-HP évalue la « fourchette entre 300 à 600 millions d’euros ». « Changer d’époque » est indispensable, estime la direction de l’AP-HP, même si elle n’a pas les moyens d’accorder à chacun de ses 10 000 médecins un budget annuel de 2 000 à 3 000 euros pour participer aux congrès médicaux. Une réflexion porte sur la mise en place d’une « structure neutre » qui permettrait de conserver l’aide financière des industriels mais couperait tout lien direct avec les médecins.

3 400 demandes officielles de cumul

Le financement des activités de recherche par les labos entraîne aussi des occasions de conflits d’intérêts. Les essais cliniques sont une source de revenu non négligeable pour les médecins, dont l’expertise est rémunérée par des honoraires échappant à tout contrôle. Ils sont aussi une manne pour les services hospitaliers, qui, pour la plupart, ont créé une « association » pour gérer la cagnotte versée par l’industrie. Plus de 400 ont ainsi été dénombrées par l’AP-HP. Pour mettre fin à ce ce système dangereux, une « fondation pour la recherche » devrait à terme centraliser les financements privés et les allouer aux projets sélectionnés par l’hôpital.

Les médecins devenus experts sur le médicament qu’ils ont contribué à développer participent souvent à leur promotion eu publiant dans les revues scientifiques, en conseillant le labo, ou lors de conférences. Impossible d’établir avec exactitude le nombre de praticiens de l’AP-HP concernés par ces activités dites « accessoires » même si certaines vont jusqu’à doubler les salaires des médecins. Le groupe de travail a dénombré, pour 2015, 3 400 demandes officielles de cumul, mais n’a aucune idée du nombre de collaborations effectuées sans le feu vert de la direction. Il propose de soumettre ces activités extérieures à autorisation et de les limiter à « cinq à dix heures » hebdomadaires.

Martin Hirsch l’assume : ce programme n’est pas encore « le grand soir » de l’éthique et de la transparence à l’hôpital. Le directeur général de l’AP-HP veille à ne pas se mettre à dos une communauté médicale très soucieuse de son indépendance, et inquiète que la compétitivité de la recherche clinique soit menacée, selon les propres termes du groupe de travail, « par une politique trop stricte de prévention des conflits d’intérêts ». Mais pour M. Hirsch, l’AP-HP peut faire comprendre aux médecins sceptiques que ces garde-fous sont aussi « un moyen de ne pas être soupçonné et de ne pas avoir à se justifier tout le temps ».

Emeline Cazi
Journaliste au Monde

Chloé Hecketsweiler
Journaliste au Monde

François Béguin
Journaliste au Monde